
J’ai prétendu encore que les enrôlemens faits. s i
prix d’argent l’ont infuffifans , & j’ai dit : puifque
les enrôlemens faits à prix d’argent font infuffifans
pendant une profonde paix, après vingt ans de
paix , & dans un moment où notre population eft
îlorifiante, ils le feront encore davantage pendant
la guerre & %près la première campagne : à cela
on a répondu : ce n€î font pas les moyens employés
pour fair§ les recrues , qu’il faut tout-à fait acculer
de l’ incomplet de l’ armée-, la principale caufe
de cet incomplet , a-t-on ajouté , c’eft l’intérêt
même des régimens. Ces mots, tout-à-fait, font
un aveu remarquable , & la raifon fur-ajoutée eft
faulfe. Les colonels peuvent avoir un intérêt à
ce que leurs régimens ne foient pas complets -,
mais les capitaines n’en ont aucun , ils font inté-
refles au contraire à ce que leurs compagnies
foient nombreufes -, & les officiers fémeürierS ne
font-ils pas intéreftes à faire des hommes de
recrue , eux qui payent une forte amende toutes
les fois qu’ ils n’en font point : cependant ils n’en
font plus -, cependant ils font prefque tous mis ,
chaque année , à ùne forte amende. « L’état du
foldat amélioré par un traitement plus fort , a-t-on
dit ; amélioré par la prefcription des minuties &
de l’arbitraire, de la difcipline -, rendu plus honorable
par de nouvelles lois mieux appropriées au
caraâère de la nation , & par la certitude d’ un
avancement qu’on donnera à ceux qui voudront-
embraffer cette profeffion -, la confidération qu’on
pourra lui rendre pendant qu’il l’exercera , ou
après qu’il l’aura quittée -, les facilités plus :gran-~
des & moins couteufes qu’ on pourra lui donner
pour l’abandonner avant la fin de fon engagement
lorfque fes affaires l’exlgeroient , contribueront
fans doute à une meilleure compôfi-
tion & à procurer des reffources d’hommes plus
abondantes , en décidant à cej é ta t, devenu plus
honnête, une claffe de citoyens que- le fyftcme
a&uel devoit en écarter ». Quels aveux précieux ,
mais fur-tout quelles douces efpérances 1 mon coeur
en eft auffi vivement qu’agréablement ému , mais
mon efprit ne peut croire à cette aflertion , la con-
noiffance du coeur humain 8c la certitude qu’il
fera impoffible à la nation de faire de grands avan-
xages à fes défenfeurs l’en empêchent. Dans les
premiers rnomens où l’armée jouira d’un fort plus
doux , ©n fera , cela n’efi point douteux , quelques
hommes de recrues de plus , & quelques vieux
foldats fe rengageront ; mais bientôt on s^habi-
tuera à ce bien-être , 8c nous nous trouverons
prefque au même point où nous fommes aujourd’hui.
Une nouvelle preuve qu’ on regarde les enrôlemens
faits à prix d’argent comme infuffifans, :
c’eft qu’on fonge déjà à employer d’autres
moyens pendant la guerre -, ce ne fera pas le
fort auquel on recourra, cela eft impoffible; ce
fera donc à la confcription militaire ; mais je
demanderai s’il eft' un feul citoyen qui pùîffi»
permettre à fon fils d’aller fe réunir a des
hommes tels que ceux qui forment aujourd’hui
notre armée. Quel eft le père tendre * quel eft
le frère fenfible qui pourra d’avance ligner une
loi qui contraindra fon fils ou fon frère à aller
vivre 8c lervir avec des hommes ramaffés dans
les égoûts de nos grandes villes , avec des
hommes qui, pour la plupart, l’ont noircis de
vices , & quelques-uns flétris par des crimes?
non, non , cela eft ijnpoflible ; déjà des réclamations
le font fait entendre fur ce mélange
prelque monftrueux, 8c celles-ci ne feront point
les dernières.
