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que le vôtre. S’ils s’indignoient de ma liberté-:
pourquoi, leur dirois-je, voulez-vous que j’ef-
time une profpérité que mille accidens doivent
déranger , te qui ne tient qu’à des circonftances
qui ne-peuvent fubfifter ? Sans me lailîer éblouir
par la puiftàn.ce des Carthaginois , j’attendrai,
pour juger de leur profpérité, qu’ils me faffent
voir .comment ils réfuteront aux entreprifes de
'leurs propres armées,.fi elles ont affez de courage
pour fe mutiner &_fe révolter i j’attendrai
quJils aient affaire à un ennemi brave, pauvre
Jk exercé à la guerre.
Si cette république a acquis de . grandes provinces
, apparemment que les vaincus étoient
encore moins braves & moins difciplinés que,
-fcs mercenaires ; fi elle domine fur Tes voifins ,
fans doute qu’elle,a commencé par leur communiquer
fes vices. Entre des peuples également
vicieux , je ne fuis pas étonné que celui qui
peut acheter des foldais , ait la fupériorité j mais
n’en concluez pas qu’il fe gouverne fagement :
il eft perdu , fi un de fes voifins Te corrige de
quelques-uns de fes défauts. Miférable république
3 qui ne réaflit & ne fe Contient que par
l’imbéc llité te la corruption de Tes voifins & de
fes ennemis Au lieu de ne confulter que les
befoins effentiels de la fociété, & de ne chercher
que ce qui doit la rendre heureufe dans
toutes les circonftances & dans tous les tems ,
l’imprudente politique fe laiffë féduire par des
fuécès paflagers 5 elle ne s’eft prefque jamais
fait que de fauffes règles , te de-là ces révolutions
dont tant de peuples ont été te feront encore
les victimes. Jufqu’à préfent , les richeffes
qui corrompent les moeurs, ont toujours été le
,Dutin du courage te de ia difcipline.
On eft donc bien éloigné des vrais principes
de la polirique ; l ’hiftoire de la Gr,éce, & ce
qu’on raponte des révolutions arrivées dans les
Etats qui partageoient autrefois TAfie 3 ne
prouve que trop la vérité de la doétrine que l’on
Vient de développer. Accoutumé à entendre
dire perpétuellement que l’argent eft le nerf de
la guerre , on a de la peine- à comprendre qu’elle
puiiïe fe faire Tans occafionner dé grandes dé-
penfes^ & on^efte convaincu que c'eft la pauvreté
qui met dansl’impüiffance d’avoir une.flotte
& de foudoyer une aimée-
Mais çes belles maximes a inventées par l’avarice
3 te qu’on entend répéter aujourd’hui par
habitude , on ne Jes auroit pas entendu quand
les premiers Grecs vainquirent les Perfes à Marathon
& à Salamine. Regardant alors l,a tempérance
, l’amour de la gloire & du travail 3 le :
courage & la difcipline comme le nerf de la ;
guerre te de la paix , ils méprifoient l ’argent.,
& il leur étoit inutile.; ils étoient pauvres , te
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ils eurent une flotte nombreufe pour combattre
Xercès j ils la conftruifirent de la charpente de
leurs maifons j ils ne payoient point leurs fol-
dats-citoyens, te ils eurent une nombreufe armée
de héros.
Ce n’eft point la pauvreté qui empêche d’avoir
une flotte te une armée j n’en accufez au contraire
que les richeffes , qui, en s’augmentant ,
ont infpiré à une partie des citoyens cette avarice
baffe &fordide qui n’ofejouir, & livre le
refte à la volupté , qui ne facrifiera jamais fon
luxe te fos plaifirs aux befoins de la république.
Les reffources de la vertu font infinies } plus on
les emploie, plus elles fe multiplient. Quel-
qu’immenfes que foient les richeffes , elles s’é-
puifent. L’amour de la gloire produit des prodiges
, parce qu’ri remue de grandes âmes ;
l’amour de l’argent ne produit rien que de bas,
parce qu’il ne frappe que des âmes baffes. Si
l’argent étoit auffi puiffantque ledifent les Athéniens
, que n’achètent- ils un Miltiade , un Thé-
miftocle , un Ariftide , des magiftrats 3 des citoyens
, des héros ?
