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de la fureur , il gagna le domeftique d"‘Abailard,
qui introduit la nuit des affaflins dans la chambre
de Ton maître : ce fut alors quAbailard reçut
ce cruel & flétriffant outrage, qui le retranchant
du nombre des hommes, le jetta dans le cloître,
fans autre vocation que la confiifion & la douleur.
Il avoit déjà procuré à fon Héloïfe une retraite
dans le monaftère d’Argenteuil, pour la fouftraire
aux mauvais traitemens qu’elle eprouvoit à caufé
de lui dans la maifon de fon oncle; & ce fécond
enlèvement n’avoit pas peu contribué à la réfolu-
tion violente que Fulbert avoit prife. Elle ne refta
pas impunie : deux des .affaflins, dont le domeftique
d'Abailard étoit un, fubirent la peine du talion
, & de plus furent condamnés à perdre les
yeux ; Fulbert en fut quitte pour la perte de fes
biens. Abailard, en entrant dans le monaftère de
faint Denis , donna ordre à Héloïfe de prendre le
voile à Argenteuil. La douce Héloïfe obéit avec
plus de fatisfaétion qu’elle n’avoit confenti à un
* mariage, qui lui paroifloit contraire aux intérêts
de fon amant. Depuis ce moment l’hiftoire ne
produit pas un feul témoignage contre les moeurs
d’Héloïfe : elle fe conforma en filence aux obliga-:
lions de fon nouvel état, brûlant,dans le fecret de
fon coeur pour un homme qui, après, tout, avoit
été fon mari. Abailard étoit moins tranquille &
moins réfigné : obligé par fa faute à plus d’indulgence
qu’un autre, mais devenu plus févèrë peut-
être par fa difgraçe , il voulut à faint Denis réformer
l’abbé & les moines ; & comme il avoit
un peu plus de critique & d’érudition qu’eux, il
leur nia que leur faint Denis fût Denis l’aréopa-
gite. Sur ce blafphême il futchaffé , ou plutôt il
obtint la grâce de fortir d’une maifon où il déplai-
foit & fe déplaifoit; il redevint errant , & retrouva
par-tout des orages, ou en fit naître. Le
comte de Champagne, Thibaut I V , dit/« Grand ,
lui donna fur fes terres un afyle , où Abailard bâtit
un oratoire qu’il nomma Paraclet. Cette foli-
tude fut bientôt peuplée de difciples qu’attiroit en
foule la réputation & Abailard ; des maîtres moins
habiles & moins heureux, indignés de perdre dans
les villes, au fein des commodités qu’elles raffem-
blent, les nombreux difciples qui fuivoient Abai-
lard dans fon défert, lui fufcitèrent tant de per-
fécutions qu’ils le forcèrent d’abandonner le Paraclet
; & lorfque Suger, abbé de faint Denis, par
des raifons que fes panégyriftes même n’ont pas
approuvées, eût chaffé d’Argenteuil les religieufes
dont Héloïfe étoit devenue la prieure , Abailard
eut la fatisfaclion de pouvoir leur offrir un afyle
dans fon oratoire du Paraclet. Héloïfe avoit aimé
la retraite d’Argenteuil, parce qu’elle y étoit entrée
par l’ordre de fon amant; elle aima encore
plus la folitude du Paraclet, parce qu’elle la de-
voit à Abailard. Elle,en fut la première abbeffe,
& y vécut fous les loix de celui à qui elle aimoit
à obéir.
Bayle rapporte, d’après Aubert le M ire, que les
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rèligîeufes du Paraclet célèbrent l’office en grec le
jour de la pentecôte, ce qu’il regarde comme une
efpèce d’hommage pour la mémoire d’Héloïfe,
qui fe diftinguoit par la connoiffance du grec,
dans un temps où cette langue étoit peu cultivée,
, & qui favoit même un peu d’hébreu.
