
ALB ÉRONl, ( Jules ) (Hift. mod.);
Enfant de la fortune & de la politique,
Qui marchant à grands pas au pouvoir defpotique
Et voulant étencîre ce defpotifme , non - feulement
fur l’Efpagne qu’il gouvernoit, mais fur l’Europe
entière dont il prétendoit changer la face ,
en y introduifant, par la guerre, des combinaisons
politiques nouvelles, fut arrêté dans fa carrière
& facrifié aux alarmes & aux plaintes de
l’Europe , Soulevée contre lui. Albéroni, né à Plai-
faricé le 31 Mai 1664, d’un père jardinier ,fut jardinier
fous lui jufqu’à quatorze ans, & cefut peut-être
fon temps ie plus heureux. Une place de fonneur
à la cathédrale de Plaifance lui parut une fortune ;
fon ambition s’accrut, on le fit prêtre, puis chanoine
; il étoit curé de village , lorfque le poète
Campiftron, voyageant en Italie, & traverfant
l’état de Parme, fut arrêté & dépouillé par des
voleurs ; dans fa détrefle, il eut recours au curé
le plus voifin, qui lui donna un habit & de l’ar- I
gent pour fe rendre à Rome ; c’étoit Albéroni ;
Campiftron s’apperçut qu’il n’avoit pas moins d’ef-
prit & de capacité , que d’humanité , il jugea que
c’étoit un tréfor enfoui : quelques années après,
Campiftron fu iv it, dans les guerres d’Italie , le
duc de Vendôme, auquel il étoit attaché. Leduc
ayant befoin, pour guider fa marche & fes opérations
, d’un homme intelligent & fu r , qui connût
le. pays, Campiftron lui indiqua le curé Albéroni
; celui-ci plut à M. de Vendôme , & s’étant
attaché à ce prince, le fuivit en Efpagne; le duc
lui trouvant des talens pour la négociation, fe fer-
vit de lui dans la correspondance qu’il étoit obligé
d’entretenir avec la princefte des Urfins, qui rétnoit
alors en Efpagne fous le nom de Philippe V ,
i de fa première femme, qu’elle gouvernoit également;
il plut à la princeffé des Urfins, & après
la mort dmduc de Vendôme, qui n’avoit rien trouvé
de mieux à faire pour lu i, que de lui offrir la
cure d’Anet , il s’attacha au Service de la cour
d’Efpagne ; la princefte des Urfins lui donna toute
fa confiance.
Il la traliit, mais ce fut pour fervir fa Souveraine
naturelle. Le roi d’Efpagne, veuf de la princefte
de Savoie , & jeune encore', voulut fe remarier ou
on voulut qu’il fe remariât; on propofa la prin-
eefle de Parme, Élifabeth Farnèfe.
La princefte des Urfins avoit, dans cette affaire,..
un intérêt qu’on pouvoit Soupçonner, mais quelle
ne pouvoit avouer qu’à fes plus intimes confidens.
Elle avoit gouverné la première reine d’Efpagne,
gouverneroit-elle de même la Seconde ? De quel
cara&ère feroit celle-ci ? Albéroni connoifloit la pr'in-
cefle de Parme ; il étoit né Son Sujet, il fut con-
fulté ; il confia perfidement à la princefte des Urfins
qu’Élifabeth étoit telle que l’àmbitiôn de la favorite
pouvoit le défirer , uniquement livrée
aux amuferaens de femance, fans^goût comme
fans talent pour les affaires , & d’une docilité pu*
fillanime, égale à fon incapacité. Sur ce rapport,
on l’envoya traiter de ce mariage à Parme ; il prefta
la conclufion de l’affaire avec la plus grande ardeur,
pour prévenir les contre-ordres qui pour-
roient arriver fi la princefte des Urfins venoit à
être défabufée; en effet, la princefte ayant pris
d’autres inftruétioijs, & ayant fu qu’Élifabeth étoit
précisément le contraire de ce qu’avoît dit Albéroni,
celui-ci vit arriver un courier portant un ordre
exprès de fufpendre la négociation du mariage;
c’étoit la veille même du jour qui-avoit été pris
pour la Signature. Albéroni jugea qu’il falloit mettre
le tout pour le tout,. & que la princefte des
Urfins ne lui pardonneroit jamais de l’avoir trompée
Sur un tel article. Il prit Son parti fur-le-champ.
Veux-tu mourir, dit-il au courier, ou vivre riche?
