Le feul quadrupède qu’on ait apperçu eft le
chien domeftique : il eft, comme à Tchinkitané &
dans beaucoup d’autres endroits de cette cô te , de
la race de notre chien de berger.
Il eft difficile de fe former une idée de la population
de Cïoâli-Bay & des terres qui avoifînent le
canal de Cox. Les naturels, difleminés fur cette
partie décotes, femblent ne former qu’une même
tribu, compofée de plusieurs familles, dont chacune
a fon chef particulier. Le plus grand nombre
d’individus que les Français aient vus raffemblés
à la fois dans 1 anfè où le marché étoit établi, ne
s’eft jamais élevé à plus de deux cents, de tout âge
& de tout fexe. Mais en comprenant les côtes de
la baie, la portion de la côte de la grande île qui,
du côté du fud, forme la baie & ie détroit, & Te
prolonge à deux ou trois iieues dans l ’e ft, la population
entièVe peut être évaluée à quatre cents
individus.
La ftature des naturels qui habitent les environs
de la baie & du canal ne diffère pas fenftblement
de celle des Européens : ils font mieux proportionnés,
mieux deilînés que les Tchinkitaniens, &
n’ont pas ce caractère fombre & farouche, qui eft
le caractère du vifage de ceux-ci : leur phyuono-
mie eft à peu près celle des peuples d’Europe}
leur peau paroît brune j mais s’ils étoient décraf-
fés & qu’ ils s’expofaffent moins au grand air & à
l’intempérie des faifons, leur couleur ne différe-
roit pas de la nôtre j car on en a remarqué plu-
fteurs fur lefquels ces caufes fans doute avoient
moins a g i, dont le teint étoit moins bruni que
celui des habitans de nos campagnes. Leurs chev
eu x , beaux & noirs, ne'font pas, comme ceux
des naturels de Tchinkitané, couverts d’ocre, de
duvet d’oifeaux & de toutes les ordures que la
négligence y laifle s’ amaffer. Leurs yeux font
grands & v ifs , au contraire de ceux des Tchin-
kitaniens, qui font petits, éteints & chaflieux. Ils
diffèrent encore de ce dernier peuple, en ce qu'ils ,
ne fe barbouillent point le vifage de rouge & de •
noir : ils ne font pas abfolument exempts de ver- ;
mine, car elle fourmilloit dans les vieux manteaux
que l’on reçut d’eux. Nous les trouverons cependant
bien fales encore fi nous les comparons aux
habitans desîles de Mendoza.
Plufieurs d’entr’eux avoient le vifage gravé de
petite vérole y mais ils la doivent à leur communication
avec les Européens, qui femble devoir
être plus ancienne qu’on ne le pènfe. Quant à
l’autre maladie de même nom, elle eft auffî connue
chez ces infulaires. On n’a pas remarqué qu’ils
euffent le corps tatoué.
On ignore quel é to it, avant leur communica- ]
tion avec les Européens, l’habillement p rimitif, :
le coftume propre de ces infulaires : on voit feu- j
lement que ces Américains ont fubftitué au man- !
teau de fourrures dont aujourd’huijls font trafic, !
& dont ils fe couvroient autrefois, les veftes, les j
redingotes, les culottes : quelques-uns même !
portent un chapeau, des bas & des fouliers : ils
ne négligent cependant pas les ornemens dont
ont coutume de fe parer les peuplades de la côte
NORD-OUEST de L'Amérique. Ceux qui n’ont pas
encore adopté la coiffure d'Europe, ont le chapeau
de joncs trêffés en forme de cône tronqué,
évafé, & un peu retrouffé par la bafe.
Les femmès de Çloak-Bay font moins laides
que celles de Tchinkitané y mais elles font encore
loin d’être jolies : cependant elles font blanches.
Leurs traits n’ont rien de dur > quelques-unes
s font mal-propres à l’excès. Leurs vêtemens font
des peaux d’animaux mal tannées , qu’elles ne
lavent jamais, & dont l'odeur fe fait fentir au
loin : elles ajoutent à une laideur naturelle par
l’ufage de cet ornement qui s’enchâfi’e dans la lèvre
inférieure* & dont on a donné la defcription
ci-deflus : il a des proportions plus grandes encore
que celui des Tchinkitaniennes. Les jeunes Américaines
évitent de fe parer de ce prétendu ornement,
& elles ne feroient pas^dépourvues de
charmes fi en général une mal-propreté dégoûtante
ne les rendoit inacceflïbles. Lorfque leurs
joues étoient décraffées, & qu’on y découvroit
l ’incarnat qui étoit naturel , les Français commencèrent
par les trouver palfables, & finirent
par les trouver jolies. Les hommes & les vieilles
femmes qui offi oient de jeunes filles comme objets
de commerce, avoient grand foin de faire
remarquer que leur lèvre inférieure n’étoit pas
incifée.
