
Tes richeffes & pour lui - môme, il fe précautionna
contre les amorces du luxe- & des voluptés, & ne
connut les tempêtes des pallions, que par les fré-
quens naufrages des compagnons de fa jeunefle
Suipicius, fon proche parent, fut maffacré pour
avoir voulu faire revivre les loix agraires. Atticus
craignit d’être enveloppé dans la ruine de ce zèle
tribun, auquel il étoit attaché par les liens du fang
& de l’amitié ; Rome alors n’oppofoit plus de frein
a la licence, & le plus faélieux étoit le plus accrédité.
Atticus crut devoir préférer un afyle -où il
pût être impunément homme de bien, & ce fut.à
Athènes qu’il fixa fon féjour; mais en sféloignant
de Rome, il conferva toujours le même attachement
pour Gcéron, Canius, Marius, & Torquatus,
qu’il aimoit depuis l'enfance : dès qu’il eut fixé fon
lé jour dans cette v ille , qui étoit le fanéhiaire des
arts & du goût, l’amour des lettres lui tint lieu j
de tout ; il apprit à connoître toutes les beautés
de la langue grecque, qu’il parloir avec tant de
délicatefle, qu’on eût dit qu’il étoit né dans Athènes.
Il compofa plufieurs pièces de poëfie, qu’il récitoit
avec aes grâces qui donnoient un nouveau prix
à fa compofition ; poète & orateur fans prétention
, il joignit à ces deux titres une grande con-
noiflance des antiquités romaines. Il fit la. généalogie
de plufieurs illufrresmaifons delà république;
& il fauva du naufrage des temps tons les Brutus,
les Marcellus, les Fabius, les Cornéliens & les
Emiliens. Cette riche colleâion étoit un hommage
rendu aux héros bienfaiteurs de fa patrie; les
liaifons avec Cicéron nous fourniffent un volume
de lettres,, qui fuffifent pour nous inftruire des
principaux évênemens de ce fiècle. Jamais il ne
prenoit fes repas fans qu’on y fît quelque le&ure
infiru&ive, parce qu’il étoit perfuadé que l’efprit
àvoit autant befoin d’alimens que le corps.
Atticus, fupérieur aux autres par fes connoif-
fances & la délicatefle de fon génie , n’ambi-
tionnoit que de les furpafler en bienfaifance &
en générofité ; il fembla n’être que le difpenfateur ,
de les biens, & il fut un exemple de ce que peut
la libéralité jointe à la bonne conduite ; fes tré-
fors étoient ouverts à quiconque étoit dans le befoin.
Les prêts ufuraires étoient alors autorifés par l’ufage
& ce vice étoit un fonds inépuifable pour l’avare
opulent. Atticus prêtoitfans intérêt, mais il exigeoit
qu’on fut exaél à s’acquitter, pour ne pas lui ôter
la relfonrce d’obliger. Dans une calamité dont
Athènes fut affligée , il fit diftribuer du froment à
tous les citoyens pauvres ; l’éclat du rang & de la
naiffance ne lui en impofoit pas dans ta diftribu-
tion de fes dons , le plus malheureux devenoit
l’objet de fa prédile&ion , quand il étoit le plus
honnête. Les Athéniens reconnoiflans lui déférèrent
le droit de bourgeoifie, honneur, qu’ils ne
prodiguoient pas ; il ne put l’accepter, pour ne
point déroger à la qualité de citoyen romain, qu’on
crôyoit incompatible avec toute autre. Ils voulu-,
rent encore lui ériger des fiâmes, il refufa confiant*
] ment cette difiinélion .glorieilfe; & ce ne fut qu’en
fon abfence que la rcconnoiflance publique lui en
eleva , airifi qu’à fa femme Pylia, clans les lieux
regardés dans l’attique comme les plus faints. Vertueux
fims éclat, il eût vécu obfcur, s’il n’eût
été trahi par fes bienfaits.
Quoiqu’ami de tous les hommes, il y en avoft
.de privilégiés dans.fon coeur. Lejeune Marius,
profcrit par Sylla, trouva d’abondantes reiTource*
dans fa générofité , & quand il fut privé de tout,
il ne manqua de rien. Cicéron, exilé parles intrigues
de Clodius, en reçut des fornmes immenfes, qu’il
n avoit point follicifees. Si les hommes pofledoient'
le fecret d’obliger , il n’y auroit que peu d’ingrats;
la dureté avec laquelle ils humilient leurs protégés,
difpenfe ‘de lareconnoiflânce. Atticus étoit perfuadé
que la libéralité efi le foui bien dont on jouit fans
amertume & fans fatiété ; & quand il donnoit, il -
croyoit être le foui heureux. Sylla, à fon retour
d A fie , paflà par Athènes , ou il fut retenu par
les charmes de fa converfation favante & polie,
il n’oublia rien pour fo l’attacher, & lorfqu’il fut
oblige d’en partir , il voulut l’emmener avec lui.
