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caraélère chaud & ardent emporte un homme hors
de fon afiiète} & lui fait dire ou faire mille
chofes inconfiderées, qui le jettent enfuite dans
des dangers & des embarras inextricables.
Il eft bien dangereux de fe laiffer gouverner ,
& cette foibleffe devient fatale tôt ou tard à celui
qui s'y livre ; indépendamment des mauvais con-
feils auxquels elle expofe, elle rend odieux l'homme
en place , & éloigne de lui les hommes de
mérite : on ne rifque point d’être trompé dans le
choix de fes amis ou de fes confidens quand on
s’en rapporte à l’opinion publique 5 l’ellime &
i’affeétion publiques ne s’accordent guère qu’au
mérite ; mafe un général , comme un fouverain,
eft entouré d’une foule d’hommes qui ont intérêt,
pour leur crédit ou leur fortune , à le tenir dans
l’ignorance de ce qu’il lui importe de favoir , &
qui éloignent de lui avec grand foin le moindre
rayon de lumière. Ce prifonnier titré emploie tel
ou tel homme 3 non pas à caufe de la connoiffance
qu’il a de fes talens, mais parce qu’il lui eft recommandé
par quelques favoris ignorans & peut-
être fripons. Si 3 en dépit du hazard & de cette
troupe de mal-intentionnés , un officier intelligent
remporte quelqu’avantage , tout eft en rumeur :
©n diminue fes fuccès , on critique, on calomnie
fa conduite , jufqu’à ce qu il fuccombe enfin fous
les traits envenimés de la jaloufie.
Quiconque eft fous les ordres du chef d’une
armée 3 doit avoir part à fa bonté , furtout le !
pauvre foldat & les pauvres fubalternes, qui fou-
vent n’ont que leur paye pour vivre , & à qui
la moindre perte eft un malheur réel. Le général
devroit toujours avoir une lifte des officiers les
moins aifés 3 & ne laiffer échapper aucune occa-
lion de leur donner des gratifications. Il doit veiller
avec la plus grande attention à l’entretien des
hôpitaux i il feroit bien d’en donner l’infpeétion
particulière à quelqu’officier-général d’un défin-
tereffement & d’une humanité bien reconnus.
Un général ne doit pas s’enfermer comme un ful-
tan j & ne fe montrer que dans les jours d’éclat 3
fe pavanant dans la pompe & l’appareil de fa grandeur
j il devroit tous les jours , s’il eft poflible ,
fe montrer fur le front de la ligne 3 accompagné
feulementd’un ou deux aides-de-camp, & s’arrêter
à la tête de chaque régiment, s’informer de
l’état de ce corps , non pas fur la toilette du foldat
3 mais s’il eft bien pourvu de pain & des autres
denrées j fi elles font de la meilleure qualité, &c.
& s’il trouve la moindre prévarication fur cet article
, rechercher les auteurs du délit avec la plus
grande rigueur, foit officier-fournifTeur ou chef5
faire rendre gorge aux fripons & pendre le muni-
tionaire , ou cafter l’officier fans rémiflïon ; il eft
certain que la bonté produit l’attachement : le
pauvre foldat eft, de toutes les efpèces d’hommes,
le plus fenfible au bienfait 5 il reconnoît au centuple
la bonté que fes fupérieurs lui marquent : il
eft 4 u. devoir & de l’intérêt d’un général d’êçre
p h i
bon . jufte & humain pour tous ceux qui font i
fes ordres, 8c furtout pour le pauvre foldat.
\ « . I I .
D e s p a jfto n s que le g én é ra l d o i t c h e r c h e r h exciter
d a n s f o n a rm é e .
Mon objet, dit notre auteur, n’eft pas de dif-
: cuter en métaphysicien le nombre & l'efpèce des
paillons ; il me fuffic d'en tracer la fource 8c le
; cours , & d'indiquer les moyens qui fe nblent les I
plus propres à les produire , à les exciter ou à les
calmer J & les retenir fuivant les circonftances
de façon qu'un général adroit à manier les refforts
de 1 aiae . puiffe toujours maîtrifer à fon gré l'ef-
prit des troupes qui font à fes ordres.