Les naturels de cette partie feptentrionale des
îles de la Reine-Charlotte font inconteftable-
ment doués d’une grande adrefie & d’une grande
intelligence. Nous en allons donner pour preuves
la folidité, la diftribution de leurs habitations,
ainfi que la conftruêtion de leurs pirogues & de
leurs meubles.
Si nous revenons fur ces îles de la Reine-
Charlotte & particuliérement fur celle de deux
tiers d,e mille de long fur un tiers de large , & qui
divife en deux bras le canal ou détroit de Cox y
nous dirons que nos Français y apperçurent des
palifiades qu’ ils furent curieux d’examiner de près.
On jugea, d’après l’examen, que ce monument
étoit le produit des arts de Y Amérique occidentale
du nord. Les bois portoient l’empreinte du tems
& de la vétufté, & ce témoin, auquel on n’a rien
à obje&er, ne permit, pas de fuppofer que cette
conftruétion fût moderne ou l’ouvrage des Européens.
On y remarqua plufieurs caiffes fans cou-
.vercle, qui font l’office d'un tambour, dont les
Américains tirent du fon en frappant avec le poing
contre les parois extérieures. Mais ce qui attira
principalement l’attention des Français, ce furent
deux tableaux, dont chacun, long de huit ou neuf
pieds fur éinq de hauteur, n’étoit compofé que
de deux planches aflemblées. On voyoit repréfen-
tées fur un de ces tableaux, en couleurs affez
vives, en rouge, en noir, en vert, les différentes
parties du corps humain, peintes féparément. Le
fécond tableau paroiffoit une copie du premier.
Les naturels firent entendre que les tableaux s’ap-
peloient caniak dans leur langue. On peut y recon-
noïtre ces peintures, ces grands tableaux du
Mexique, dont les hiftoriens efpagnols nous ont
tranfmis les defcriptions & les deflins î en forte
que les peuplades qui habitent les îles qui dans
ce moment fixent notre attention, pourroient bien
n’avoir pas été dans tous les tems auffî étrangères
aux Mexicains, qu’elles le font devenues depuis la
deftruétion de cet Empire.
D’après l’examen qui fut fait de l’efpèce de redoute
où font dépofés ces deux monumens d’un
tems ancien, on n’a pas penfé que le but des in-
fulaires ait été de fe ménager une retraite en cas
d’attaque : on jugea au contraire que c’étoit
plutôt un lieu confacré à des cérémonies religieu-
fes ou à des divertiffemens publies, & peut-être
à l’un & à l’autre ufage.
Enfuite en vifitant deux habitations fituées fur
la même partie de la cô te , on reconnut que leur
forme étoit celle d’un parallélogramme régulier, de
quarante-cinq à cinquante pieds de face fur trente- \
cinq de profondeur. Six , huit ou dix arbres plantés
en terre fur chaque face forment l’enceinte
d’une habitation , & font liés entr’eux par des
madriers de dix pouces de largeur & de trois ou
quatre pouces d’épaiffeur, qui font folidement
alfemblés fur les pieux à tenons & à mortaifes.Les
parois, hautes de fix ou fept pieds, font furmon- :
tées d’un comble dont le fommet eft élevé de dix
à douze pieds au deflus du fol ; ces parois & la
toiture font revêtues.de planches à petit joint, :
dont chacune a environ deux pieds de largeur. Au
milieu du faîte eft pratiquée une large ouverture
carrée, qui donne à la fois entrée à la lumière &
iflue à la fumée. On voit auffî quelques petites fenêtres
ouvertes fur les côtés.. Çes maifons font à
deux étages : le fécond ou premier eft fo u f terre,
& fon plafond eft au niveau du fol : on y defcend
par trois ou quatre marches. On apprit aux Français
que cet étage fouterrain étoit l’habitation
d’hiver.