Atticus ne' fut point ébloui par l’éclat de fes pro-
mefles & lui répondit : « N’exigez pas que j’aille
” combattre des amis qui m’ont déterminé à quit-
» ter l’Italie, parce qu’ils exigebiènt que je priffe les
» armes contre vous. » Sylla applaudit à fa délica-
telle, & avant de s’en féparer, il l’autorifa à recevoir
tous les honneurs que les Athéniens lui avoient
déférés; ce fut alors qu’il prit le nom d'Atticus-,
devenu citoyen d’Athèries, il confacra une partie
de fon temps à l’adminifiration publique, & les
momens qu’il put dérober aiix affaires, furent employés
à 1 étude & aux foins domeftiques ; également
ennemi de l’avarice & de la prodigalité , il
conferva toujours un efjprit d’ordre qui le mit en
état dé fo livrer à fes inclinations bienfaifântes.
Quelques momens de calme dont Rome jouit,
le déterminèrent à revenir dans fa patrie. Sa fortune
déjà immenfo reçut de grands accroiflemens ;
il recueillit la fuccdfion d’un oncle riche, d’ailleurs
homme fâcheux & difficile , qui haïfloit tous les
hommes , & dont Atticus avoit le privilège d’adoa-
ba. férocité. Il maria fa fceur avec Quintus
Cicéron, frère de l’orateur. Cette union ne fut
point héureufe-; les deux époux furent Obligés de
fo féparer, & ce divorce ne mit aucune altération
dans l’amitié d'Atticus & de l’orateur, parce
que xette amitié étoit fondée fur la conformité des
inclinations, & non for l’affinité.
Le chemin des honneurs lui étoit ou vert,- il
y étoit appellé par' les voeux des gens de bien ,
& fes richeffes lui donnoient la facilité d’acheter
les faffrages des âmes vénales; il refufa lapré-
ture, & ne voulut être qu’homme privé; mais
il n’en avoit pas moins d’influence dans les délibérations
publiques ; & dans ce temps de troubles '
& de faéfrons , il, refta conftamment attaché au
parti le plus jufie. Il prit les formes de la république,
crue, félon l’ufage antique des chevaliers romains;
ta perception fut douce & humaine, il n’intenta
aucun'procès, il ne fit décerner aucune peine contre
ceux qui alléguoient. 1 împuiflance de payer. Les
gouverneurs des provinces avoient coutume de fe
faire accompagner par des chevaliers, dont ils fai-
foient les inftrumens & les complices de leurs exactions.
Atticus (ut follicité de fçprêter à cette bafleffe;
mais il n’aimoit qu’àufer de lesbiens, fans envahir
ceux des autres. Pendant les guerres de Céfar &
de Pompée, il refta tranquille à Rome, quoique
ceux qui reftoient dans ta neutralité fuflent regardes
comme des ennemis par les deux chefs de parti.
Pompée, qui exigea le plus , ne fut point offenfé de
fon indifférence pour fa caufe : & Céfar, vainqueur
à Pharfale, lui témoigna les mêmes égards que s’il
en eût été bien fervi : tel efi l’afcendant des hommes
maîtres d’eux-mêmes. Lorfque l’ivreffe des
faâions efi diflipée, on félicite ceux qui ont refufé
d’y prendre part. Céfar lui envoya, le fils de fa
foeurPomponia faitprifonnier à Pharfale, & pendant
toute fa diélature, il lui témoigna la même confiance.
Son efprit fouple & docile fe prêtoit à tous
les goûts : jeune encore , il fut plaire à Sylla
dans fon déclin ; vieux il devint également cher à
Brutus, qui étoit dans la fleur de fon âge. C ’eft
le privilège des âmes tranquilles, qui jamais ne
fo livrent aux faillies de l’huineur. Lorfque la fortune
abandonna Brutus, & qu’il fut obligé de fortir
d’Italie, Atticus, qui avoit été indifférent à facaufo,
fo fit un devoir de l’obliger, parce qu’il étoit mal-
-heureux ; il lupfit tenir en Epire une femme con-
fidérable , & après la journée de Philippes , il ufa
de la même générofité envers les illuftres proferits,
à qui il fournit de l’argent & des vaiffeaux pour
fe retirer dans la Samothrace. Antoine heureux,
ne le compta pas parmi les adorateurs de fa fortune
; mais lorlqu’il eut été déclaré ennemi de la
république, Atticus fo fit un devoir d’adoucir le
fort de fa famille, dans iin temps où l’on n’avoit
pas lieu de préfuraer qu’elle fût jamais en état de
lui en marquer fa reconnoiffance. Fulvie, femme
de ce triumvir , étoit alors pourfuivie par des
créanciers impitoyables , il fe rendit fa cautipn
fans en être follicité , & lui prêta même de l’argent
fans intérêts, pour aller rejoindre fon mari; &
comme on lui demandoit le motif de cette générofité
envers un homme qu’il avoit négligé dans
la profpérité , il leur répondoit : Il faut aimer les
hommes &non pas leur fortune. Une révolution
imprévue ramena Marc - Antoine heureux & triomphant
à Rome ; ceux qui l’avoicnt abandonné dans
îa difgrace éprouvèrent fes vengeances. Atticus
craignit que fes liaifons avec Cicéron ne l’euffent
fait paroître coupable, il fo tint caché, pour ne pas
s’expofor à l’orage. Antoine, qui vouloir s’honorer
d’une fi illuftre amitié , lui écrit de fo rendre avec
confiance auprès de lui, l’affurant qu?il étoit effacé
•de la lifte des proferits, ainfi que ion ami Canius.