— Que faut-il faire ? — N ’arriver, que demain au lieu-
(T être arrivé aujourd'hui; en un mot, te cacher vingt-
quatre heures, & ne paraître que quand je te ferai
avertir. Les menaces & les promeflès déterminè-
| rent cet homme ; l ’affaire fut conclue, & le courier
bien payé fut renvoyé le lendemain, portant
pour réponfe , qu’il rfétoit arrivé qu’après la
fignature ; Élifabeth partit pour l’Efpagne, où le premier
ufage qu’elle fit de fon autorité, fut d’ordonner
à la princefte des Urfins, qui étoit venue au-devant
d’e lle, de fortir inceflamment du "royaume,
& de ne jamais reparaître, en fa préfence ; Élifabeth
vit Philippe , lui plut ou le fubjugua, & bientôt
elle eut le crédit qu’avoit eu la princefte des Urfins ,
joint à celui qu’avoit eu la première reine d’Efpagne»
Elle n’oublia pas celui à qui elle devoit ce ferviee
elle mit Albéroni à la tête des affaires , le fit cardinal
& premier miniftre. L’ambition privée dé A lbéroni
étant ainfi Satisfaite , fon ambition politique
n’en devint que plus vafte ; . il voulut rendre à
l’Efpagne les jours de fa gloire, & la rétablir dans
le dégré de fortune & dé puiflance où elle avoit
été fous Charles-Qùint. Il étoit beau de vouloir
être levreftaurateur du pays qu’il gouvernoit, mais
ce fut avec les préjugés d’un Siècle d’ignorance,
qu’il entreprit une révolution qui ne pouvoit être
l’ouvrage.que de la raifbn & des lumières. Il falloit
apprendre à l’Efpagne à devenir a&ive, laborieufe,
induftrieufe; il falloit lui apprendre à profiter de
toutes les reflources d’un beau ciel,, d’un fol heureux
&des deux mers qui l’environnent; à placer l’honneur
dans le travail, non dans une orgueilleufe indolence;
il falloit détruire ce tribunal fanatique, obf-
tacle éternel aux progrès de l’eSprit, à la culture
des arts , & à l’introduâion du bonheur. Ce fut par
la conquête & par la guerre qu'’Albéroni prétendit
relever un état abbatu & défolé par la guerre ; il
prit le bruit & l’éclat pour le bonheur & pour la
gloire , il voulut, en laiftant FEfpagne telle qu’elle
étoit-, & même, en Faffoibliftant par de nouveaux
efforts, lui faire conquérir l’Italie; il bouleverfoit
tout dans l’Europe, il réunifîbit les ennemis, il divi-
foit les amis. Charles XII & Pierre I avoient été ri-
Vaux toute leur vie , illesréconcilioit; Charles XII J
croyoit avoir à fe plaindre des Turcs , & le voi- I
finage armolt quelquefois les Turcs contre les I
Ivufles ; Albéroni rèuniflbit, dans une même ligne,
contre l’Empereur, les Turcs, les Ruftes, les Suédois
; l’Angleterre pouvoit s’oppofer à ces changent
ens , l’Angleterre alloit être occupée chez elle,
Albéroni renverfoit la rriaifon d’Hanovre & réta-
fclifoit la maifon Stuart ; la France & le régent
étoient alors dans les intérêts de l’Angleterre, Albéroni
enlevoit la régence au duc d’Orléans, & la I
donnoit au roi d’Efp^gne : c’étoit, à la fois , bien 1
du courage & de la folie. Après le règne guerrier
de Louis X IV , après tout le fang que la querelle
de Philippe V & de Charles V I avoit fur - tout
coûté à l’Efpagne, pouvoit-on encore penfer à des
guerres? Comment ne voyoit-on pas que ce n’é-
toient. point des fecouftes ni des révolutions violentes
qu’il falloit à l’Europe, mais du repos , &
qu’il ne s’agifîbit pas de conquérir, mais de refpi-
rer ? Albéroni avoit des qualités, des vûes , des
refiburces ; c’étoit, fi l’on veut, un grand miniftre.,
mais ce grand miniftre étoit le fléau le plus funefte
que le courroux du ciel pût envoyer à un état
épuifé. Une. fille publique à Paris diftipa d’un mot
tous ces projets. Le prince de Cellamare, ambafta-
deur d’Efpagne en France,.& chargé d’y opérer la
révolution concernant la régence , envoyoit en
Efpagne, par l’abbéPorto-Carréro , tous les papiers
relatifs à cette conjuration ; la Fillon fut qu’un fé-
crétaire de cet ambafladeur avoit pafle la nuit à
expédier ces dépêches, elle en avertit le régent,
les papiers de l’abbé Porto-Carréro furent faifis , la
conjuration découverte, les projets d'Albéroni dévoilés;
la France & l’Angleterre fondirent fur
f Efpagne ; elle fentit alors le befoin de la paix,
qui ne lui. fut accordée qu’à condition de renvoyer
le cardinal Albéroni ; mais ce ne furent pas les feuls
Intérêts politiques qui déterminèrent le roi- ou plutôt
la reine d’Efpagne à ce facrifice, ce fut un
combat d’intrigue entre l’abbé du Bois & le cardinal
, dans lequel l’abbé fut vainqueur. Voici, à
ce fujet, quelques anecdotes tirées des pièces inté-
reffantes & peu connues , pour fervir à l’hijloire.