Quand Athènes , fous la régence de Périclès,
fe fut enrichie des dépouilles des vaincus te
des tributs levés fur fes alliés , il y eut un inftant
où la république parut avoir acquis un nouveau
degré de puiffance & de force : fes nouvelles
richeffes n’ayant pas encore eu le tems de détruire
fes anciennes moeurs , on les employa, gé-
néreufement à conftruire des vaiffeaux & a acheter
l’amitié de quelques peuples qui commen-
çoient à la vendre, & elle parut l’arbitre de la
Grèce. Les magiftrats 3 trompés par cette apparence
de profpérité, crurent fans doute que les
mêmes vertus qui honoroient notre pauvreté,
& que notre pauvreté feule foutenoit 3 feroient
encore les économes & les difpenfatrices de nos
richeffes > ils penfèrent donc que la république
ne pourvoit jamais être trop riche : erreur grofi
fière. I/or te l’argent 3 en rendant avares les
Athéniens , éteignirent bientôt chez eux les fen-
timens de l’honneur Se de la générofité , te les
livrèrent à tous les vices , en leur faifant aimer
le luxe. L’argent devint alors le nerf de la
guerre & de Ja paix , parce que les Athéniens
vendirent à la patrie les fervices qu’elle rece-
voit autrefois Tans falarre. A quoi ferv rent alors
ces richeffes dangereufes ? plus on en acquit,
plus les moeu.s fe dépravèrent ; on avoit beau
s’enrichir , la cupidité étoit toujours plus grande
que la fortune. Les Athéniens , plus appauvris
par leurs befoins qu’enrichis par leurs rapines
& leurs injuftioes 3 la république fut pauvre , te
éprouva tous les inconvéniens de la pauvreté ,
parce que fes citoyens avoiens -tous Jes vices de
la richeffe.
Faites rougir de leur abfurdité ces politiques
infenfés,
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infenfés, q u i, pour rendre quelque vigueur à
la république expirante , voudroient y attirer
tout l’or te tout l’argent du monde entier. Les
aveugles ! ils entreprennent de raffafier à force
d’argent des pallions infatiables. Les fondateurs
de la république 3 avec dix talens , étoient riches
> avec deux cent mille , leurs enfans fe
trouvent pauvres j donnez-leur-en encore deux
mille i & ils fe croiront encore plus pauvres
qu’ils ne le font encore aujourd’hui. On en eft
venu au point de confondre le luxe & le fafte
des riches avec la profpérité de la république :
leur fortune domeftique qu’il faut ménager 3
leurs p’aifîrs qu’il’ ne faut pas troubler : voilà
les objets ridicules que la "politique 3 déformais
impuiffante 3 eft obligée de regarder comme* les
vrais befoins de l’Etat : augmentez la corruption
avec vos richeffes , & vos maux deviendront
encore plus accablans.
La nature n’ a point fait les hommes pour
pofféder des tréfors : pourquoi des riches ? pourquoi
des pauvres ? ne naiffons-nous pas tous avec
les mêmes befoins •? Elle répand fes bienfaits
avec une libérale économie j ufons-en avec-la
même fageffe. La loi qui permet qu’ il fe forme
de grandes fortunes dans une république , condamne
une foule de miférables à languir dans
l’indigence , te la cité n’eft plus qu’un repaire
de tyrans te d’eslaves , jaloux te ennemis les
uns des autres .* efiayer d’y faire germer les vertus
qui. font le bonheur te la force de la fo-
ciéte 3 c’eft le comble de la folie. Voilà cependant
ce que tentent les politiques avides d’or &
d’argent $ ils jettent des femences d'avarice , de
volupté 3 de molleffe , d’ injuftice, .de fraude ,
de haine , Sec. & ils s’attendent à en voir naître
la juftice3 la tempérance3 le courage, la généralité
te la concorde..
On ne ceffe de répéter que l’argent eft nécef-
faire pour faire une longue guerre, ou ia porter
loin de fon territoire 5 te voilà encore ce
qui prouve combien les richeffes font dangereuses.
