
recherchée. Les Gaulois furent les plus emprefles
à fe ranger fous fon drapeau , & Rome fe vit pour
la première fois abandonnée de fes alliés. Le conful
affoibli par leur défe&ion, fut dans l ’impuif-
fance de tenter la fortune d’un nouveau combat,
il fe retrancha fur une hauteur inacceflible à la
cavalerie ; fon arrière-garde eût été défaite dans fa
marche, fi les Numides ne fe fulfent occupés à
piller le camp qu’il venoit de quitter. Annibal,
laborieux & toujours occupé" dans fon loifir ,
étudia le eara&ère du nouveau général qu’on
venoit de lui oppofer. C’étoit le conful Sempro-
nius, dont la fougue impétueufe formoit un foldàt
intrépide , mais qui n’avoit aucun des talens d’un
général. Quelques avantages mal. difputés augmentèrent
fa vanité ; & dès qu’il fe crut redou-.
table , il agit fans précaution. Ce fut en irritant
-fon orgueil qu Annibal l’attira dans des embûches
qui coûtèrent cher aux Romains, à la journée de
Trébie. Ce fut dans cette occafion qu’il fe montra
fupérieur à lui-même : il fut vainqueur, parce
qu’il employa tous les moyens qui affurent la
viâoire ; habile à choifir fon camp & à profiter
'de tous les avantages du terrein , il dirigea tous
les mouvemens de fon armée avec le même calme
que s’il eût été dans le filence du cabinet. Ses plus
briîlans fuccès ne pouvoient que l’affoiblir, & en
«tendant fes conquêtes , il divifoit fes forces
pour contenir les peuples fubjugués. Il s’arrêta dans
le cours de fes profpérités pour fe fortifier par
de nouvelles alliances. Ce fut alors qû’il fe montra
suffi grand politique qu’il étoit habile général ;
il ufa de la plus grande rigueur envers les Romains
prifonniers ; mais généreux envers leurs
alliés , il les renvoya comblés de préfens, pour
mieux les détacher de l ’amitié de leurs tyrans.
C e fut par cette conduite qu’il fe montra bien
'fupérieur à Pyrrhus qui ne fut généreux qu’en-
vers les Romains , & qui ne maltraita que leurs
alliés;
Les Gaulois fatigués de nourrir une armée
d’étrangers fur leurs terres, murmurèrent defup-
porter tout le poids de la guerre. Il eft difficile de .
faire fubfifter une armée fur les poffeffions de fes ?
alliés , à qui l’on doit toujours des ménagemens. ■
Ap.pj.bal, pour faire cefler d’auffi jufles plaintes,
tourna fes armes contre la Tofcane. Il lui fallut
traverfer des marais dont les vapeurs meurtrières
lui enlevèrent beaucoup dé foldats ; & comme
il donneit à tous l’exemple de la fatigue & de
la patience, il perdit un oeil dans cette marche
pénible ; il choifit fon camp dans une plaine
vafie & fertile qui pouvoir fournir aux hommes
& . aux animaux des fubfiflances abondantes
& faciles. Rome lui avoit oppofé un général
vain & audacieux qui, admirateur de lui-même,
fe çroyoit l’arbitre des événenlens. Annibal con-
noiflant l’efprit fuperbe de Flaminius, irrita fa
témérité préfomptueufo en brûlant à fes yeux
les villages des alliés des Romains, Le conful ,
témoin impatient de tant de ravages , s’aban -
donna aux faillies- de fon courage imprudent ; .il
prit la réfolution de combattre , & c’étoit ou
vouloit le réduire Annibal, qui n’avoit que l’alternative
ou de vaincre ou d’abandonner . l’Italie».
L’a&ion s’engagea près* du lac de Trafimène ,
& le conful imprudent perdit la bataille avec la
vie.
Après la journée de Trafimène, Rome créa
un di&ateur qui , par cara&ère & par fyflême,
s’écarta des maximes de ceux qui l’avoient précédé
dans le commandement. Avant de fe livrer
a l’ambition de vaincre , il prit toutes fortes de
précautions pour n’être pas vaincu ; il falloir
raffiirer les foldats épouvantés par trois fanglantes
défaites. Il releva leur courage avant de s’expo-
fer à en faire l’expérience : telle fut la- conduite
du diélateur Quintus Fabius , homme froid & réfléchi
qui préféroit l’utilité à l’éclat. On lui avoit
donné pour général de la cavalerie Marcus Minutais
, homme plus violent que courageux , qui
mettoit de la hauteur où il falloit de la fagefle ,
de l’audace où il falloit de la circonfpeéfion. Fabius
, revêtu d’un titre flérile , gémiffoit fur fa
patrie qui profiituoit fa confiance à un téméraire.