Bruxelles 1781. a L’abbé du Bois , inftrüit par fes
» efpions de l’afcendant que Laura avoit fur l’efprit
s? de la reine, entreprit de s’en fervir pour per-
3» dre le miniftre. Il fit offrir à Laura tout l’argent
» qu’elle voudr oit : l ’intérêt réuni à la haine, dé-
w termina la nourrice. Le 5 Décembre, Albéroni re-
» çu t, par un billet de Philippe V , ordre de for-
s» tir , en vingt-quatre heures, de Madrid , & dans
w quinze jours , de fa .domination ; Albéroni partit
avec des richefles immenfes... Il y avoit déjà
•» deux jours qu’il étoit en marche, lorfqu’on s’ap-
«• perçut qu’il émportoit le teftament de Charles XII,
qui inftituoit Philipe V héritier de la monarchie,
» ( d’Efpagne}.
» Il fallut ufer de violence pour Fobliger à
,» rcfldrçce teftament. Il avait fans doute envie de
» gagner la protection de l’empereur, en lui remet-
v tant ce titre précieux.
v Albéroni devant traverfer la France, le cheva-
v fier de Marcion ( ou de Marcieu ) , eut ordre
» d’aller le prendre à la frontière, de ne le quit-
» ter qu’ à rembarquement, & de ne pas fouflrir
» qu’il lui fût rendu aucun honneur, fur fon
» paflage.
» Le cardinal fe rendit à Parme, n’ofant s’expo-
v fer au reffentiment du pape. Ce ne fut qu’en
» 1721 , à la mort de Clément X I , qu’il fut à Rome
■ » pour le conclave.
v En paftant par la France, il eut l’audace d’é-
v crire au régent dont il avoit mérité l’indignation,
>> & de lui offrir de faire à l’Efpagne la guerre la
» plus dangereufe. Le régent montra fa lettre, &
» ne l’honora pas même d’une réponfe n. Lorfqii’A lbéroni
fut difgracié, tout-le monde voulut le per-
fécuter. Arrivé à Gènes, il y fut arrêté à la lolli-
citation du pape Clément X I , qui vivoit encore,
& à qui l’empereur avoit fait porter des plaintes
fur les liaifons qu 'Albéroni avoit eues contre lui
avec les Turcs ; mais les Génois à qui cette détention
déplaifoit, comme contraire à la bonne-
foi & à l’hofpitalité, le remirent promptement en
liberté.
Innocent XIII, fucceffeur de Clément X I , fit faire
le procès au cardinal Albéroni : iln’étoit coupable que
d’un crime qu’on ne punit pas , celui d’avoir été
& voulu être l’incendiaire de l’Europe ; on le condamna
pour je ne fais quelles irrégularités, à pafter
quatre ans dans un couvent ; c ’étôit un curé qu’on
envoyoit au féminaire : il pafta un an chez les jé-
fuites. Benoît XIII le traita mieux, il reprit in-
fenfiblement l’ afcendant naturel de l’efprit & du
talent, fut moins turbulent & plus utile, & M.
de Voltaire ne démentoit point la voix publique,
lorfqu’en 1755, il écrivoit au cardinal Albéroni :
« Si Rome entend affez fes intérêts pour vouloir
» au moins rétablir les arts, le commerce, &
v remettre quelque fplendeur dans un pays qui a
» été autrefois le maître de la plus belle partie du
” monde, j’efpère alors que je vous écrirai fous
” un autre titre, que fous celui de votre émi-
« nence ».
Obier von s que dans l’hiftoire de Charles X II,
M. de Voltaire avoit traité le cardinal Albéroni
d'homme dangereux, mais de puiffant génie., 8c que
le cardinal fut très-flatté du titre de puiffant génie,
& ne fut nullement blefte de celui à!homme dangereux
: Nous avons fon remerciement à M. de Voltaire
, où il fe trouve mieux loué par lu i, que
Trajan ne l’avoit été par Pline, & où il Faffure
de la plus parfaite reconnaiffance. Le cardinal Albéroni
n’eft mort que le 2.6 Juin 1752, âgé de quatre
vingt-fept ans ; & fon hiftoire étoit imprimée
dès 1719. On a publié fous fon nom en 1753 ,1111 faux
teftament politique qu’onprétendavoir été recueilli
de fes mémoires,de fes lettres & d e fes entretiens,
& qui peut-être n’aurait pas été indigne de lu i