Atticus heureux de s’être fauve du naufrage com-
Hifoire, Tara. L Deuxïcmt Paru
maïî , s’abandonna comme auparavant à toute
fa bienfaifance : protégé d’Antoine , il n’ufa
de fon crédit que pour adoucir les maux de
ceux qui avoient fuivi le parti de Brutus. Servi-
lie, mère de ce dernier des romains, tombée dans
la difgrace , vieilliffoit dans la misère, il eut pour
elle les mêmes égards, que dans les temps où fon
fils étoit l’idole des Rom ains.Vipfanius-Agrippa, qui
avoit droit de prétendre à tout, à caufe de la faveur
dont il jouiffoit auprès d’Augufte, ne crut pouvoir
contrader une alliance plus riche & plus honorable
qu’en époufant la fille d'Atticus ; celui-ci
l’accepta pour gendre, & il n’eut en cela d’autre
motif que de fo fervir de fon crédit pour protéger
tant d’illuftres infortunés que les triumvirs avoient
proferits. Il naquit de ce mariage une fille, quijdans
la fuite fut mariée à Tibère-Claude-Néron. Devenu
•plus puiffant par cette alliance , qui le faifoit entrer
dans la famiUe d’Augufte ,il fut toujours fans ambition
, & il n’y eut que les malheureux qui firent l’heu-
reufe expérience de fa faveur. Augufte, enchanté de
fa converfation, déroboit tous les jours quelques heures
aux affaires pour s’entetrenir avec lu i , & lor£
qu’il étoit éloigné de Rome , il étoit exad à lui
écrire. Des intérêts domeftiques allumèrent des
haines entre les deux rivaux de la puiffance fuprême.
Atticus, favori d’Augufte , ne ceffa jamais d’être
l’ami d’Antoine, avec lequel il entretint un commerce
de lettres jufqu’au dernier moment de fa
vie. Il tint la même conduite envers Cicéron &
Hortenfius qui partagèrent fon attachement. Les
rivaux de talens rarement font fans haine ; mais
ces deux orateurs étoient trop fupérieurs au refte
des hommes pour s’abandonner à la bafleffe de
l’envie : pénétrés d’une eftime réciproque , ils
regardoient la gloire comme un commun héritage ,
& ce fut ce fentiment qui les unit conftamment
avec A t t icu s .
Il étoit parvenu, à l’âge de 77 ans, fans avoir
éprouvé aucune des infirmités qui affligent la
vieillefle, alors il fe fentit attaqué d’une irritation
d’humeur dans la partie inférieure des inteftins. La
vie ne fut plus pour lui qu’un fentiment douloureux.
Ennuyé d’en fupporter le poids, il prit la
réfolution de s’en délivrer. Eh quoi ! difoit - i l ,
quand je fuis inutile aux autres, & que je fuis à
charge à moi-même , ne m'efl-il pas permis de me délivrer
dé mes fouffrances ? Il appelle fes proches &
fes amis, il leur fait d’éternels adieux avec la
même férénité que s’il n’eût entrepris qu’un voyage
ordinaire. Cette feène fut touchante; il fo priva
dé toute efpèce d’alimens, & mourut le cinquième
jour. Il avoit défendu qu’on lui rendît aucuns honneurs
funèbres , il fut dépofé fans’ pompe dans le
tombeau de Cécilius, fon oncle, dont il avoit réuni
toutes les affeélions. Mais les regrets & l’affluence
'des gens de bien qui affiftèrent à fes funérailles,
furent le plus bel ornement de fa pompe funèbre.
Sa piété filiale fuffiroit à fon éloge. Atticus avoit
67 «ns j lorfqu’il perdit fa m ère, âgée de 90. Il fut
S u n