Un des grands inconvéniens du recrutement
aéluel, ai-je dit encore , c’eft l’avilifTement dit
nom 8c de l’état de foldat. On ne peut fe le
dillimuler : nos armées font compofées de la
clafle la plus indigente, j’ai failli dire la plus
vile de la nation ; or je demanderai s’il eft
poffible que des citoyens honnêtes aient une
grande confidcration pour des afîociations ainft
compofées ; je demanderai s’ il eft bien poffible
que les membres de ces affociations s’cftimenc
eux-mêmes, & qu’ils aient une grande eftime
pour leurs co-aflociés ; je demanderai fi l’on peut
beaucoup compter fur une armée ainli comppfee;
fi l’on peut efpérer de trouver beaucoup de pa-
triotii’me, 8c peut -être même une valeur bien
confiante dans des hommes ramafles au hafard.,.
dépourvus de toute propriété, & par conféquent
fans patrie. Le pouvoir d’une bonne difcipline
eft grand, mais il ne s’élève point jufqu’à tran£
former de pareils recrues en bons foldats. Il
n’y aura qu’à choifir les recrues avec foin, répondra
t-on peut-être-, quoi,, en ramaffant tout
nous ne pouvons nous completter 1 que fera-ce
donc quand nous choifirons ? à cette objection
on n’a rien répondu , on s’eft contenté d’affi-
miler les avoués à nos foldats aâuels ; on n’a
pas voulu voir la différence immenfe qui devoit
exifter entre un homme choifi par un citoyen
pour le repréfenter, entre an homme dont Je
citoyen répondra , entre un homme qu’il fera
obligé de remplacer s’il déferte ou s’il eft chafTé,
& un homme auquel perfonne ne s’intérefle, 8c
un homme auquel le recruteur ne demande
prefque autre chofe que de rejoindre; les drapeaux.
Oui, j’en ai entendu beaucoup de recruteurs
qu’on blâmoit du peu de foin qu’ils
apportôierit dans le choix de leurs recrues, répondre
avec naïveté , pourvu qu’il joigne le
régiment, le refte m’eft égal. Comment d’ailleurs
a-t-on pu comparer les avoués avec les
hommes de recrue adtùels, après avoir formellement
d it, les citoyens des provinces’ répondant
des avoués par lefqueîs ils fe feroient
repréfenter , ne prendroient que des hommes de
leur canton, que des hommes connus, que
des hammes choifis. Quand on défend une
mauvaife cauffi, il ,ëft bien difficile de ne point
tomber dans des contradi&ions.
On n’a pas dit que nos régimens étoient,
par le recrutement aduel, une efpèce d’école,
ou pour mieux dire de maifon de force dans
laquelle font renfermés beaucoup d’hommes
vicieux qui, s’ils n’étoient point foldats, pour-
roient troubler la fociété : cette raifon. étoit
cependant en apparence bien favorable aux enrôlemens
faits à prix d’argent ; cette raifon étoit peut-
ôtre Une des meilleures à alléguer ; mais on
auroit été encore une fois en contradition avec
l’idje qu’on avoir voulu donner de la bonne
compofition de nos troupes ; mais on a craint
qu’on ne tirât de cet aveu une forte objeâion
contre le recrutement aétuel , & que l’on ne
dît qu’une armée ainfi compofée eft au moins
auffi daùgereufe à ceux qu’elle eft deftinée à
défendre qu’à ceux qu’elle doit combattre. On
n’a pas dit non plus que lès armées de Louis
XIV & de Louis XV n’étoient compofées que
d’hommes enrôlés à prix d’argent, 8c que cependant
elles étoient fouvënt vi&orieufes, &
quelquefois complèttes. J’avois d’avance levé
cette objection, j’avois dit que les armées étoient
complètes après des victoires, mais qu’elles ne
l’étoient point après des défaites, & qu’il fal-
loit dans les momens défafireux recourir à une
véritable & hideufe preffe ; j’ avois fait remarquer
que le nom de foldat étoit encore à cette
époque révéré par la nation ; que les François
étoient animés par le fouvenir de leur gloire ;
qu’ils avoient, fur le métier de la guerre , les
antiques préjugés de leurs pères, & qu’ils ren-
doient leurs défenfeurs heureux en leur accordant
une grande eftime. Je ne difeonviendrai point