Les moines de l’abbaye de faint Gildas de Ruis,
en baffe-Bretagne , avoient élu Abailard pour leur
abbé. Ces moines étoient alors également malheureux
& déréglés. Un feigneur violent leur en-
levoit leurs revenus, de forte, dit Bayle, en traduisant
Abailard à la lettre, qu'ils étoient contraints
de nourrir de leur propre bourfe leurs concubines 6*
leurs enfans. Abailard , qui n’en avoit plus , ne
voulut pas qu’ils en euffent ; & s’il avoit voulu réformer
faint Denis , oùiln’étoit que fimple moine,
on peut croire qu’il voulut réformer Ruis, en étant
abbé. Les moines ne voulurent pas être réformés
: ils fe repentirent de l’avoir é lu , & cherchèrent
à s’en défaire : ils tentèrent de l’empoifonnér,
tantôt à la meffe , tantôt au réfectoire. Un jour
n ayant pas mangé d'uke viande qui lui avoit été préparée
, il vit mourir fon compagnon qui la mangea ;
il eut dans un ordre plus refpe&able des ennemis
plus redoutables. encore , faint Norbert & furtout
faint Bernard. Ils l’attaquèrent fur fa doârine ; on
trouva dans fes écrits des propositions hafardées
fur la trinité : Abailard fe diftinguoit des doCteurs
de fon fiècle par la clarté , il aimoit à préfenter
fes idées fous des images fenfibles, il y accoutu-
moit fes difciples, & ceux-ci le preffoient de porter
cette clarté dans l’explication des myftères.
Abailard, qui n’avoit que l’argumentation & les
fyllogifmes dans la tête, comparoit le myftère de
la trinité à un fyllogifme ; comme les trois propositions
d’un fyllogifme, difôit-il, ne font qu’une
feule vérité, de même le Père, le Fils & le faint-
Efprit ne font qu’une même effence. Le célèbre
Wallis, mathématicien d’Oxford , a depuis comparé
le myftère de la trinité aux trois dimenfions
de la matière : mais il ne faut ni comparer, nj
expliquer les myftères. Abailard fut condamné •
aux conciles de Soiffons & de Sens, & obligé de
jetter lui-même au feu fon écrit, humiliation qui
lui fut plus douloureufe que fes autres malheurs*:
Héloïfe l’aimoit, le confoloit , le défendoit, op-—
pofoit fon eftime & fon amour à toutes les con-^
damnations, & ne voyoit dans les ennemis & le s
juges d'Abailard que des envieux & des perfécu-
teurs. Le zèle des faifits ne connok pas toujours
la modération ; & les dodeurs du douzième fiècle
ne la connoiffoient point du tout. Saint Bernard
appelle Abailard dans fes lettres un horrible com-
pofé d’Arius 3 de Pelage & de Nefiorius , un moine
fans règle , un abbé fans moines, un homme fans
moeurs, un monftre , un nouvel H érode , un Aiite-
|Chrift, & de quoi s’agiffoit-il ? de favoir fi la com-
paraifon des trois perfonnes. de la trinité avec les
trois propofitions d’un fyllogifme , donnoit «ne
idée exaéte du myftère. L’acharnement fut pouffé
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fi loin , qu’on fit querelle à Abailard fur le nom
de Paraclet donné par lui au monaftère qu il avoit
fondé, comme fi un malheureux ne pouvoir donner
l’épithète de Confilatiur à l’afyle ou il avoit
refpiré dans fa nfifère. On crut voir dans cette
dénomination quelque prédileflion pour celle des
trois perfonnes delà trinité, qui eft diftinguee par
ce titre intèreffant de Confolateur : on crut y trouver
quelque idée d’inégalité entre les trois perfonnes.
C ’étoit une nouveauté , difoit-on d’ailleurs, il
n’étoit pas permis de confacrer des églifes,ni au faint
Efprif, ni à Dieu le père, ni à l’enfiint Jéfus ; u pa-
roit que l’ufage, contraire à cette affertion, a prévalu.
Le pape Innocent I I , prévenu par les ennemis
d’Abailard, crut être indulgent, en fe contentant
d’ordonner qu’on l’enfermât. Entraîné par le torrent
desévènemens &? des affaires., agité par tant de
querelles , allarmé de tant de dangers, Abailard
s’occupoit peu d’Héloïfe ; il y avoit long-temps qu il
paroiffoit l’oublier , lorfqu’une lettre adreffée par
lui à un ami, & qui contenoit l’hiftoire de fes malheurs
, étant tombée entre les mains de cette tendre
fille, & ayant rallumé dans fon coeur toute
l’ardeur d’une paillon que le temps n’avoit pu
éteindre, que la religion n’avoit fait qu’affoupir,
donna lieu à cette lettre touchante d’H éloïfe, dont
on peut dire :
Spirat adhuc amor,
Viruntque commijjî colores
Æolice fidibus puella.
C ’eft cette lettre- qui a été imitée & altérée par
tant d’auteurs , embellie par Pope & par Colar-
deau. L’original leur a fourni les idées principales
& les fentimens les plus vrais. Le combat, toujours
fi intèreffant de la nature & de la grâce , de
l’amour & de la piété , y eft vivement dépeint. !