Un homme riche 8c puiflant, placé dans les
premiers rangs de l'ordte focial, & trouvant fes
befoins fatisfaits 8c prévenus . n'a pas le tems de
fleurer j toute activité , tout principe de mouvement
eft étouffé chez lui; fon attention fe porte
a varier lès plaifirs phyfiques ou à fe procurer quelques
divertiffemens peu nobles, tels que la chaffe,
le jeu ou la table, . V
Un coeur affaiffé dans la mifere n'eft pas en état
de concevoir les fentimens de gloire, d'ambition
d'honneur : le courage i c l'héroïCne n'aflsffcnt
point celui qui languit dans l'indigence 5 ceis befoins
de l'opinion ne tourmentenr que les hommes
réellement au deffus des befoins, & qui feuls
peuvent concevoir un défit de fupériorité.
Le plus haut degré de l'aétivité fociaie fe rencontre^
donc dans les ctaffes intermédiaires de la
fociété, dans cet ordre de médiocrité qui fe trouve
. entre la détreffe & l'abondance.
Le général Lloyd remarque avec raifon qu'il y
a dans l'homme un principe d'aétion qui ne fe
trouve pas chez les autres animaux , & qu'il regarde
comme le ligne caraiftériftique de notre ef-
pèce > c eft cet amour de la prééminence & de la
fupériorité .qui fe trouve plus ou moins chez tous
les hommes, & qui ne varie que dans fes moyens
& fon application.aux diffétens états de la vie.
Il eft fût que nous délirons la fupériorité plutôt
lur les hommes que fur les femmes , quoique cel-
les-ci foient cependant plus en état de nous pro- J
curer des plaifirs. . . . r
A mefure que la condition de l'homme s'élève
dans h fociété, fon amour pour les diftinétions
s accroît. Dès qu'un homme eft au deffus du be-
a ! “ chercl,e à s'avancer dans la fphère où il
eft placé ; & quand il a atteint ce but, il fonge à
paflèr dans une claffe fupérieure, & toujours ainfi,
jufqu'au terme de fa carrière.
Faites-entrevoir aux hommes l'efpoir de fatis-
faire ce defir d'avancement, & vous aurez faifi un
des plus grands moyens qu'on puiffe employer
pour conduire des fuborddnnés : cet amour de la
prééminence varie dans fon objet & dans fes
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moyens, fuivant la différente pofition des hommes.
Si vous voulez augmenter leur activité , il
faut leur propofer des objets analogues à leur
fituation : l’ambition d’un marchand n’eft pas celle
d’un foldat, d’un prêtre ou d’un philofophe , &
c’ eft cette variété de defirs qui imprime un caractère
propre à chaque claffe de la fociété.
Le général Lloyd confeille au général de faire
peu d’ufage de la crainte machinale. Quand le foldat^
dit-il, eft ou croit être dans un danger dé-
fefpéré , il n’y a rien qu’on en doive attendre :
placé entre la mort & la viétoire, c’eft un héros $
rnaisfi vous lelaiffez long-tems expofé à un grand
danger, & qu'il voie un moyen de s’y fouftraire ,
il s’enfuira , parce que l’idée du danger préfent
agit plus fortement fur fon efprit, qu’une punition
éloignée à laquelle il efpère d’échapper: ae plus,
un grand corps de troupes n’eft pas même fufcep-
tible de cette crainte , car on ne peut punir tous
les fôldats , & chacun efpère qu’il fera fauvé. La
crainte ne peut donc être confidérée comme un
puiffant mobile que dans le cas feul du~défefpoir,
au lieu que le defir de fatisfaire des befoins réels
ou de fe procurer des plaifirs eft un principe d’action
toujours fubfiftant. On ne fauroit allez s’étonner
que ce fyftème fi vrai foit contrarié par la
pratique générale : on fuppofe que la crainte eft
le feul mobile du foldat, comme s’il étoit un animal
d’une autre nature que ceux qui le dépriment
ainfi, _& qui feroient fûrement bien fâchés qu'on
les crût eux-mêmes fufceptibles d'être animés par
un tel motif.