Annibal ne fut pas long-temps fans s’apperceyoir
de l’oppofition de leur cara&ère ; il préienta plu-
fieurs fois le combat à Fabius qui jamais nefuc -
comba à la tentation de l’accepter. Minutius au
contraire regardoit ces défis comme autant d’affronts
faits au nom' Romain , & il taxoit de lâcheté
la circonfpecüon du chélateur. Annibal »
ingénieux à rendre Fabius fufpeét , porta le fer
& la flamme dans le plus beau pays de l’Italie , &
refpeéla les domaines du diflateur, pour faire foup-
çonner qu’il éteit d’intelligence avec lui ; & tandis
qu’il travaille à le décrier , il exalte les talens
de Minutius qu’il affeéle de craindre. Il engageoit
de fréquentés efcarmouchés , où il laifibit prendre
au: général de la cavalerie une petite fupé-
riorité qui augmentoit fa préfomption & fon crédit
parmi les Romains; en effet, ceux-çi éblouis
• par fes fuccès, partagèrent le commandement ,
& chacun eut fon camp a part. Le fénat fut dirige
dans cettè occafion par Annibal ± qui fous fa
tente fembloit préfider aux délibérations des Romains.
Dès que Minutius eut fon camp féparé,
il crut pouvoir -exécuter tout ce qu’il ofa concevoir
; Annibal s’en approcha & fut l’attirer au
combat,^ en^ paroiffant vouloir l’évi er. Minutius
y eût péri avec toute fon armée , fi Fabius,
qui. aevoit être fon ennemi, n’eût été affez généreux
pour le dégager.
Varron , cenfeur amer de la fage lenteur de
Fabius, fut nommé conful pour l’année fuivante.
G étoit un homme exercé dans les tumultes populaires
y où l’audace & l'inquiétude de l’efprit
ufurpent la réputation qui n’eff due qu’à--la fa-
geffe .& aux talens. Par l’impétnofité de fon caractè
re , il ne favoit rien prévoir , ni rien „craindre.
On lit! avoit donné pour collègue Paul Emile,
dont l’intrépidité fage & tranquille étoit dirigée
par la prudence. Leurs avis étoient toujours op-
pofês ; l’un , impatient & bouillant , cherchoit
foccafion de combattre ; l’autre, circonfpeél fans
timidité, attendoitles moyens de vaincre. Comme
le commandement étoit alternatif, Varron faifit
le jour où l’armée étoit à fes ordres pour engager
la célèbre bataille de , Cannes. Le fuccès mit le
comble à la . gloire à'Annibal. Trente mille Romains
expirèrent fur le champ de bataille, & dix
mille furent faits prifonniers : jamais vi&oire ne
fut plus complette. Ce jour eût été le dernier des
Romains, fi Annibal eût poürfuivi fes avantages ,
en marchant droit à Rome. Maharbal lui promet-
toit à fouper dans le capitole , & le voyant
lourd à fesconfeils, il lui dit: vous fave^ vaincre,
Annibal * vous ne jave^ pas profiter de la viSloire.
Un peu plus cl activité eût terminé tous fes travaux
, & cette faute eft un témoignage que les
plus grands génies ont leurs bornes , que la patience
s’épuife, & que le courage a des momens
de langueur. Les efprits vaftes, à force de trop
vo ir , fe font des difficultés qui les arrêtent dans
leur marche. La réputation de Rome la foutint
au bord du précipice. Les légions étoient détruites
, Annibal crut les voir toujours armées. Son
imagin ation : lui repré fente une puiffance qui n’efl:
plus. Il réfléchit quand il faut exécuter, & le fou-,
venir des obflacles qu’ila furmontés, lui en montre
de plus grands à vaincre. Ceux, qui entreprennent
delejuftifier, s’appuient fur la conftitution de fon
armée , plus propre à livrer des batailles qu’à
former des fièges. Ceux qu'il avoit entrepris
jufqu’alors lui avoient mal réuffi ,. & les villes les
plus obfcures avoient été l’écueil de fa gloire ,
parce qu’il avoit peu de bonne infanterie , & qu’il
manquoit de machines, comme de fubfiftances
réglées. C’eût été expofer. fon armée à périr devant
une ville munie abondamment" du néceffairc ; &
en la perdant, il perdoit toute fa conûdération dans
une terre étrangère, où il falloit être le plus fort
pour être le plus refpe&é ; ainfi, il lui parut plus-
prudent de s’établir proche de la mer, d’où il
pouvoit recevoir plus commodément les fecours
de Carthage.