On doit fur-tout y remarquer ce trait : Quoe cum
ingemifcere debeam de commijjis , fufpiro potius de
ami (fis. Je gémis d’avoir perdu des plaifirs dont je dois
gémir d*avoir joui ; mot qui femble être le modèle
de celui de madame, de la Valière , à la nouvelle
de la mort du comte de Vermandois fon fils. C eft
trop pleurer fa mort, n ayant pas, encore ajje^ pleure
fa haiffanee. *
Ces lettres $ Abailard & d’Héloïfe font le principal
fondement de leur hiftoire , & contiennent
les particularités les plus corifidérables de leurs
amours & de leurs malheurs.
Abailard trouva un port dans fon naufrage :
Pierre le vénérable le reçut dans fon abbaye de
Clugny. Cet homme d’une vertu aimable fut ref-
peflter l’infortune,& la gloire, il verfa fur les
plaies de ce coeur ulcéré le baume de la douceur
& de l’attendriffement. Il appuya de tout le crédit
que donne le mérite & la vertu, la foibleffe
d’un ami opprimé : il lui apprit à pardonner, en lui
procurant à lui-même le pardon de fes fautes & de
les erreurs; il le réconcilia enfin avec le pape,
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1-avec faint Bernard même, fur-tout avec la vertu
& le bonheur. Il recueillit jCes derniers foupirs; &
touché d’une paffion que 'tant de traverses , de
• confiance & de délicateffe rendoient refpeâable , il
fe fit un devoir d’envoyer à Héloïfe, conformement
aux dernieres volontés d'Abailard 9 les cendres
de cet ami uniquement aimé. Abailard mou-
1 rut âgé--de. 6^|gis, le 2.1 avril 1 14 2 , non pas à
l’abbaye de Q u p l y , mais au prieuré de faint Mar-
cel-fur-Saône, près de Châlons, ou ©n l’avoit envoyé
àcaufe de l’agrément du lieu qu’on croyoit
propre à rétablir fa fanté. Héloïfe le pleura encore
vingt-un ans: elle mourut le 17 mai 1163. Elle eft
enterrée à côté d'Abailard, dans cette même maifon
du Paraclet, près de Nogent & de Pont-fur-
Seine, affez près auffi d’une- autre abbaye ou re -
pofent les reftes d’un autre perfonnage beaucoup
plus illuftre encore, M. de Voltaire. En 1766, l’académie
des belles-lettres, à la réquifition de madame
de Roye de la Rochefoucault , abbeffe du
Paraclet, a fait l’épitaphe d’Abailard & d’Héloïfe ,
placée aujourd’hui fur leur tombeau. Bayle a donne
une bien mauvaife opinion de fon goût & de fa
fenfibilité, en décrivant leurs amours du ton d’un
bouffon libertin. Pour illuftrer tout autre fiècle
que ceux d’Alexandre, d’Augufte, de Léon X &
de Louis X IV , il fuffit d’un homme tel qu'Abailard
ôl d’une femme telle qu’Héloïfe. Leurs talens,
leurs paffions, leurs malheurs font encore aujour-
: d’hui l’occupation & l’intérêt des âmes fenfibles.
I La gloire d'Abailard eft „bien moins d’avoir effacé
fes maîtres , 8c enivré de zèle & d’enthoufiafme
pour les lettres & pour lui-même la foule de fes
difciples , que d’avoir- fu infpirer à un coeur noble
& tendre , à un efprit vraiment éclairé une inclination
fi forte & 11 confiante. Pétrarque dans la
; fuite a immortalifé Laure : c’eft Héloïfe qui a im-
mortàlifé Abailard. Comme elle l’ennoblit au moment
même où il l’immole, lorfque s’enfermant
dans un cloître pour lui obéir, pour l’imiter, pour
s’unir du moins à fa deftinée, ne pouvant plus s’unir
à lu i, elle s’açcufe encore de 1 avoir rendu malheureux,
& s’écrie avec Cornélie dans Lucainl
O maxime conjux !
O thalamïs indigne meis ! hoc juris habebat
Jn tantum fortuna caput ! cur impia nupfi 1 Si miferum factura fu i ? nunc aecipe poenas ,
Sed quas fponte luam.
L u c A V . Thaifal. liv. S.
Elle s’appliquoit auffi , par amour & par refpe#
pour Abailard, cette belle expreffion d’Androma-
que.
Dejeclam cotijuge t&ttfo.
C ’étoit Abailard dont on pouvoit dire ;
Dejeâuni '^cotijuge tali.