La porte d’entrée de cet édifice mérite une defcription
particulière : cette porte, dont le feuil
eft élevé d’un pied & demi au deffus du fol, eft de
figure elliptique j le grand diamètre, qui donne la
hauteur de l’ ouverture, n’a pas plus de trois pieds,
& le petit diamètre ou la largeur n’en a que deux.
Cette ouverture eft pratiquée dans un tronc d’ arbre
qui s’élève perpendiculairement au milieu
d’une des faces de la maifon, & en occupe toute
la hauteur : elle imite la forme d’une bouche béante y
elle eft fyrmontée d’ un nèz crochu d’environ deux
pieds de long , proportionné, pour la groffeur, au
vifage monftrueux auquel il appartient. On pour-
roit donc croire que, dans la langue de Vile du
nord, qui fait partie de celles de la Reine-Cha;r-
iotte , la porte de la maifon doit s’appeler bonche;
& fi nous voulions remonter jufqu’aux anciens
Romains, nous trouverions que le mot oftlum,
porte, a fa racine dans os, bouche; 8c l’on fait
que les Latins difoient indifféremment os ou opium
fluminis, pour indiquer Ventrée d’un fleuve dans la
mer. C ’eft aufli d'après cette étymologie que nous
autres Français appelons indifféremment Ventrée
ou Y embouchure d'un fleuve, les bouches du Rhône,
.les bouches du N i l, d'après les Latins, ferlera ofiia
Nili,
Au deflus de la porte, de la bouche ou de l’entrée
de l'habitation fe voit une figure d’homme,
fculptée dans l’attitude de l’enfant dans la matrice,
8c remarquable par l’extrême petiteffe des parties
qui caraâérifent fon fexe. Enfin, au deffus de cette
figure s'élève une figure gigantefque d’hommq en
p ied , qui termine les’ fculptures de la décoration
du portail : cette figure eft coiffée d'un bonnet
en pain de fucre, dont la hauteur eft prefqu'égale
.à celle de la figure même. Sur les parties qui ne
font pas occupées par les fujets capiraux, font
jetées çà 8c là des figures de grenouilles, de crapauds,
de lézards & d’autres animaux, fculptées;
des bras, des jambes, des cuiffes & û’autres parties
du corps humain.
En rapprochant ces fculptures des grands tableaux
dont nous avons parlé, on feroit tenté de
croire que ces diverfes figures font des emblèmes
qui tiennent à la religion de ce, peuple. Ces ou-
vrages^ de fculpture, au refte, peut-on n’être pas
étonné de les trouver fi multipliés fur une île qui
r.”a peut-être pas plus de fix lieues de tour, où la
population n’eft pas nombreufe, & chez un peuple
chaffeur? Et l’étonnement n‘augmente-t-il pas
lotfqu’ on confidère quels progrès ce peuple a faits
dans J’ àrchiteéfure? Quel génie il a fallu pour concevoir
8c exécuter folidement ces édifices, ces
charpentes ! La nature a placé l'homme des foiêts
au milieu dés matériaux dont il conflruit fa maifon;
mais il a fallu qu’il créât & variât les outils,
fans lefquels il ne pouvoit employer ces matériaux;
& quels outils ! Une pierre tranchante,
emmanchée d’ une branche d’arbre ! l’ os d’ un quadrupède
! l’ arête d’ un poiffon ! la peau rude d’ un
cétacée ! inftrumens peu propres à féconder fes
efforts fi le feu ne fût venu à fon fecours. Quand
on examine l’enfémble des opérations néceliaires
pour terminer, un des édifices que nous venons de
décrire, on eft forcé de recorinoïtre que ces arts
n’ont pas pris naiffance dans la petite île où ils
font cultivés. Nous avons déjà obfervé qu’ ils ve- .
noient de plus loin.
. La diftipéfion entre l’habitation d’hiver & celle
d’ été rappelle l ’ ufage des Kamt^chadales, qui ont
leurs bttlangans pour l’ é té , & leurs ■ yourtes pour
l'hiver, pn remarque même que quelques-uns des
balafigansom une porte en oeil de boeuf ( voyey
le tToifième Voyage de Cook, planché 7 7 ) ; mais
obfervons que là patrie de ces Kamtzchadales, le
Kamtchatka, eft une péninfule du nord-efi de CApe;