que Ifs recrutemens faits à prix d’argent n’ offrent
quelques avantages, qu’ils délivrent, par
exemple , les citoyens de l’inquiétude de ' répondre
des avoués par lefqueîs ils pourroient fe
faire reprélenter, 8c qu’ils ne pèfent réellement
fur aucune partie du royaume, puifqu’ils n’enlèvent
à chaque province que le fuperflu de fa
population ; mais je ne mettrai point, comme
on l’a fait , au rang de leurs afpeds heureux,
la liberté qu’ils laiffent aux citoyens de ne point
payer eux-mêmes l’honorable contribution de leur
l’ang à la patrie. Toutes les fois qu’avec «n peu
d’or on peut s’acquitter’ de fa dette envers l’état,
on finit par fe défintéreffer fur le compte de
l’état-, fes luccès, fes malheurs deviennent une
efpèce de jeu auquel on ne prend guères plus
de part qu’à une loterie ordinaire : en feroit-il
de même fi les armées étoient compofées de
citoyens de toutes les claffes ; telle trahifon
dont nous avons gémi, n’auroit pas été faite;
telle faute qui a fqit couler des flots de fang
frauçois , n’auroit peut-être point été commiie
fi tous les citoyens eu fient été foldats. Pourquoi
faire entrevoir dans un moment où il faut
élever les âmes vers la liberté, pourquoi faire
entrevoir comme un bonheur la peflibilité de fe
rédimer du fervice perfonnel ? peurquoi foup-
çonner que - les citoyens pourroient regarder
comme un attentat à leur liberté la néceffité
où ils feroient de fe vouer en perfonne à
la défenfe de la patrie? pourquoi dans un moment
où l’on cherche à ne faire qu’une feule
contrée de toutes les provinces de l’empire
françois, faire entrevoir qu’ il eft des provinces
qui par leur éloignement paroiflent des provinces
étrangères : fi tel étoit l’effet des enrôlemens
faits à prix d’argent, il faudroit fe hâter
de les profsrire, de les bannir pour jamais :
mais nous- n’avons pas befoin de les calomnier
pour les détruire, les trois dernières obferva-
tions que .nous allons préfenter détermineront
tous les vrais amis de la liberté à en demander
la deftru&ion. O u i, pendant que nous employons
le recrutement à prix d’argent, n’ef-
pérons point jouir, fans orage de cette liberté
dont nous fommes avec raifon fi fiers & fi jaloux.
Des hommes qui ne feront ni citoyens,
ni propriétaires, creiront n’avoir jamais à porter
qu’un feul fardeau ; & ils préféreront une efpérancç
même incertaine à la liberté dont ils ne fendront,
dont ils ne connoitront point le prix. Une armée
mal compofée fera toujours une armée vénale*
Comment n’a-t-on pas vu encore qu’en employant
les enrôlemens faits à prix d’argent,
nous laiffons entre les mains du . pouvoir exécutif
un moyen facile d’ augmenter l’armée fans
que la nation puifle s’en apercevoir. Quelles
conféquences effrayantes un pareil moyen ne
pourroit - il pas avoir entre les mains de rai-
niftres qui, abufant de leur autorité fur le
monarque , auroient formé le projet de lui faire
refufer fa fandion à une loi qui leur déplairoit?
Comment n’a-t-on, pas vu auffi que cette efpèce
de recrutement donne au pouvoir exécutif la
facilité de lever dans tous les pays qui nous
environnent des foldats qui n’étant point françois
ont des intérêts bien différens des nôtres?
Une autre obfervation importante eft celle-ci ;
elle eut dû frapper les miniftres. Quand vous
voudrez faire la guerre , il vous faudra une
fomme d’argent très-confidérable pour porter votre
armée fur le pied de guerre ; il vous faudra
envoyer dans toutes les parties du royaume des
officiers & des bas - officiers qui vous feroient
très néceffaires à leurs drapeaux : en renonçant
à cette manière d’alimenter l’armée, vous n’auriez
eu qu’un mot à dire, & cent mille hommes
feroient fortis de la terre tous armés : véritablement
on ne peut concevoir comment on
peut s’aveugler ainfi dans fon propre intérêt.
Il eft enfin une dernière confidération qui
Bba