Rome dut encore fon falut aux divifions du fénat
de Carthage , & lorfqu Annibal demanda de
nouveaux fecours pour profiter de fes avantages ,
Haniion, plus ennemi de la famille Barcine que des
Romains, parla plutôt comme un de leurs alliés,
.que comme un Cartliaginois. Quoi ! dit-il, on nous
demande encore des troupes & de d’argent l Et que
demanderoit-il, s’il avoit été vaincu ? Qu c’efl un
impofleur qui cherche à nous féduire par de fauffes
nouvelles, ou c’efl un .avare exaÜeur qui après s’être
enrichi des dépouilles de P ennemi, veut encore épuïfer
fa patrie. Le fénat' Romain tint une conduite toute
oppofée , il ne fe diffimtrla point fes pertes , mais
il ne fentit point fa foibleffe : il fut défendu aux
femmes de pleurer. Les débris de l’armée vaincue
furent envoyés en Sicile pour y cacher la honte
de leur défaite , & pour .y vieillir dans I ignominie.
Les prifonniers qu'Annibal vouloit rendre
pour une modique rançon , ne furent point
rachetés , comme étant dégradés du rang de citoyens
Romains. On envoya des hommes & des
vivres aux alliés, & Rome, pour donner une
idée de fa force, refufa le fecours que Naples lui
offrit. Annibal, dont les plus redoutables ennemis
étoient dans Carthage, y trouvo.it fans celle des
oppofitions. Les fecours qu’on lui preparoit étoient
ou trop lents ou trop foibles, & ne pouvant faire
agir fon armée avec gloire , il l’en dédommagea en
lui faifant goûter les délices de Capoue. De vieux
foldats accoutumés à tout feuffrir, furent d autant
plus ardens pour les plaifirs, qu’ils les avoient
tufqu’alors ignorés. Des hommes accoutumés à une
vie dure & auftère, fi tout-à-coup on leur offre
l’abondance, tombent bientôt dans la débauché.
Les Carthaginois nageant dans les délices, fe dépouillèrent
de leur rudeffe, & ce qui leur avoit
paru mâle & généreux, ne leur parut plus qu une
auflérité grofîière dont il falloit laiffer l’erreur à
des peuples fauvages. Ce fut aux délices de Capoue
qu’on imputa le relâchement de la difeipline ,
comme u des foldats riches des dépouilles. de
l’Italie, n’eulfent point trouvé par-tout des ali-
mens à leur luxe & à leurs débauches.
Annibal çtoit le feul dont les delices de Capoue
n’avoient point amolli le courage; mais quand il
fallut recommencer les hoftilités , il ne trouva que
des foldats fans émulation & fans vigueur , egalement
infenfibles à la gloire & aux reproches. Les
généraux Romains avoient profité de leurs défaites
& de fes leçons; mais Annibal , quoique mal
fécondé de Carthage & de fon armee, fut fe
maintenir dans l’Italie, dont les Carthaginois l’arrachèrent,
pour qu’il vînt les défendre contreScipion,
qui défoloit l’Afrique.Ce général obéit avec la même
docilité qu’on aurait pu exiger du dernier des
citoyens ; mais obligé de s’éloigner d’un lieu qui
avoit été le théâtre dé fa gloire, il vomit mille
imprécations contre la fa&ion d’Hannon. ” Ce
» ne font pas les Romains, s’ècrioit-il, qui m’ont
n vaincu ; ce font des citoyens impies qui m ar-
« rachent à la vièloïre Tranfporté de fureur ,
il fit maffacrer un corps d’Italiens qui refufa de le
fuivre. Pendant le cours de fa navigation , fes
yeux reftèrent fixés fur l’Italie, les larmes arro-
foient fon vifage; il ne pouvoit foutenir lidee
que Rome alloit devenir la dominatrice d’un pays
dont il avoit réglé le deftin; & il fe reprocha
mille fois de n’avoir point marché ..au capitole
après la journée de Cannes. Dès qu’il fut débarqué
en Afrique, les Carthaginois reprirent leur fupé-
riorité. Ses fuccès ne pouvoient être durables ;
il étoit trop clairvoyant pour efpérer de fe fou-
tenir parmi un peuple déchiré de faffions. Quoiqu’il
ne refpirât que la guerre, il adopta un fyfir