Dans nos armées, le foldat eft réellement réduit
à la condition des animaux : comme eux, on
ne les met en aétion que par la crainte corporelle
& les befoins phyfiques , comme s’il étoit entièrement
privé des afreétions fociales. On demande
s’il eft donc néceffaire de l’avilir ainfi. Non affu-
rément : chaque homme a reçu de la Nature des
paffions dont l’ardeur, dans la pourfuite de leur
objet, peut être excitée ou ralentie par fa fituation
dans la fociété. Dès qu’il eft libre de crainte
& de befoin , il eft dans fa nature de chercher le
plaifir $ c’eft un defir qui agite tous les hommes
de toutes les cl a fies fans exception j il n’y en a
donc aucun qui, par un motif ou par un autre ,
ne puiffe être excité à faire de grandes chofes fi
fa pofition dans la fociété le lui rend praticable.
Autant le général Lloyd a blâmé l’ufage de la
crainte machinale, comme reffort militaire, autant
il approuve celui de l’honneur & de la honte.
Quand cette paflïon de l’honneur & la crainte
de la honte font vivement imprimées dans le coeur
humain , elles y agiffent plus fortement que la
crainte de la mort, & elles produifent tout ce
qu’il y a de grand & d’héroïque au monde j
plus la claffe où fe trouve un homme eft élevée,
plus il tient lui-même au rang diftingué, & plus
il fera d’efforts pour mériter l’eftime publique. Un
artifan, caché dans fon obfcuritéj s’embarraffe
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peu de l’honneur & de la honte : le defir d’agir
fur l’opinion des hommes lui manque avec les
moyens. Dépourvu de ces rapports moraux de fo-
ciabilité, fon caractère fe déprave dans un ifolement
fauvage ; il fe dégrade jufqu’à l’animalité : voilà
ce qui fait que la nobleffe en général fe montre
plus fufceptible, plus délicate fur ce qui concerne
fon honneur : au lieu donc d’avilir, comme on faic
aujourd’hui , l’état du foldat, il faudroit par tous
les .moyens poflibles, élever fon ame & exciter
fes principes.
L'auteur remarque, avec raifon, qu’il y a des
légiflations dont l’effet eft d'exalter l'honneur &
la vertu, & d’autres qui ne tendent qu’à en étouffer
les germes : il eft rare , dit-il, de rencontrer
de grandes vertus dans les monarchies dont le fouverain
eft foible & indolent, parce que la vertu
n’y eft pas toujours le meilleur moyen pour obtenir
la faveur du prince, & que le peuple, dont le
fuffrage feroit le plus puiffant encouragement aux
grandes a étions, eft, dans ce gouvernement, fans
nom & fans influence : le prince y eft tout, & le
refte n’eft rien j c’eft à lui qu’il faut plaire, 8c
fouvent on ne lui plaît que par des talens puérils
ou même par des moyens qui ne peuvent s’accorder
avec l’honneur & la vertu.
’’Comme la principale confédération eft donnée
aux militaires, ceux qui compofent cet ordre,
craindroient de la perdre par quelqu’aétion indigne
: mais comme les grands emplois & les charges
confidérables font particuliérement attribués
à la nobleffe, elle n’attend ces grandes récompenfes
& la faveur du prince que de fes liaifons avec les
miniftres & les favoris, & nullement de fon propre
mérite j de forte que, dans la première claffe
comme dans les inférieures, tout germe de grandes
vertus ou de grands talens eft étouffé ; dans les
uns, par la certitude de tout obtenir fans rien mériter
j dans les autres, par le défefpoir de tout
mériter fans rien obtenir.
L’auteur, remarquant enfuite qu’il n’y a dans
chaque fociété que peu de perfonnes qui puif-
fent atteindre à cette fupériorité de rang, &r qu’il
y a beaucoup d’hommes qui n’ont d“autres motifs
de leurs a étions que la crainte & les befoins phyfiques
-, conclut qu’il faut chercher quelque principe
plus général, quf agiffe fur toutes les claffes
& fur tous les individus de la fociété : il jette
donc d’abord les yeux fur l’amour des richeffes.
A mefure, dit-il, que la cowfidération fe tourne
vers les richeffes dans un pays, l’honneur & la
vertu perdent leur crédit, & riniffent par difpa-
roître entièrement 5 Cependant, comme on ne peut
pas faire les hommes à fon gré, qu’on doit les
prendre comme ils font, il faut employer le motif
qui eft analogue à leurs idées de bonheur & de
plaifir, de façon qu’on puiffe par-là s’affurer de
leur foumiffion & les porter aux entreprifes pénibles
& périlleufes auxquelles l’état de foldat
eft particuliérement expofé. Puifque, dans nos