Pourquoi defirer pouvoir étendre & perpétuer
le fléau le plus rédoutable de l’humanité ?
Tant que la Grèce fut pauvre 3 les guerres de
fes républiques furent courtes., dès qu’elle fe
fut enrichie-, les guerres ont été affez longues
pour allumer des haines éternelles , & rompre
tous1, les liens de cette alliance qui faifait fa
sûreté au-dedans & au-dehors. Si Lycurgue avoit
raifon de dire aux Spartiates : voulez-vous être
toujours libres &: refpeétés , foyez toujours pauvres
, te 11e tentez jamais de faire des couquê-
tes. On demandera de quelle utilité peuvent être
ces entreprifes qu’on fait loin de fon territoire.
Que vos moeurs te vos befoins foient fimples,
te par-tout la terre vous fournira une fubfiftance
abondante. Quels tréfors avoientr les Scythes,
quand ils partirent de leurs forêts pour faire la
jlrt Milit. Suppl. Tome 1 F".
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conquête de la Syrie ‘ï Un arc , des flèches, des
javelots, un grand courage , voilà tout ce qu’ils
poffëdoient. Contentez - vous donc d’avoir du
courage., de la difcipline te des moeurs. Dans
une république vertueufe, des magiftrats fenfés
ne penferont jamais que fa vertu 11e lui fuffifô
pas î foyez fur que les citoyens ne feront jamais
contens de leur pauvreté quand l’Etat amaffsra
des5 richeffes. Suivant qre la politique s’occupe
plus ou moins de tréfors, d’argent, de richeffes ,
la république .eft plus ou moins éloignée du
moment de fa ruine.
GRACES. On définit une grâce j faveur que
l’on accorde à quelqu’un fans y être obligé 11
fembleroit que cette définition ne devroit pas
convenir aux grâces accordées aux militaires pour
de belles a étions j car la patrie reconnoiffante
qui récompenfe le dévoûment d’un de fes enfans,
& qui lui accorde une grâce, eft véritablement
"obligée à cet a été, qui doit être regardé comme
une juftice. Àinfi, Maximilien n’infpiroit point
de reconnbiffance , parce qu’il accordoit tout
ce qu’on lui demandoit, te qu’il cherchoit bien
moins à rendre juftice qu’à ne pas refufer. Auffi
pour rendre lés grâces précieufés , ne faut-il
jamais ni les retarder ni les faire folliciter 5 mais
d’un autre côté , faut-il être extrêmement difficile
à en accorder. Dix mille livres de'rente,
difoit Turenne j. accordées, à un officier fans
aucun mérite, ne le rendent ni plus brave, ni
plus éclairé , ni plus, capable de commander j
mais ces fortes de grâces mal appliquées, déshonorent
le prince qui les donne , & abattent le
coeur te le courage de ceux qui en font privés,
quand ils en font véritablement dignes. La dif-
fieuîté qu’on doit met.re à accorder des grâces,
fembleroit nécefliter Tétabliffement des principes
, d’après lefquels on feroit en droit d’en
folliciter ou d’en accorder. Ces principes fervi-
roient de boucliers aux miniftres te aux autres
perfonnes chargées de cette diftribution, pour
les défendre des demandes injuftes; te combien
n’eft il. pas important qu’ils s’en défendent ! pour
une grâce contre règle te raifon, que le miniftre
accorde à fes prorégés perfonnels te véritables ,
il eft obligé d’en accorder vingt aux protégé*
de fes proteéfeurs, te des perfonnes auxquelles
il n’a rien à refufer. Alors quand on le preffe,
il n’a rien a répondre j s’il refufe aux uns ce qu’il
accorde aux autres, il fe fait des tracafferies
abominables. Un homme fage en entrant en place,
doit s’arranger bien plus pour pouvoir refufer
fans fe faire beaucoup de to r t, que pour pouvoir
tout accorder à la fantaifîe. Car il eft bien fur
qu’il n’en viendra pas à bout 3 mais il faut refufer
toujours fans humeur, & recevoir même avec
douceur les demandes les plus déraifonnables,
Se furtout ne jamais promettre ce qu’on n’eft pas-
fur de pouvoir tenir.
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