» Les officiers qui restaient à Lord des deux vaisseaux s’assemblèrent
pour aviser aux moyens de sauver les trois postes
que nous avions à terre.
u On expédia aussitôt la chaloupe du Mascarin, bien armée,
avec un officier et un détachement de soldats commandés par
un sergent. L ’officier avait ordre d’examiner le long de la côte
s’il ne découvrirait pas le canot de M. Marion et sa chaloupe ;
mais il lui était surtout commandé d’avertir tous les postes, et
d’aller d’abord au débarquement le plus voisin de l’atelier des
mâts, pour porter promptement à ce poste le plus nombreux
et le plus important secours, avec l’avis de ce qui venait de se
passer. L’officier découvrit en chemin la chaloupe du Castries
et le canot de M. Marion échoués ensemble sous le village de
Takouri, et entourés de sauvages armés de haches, sabres et
fusils, qu’ils avaient pris dans les deux bateaux, après avoir
égorgé nos gens.
„ L ’officier, pour ne rien compromettre, ne s’arrêta pas à cet
endroit où il aurait pu facilement dissiper les sauvages et reprendre
les bateaux; il craignait de ne pas arriver à temps au
poste de la mâture. Il se conforma à l’ordre qu’il avait reçu d’y
porter promptement du secours, avec l’avis des événcmcns tragiques
de la veille et du matin.
» Je me trouvais heureusement au poste; j’y avais passé la
nuit; je n’avais pas dormi; et sans savoir rien du massacre de
M. Marion , j’avais fait faire bonne garde. J’étais sur une petite
montagne, occupé à diriger le transport de nos mâts , lorsque,
vers les deux heures après midi, je vis paraître un détachement
marchant en bon ordre avec des fusils armés de baïonnettes,
que je reconnus de loin, à leur éclat, pour n’être pas les armes
ordinaires des vaisseaux.
» Je compris aussitôt que ce détachement venait nous annoncer
quelque événement fâcheux. Pour ne point effrayer
nos gens, dès que le sergent qui marchail à la tête fut à la
portée de la voix , je lui criai d’arrêter, et je m’approchai pour
apprendre seul ce dont*il pouvait être question. Lorsque j’eus
entendu ce rapport, je défendis au détachement de parler, et
je me rendis avec lui au poste.
» Je fis aussitôt cesser les travaux , rassembler les outils, les
armes; je fis charger les fusils, et partager entre les matelots
tout ce qu’ils pouvaient emporter. Je fis faire un trou dans une
de nos barraques pour enterrer le reste ; je fis abattre ensuite la
barraque, ctdonnai o r d r e d’y mettre le feu, pourcaclier sous les
cendres le peu d’outils et ustensiles que j’avais fait enterrer,
faute de pouvoir les emporter.
« Nos gens ne savaient rien des malheurs arrivés à jM. Marion
et à leurs camarades; j’avais besoin, pour nous tirer d’embarras,
qu’ils conservassent leur lêlc. J’étais entouré de sauvages
armés, et je ne m’cn étais aperçu qu’au moment où le
détachement m’avait joint, et après que le sergent m’eut fait
son rapport. Les sauvages, rassemblés par troupes, occupaient
toutes les hauteurs.
» Je partageai mon détachement que je renforçai de matelots
armés de fusils, partie à la tète précédés du sergent, et partie à
la queue; les matelots, chargés d’outils et d’effets, étaient au
centre; je faisais l’arfière-garde. Nous partîmes au nombre
d’environ soixante hommes; nous pa.ssâmes au travers de plu-
.sieurs troupes de sauvages, dont les différens chefs me répétaient
souvent ces tristes paroles : Takouri mate Marion , c’est-
à dire, le chef Takouri a tué Marion. L ’intention de ces chefs
était de nous effrayer, parce que nous avons reconnu que chez
eux, lorsque le chef est tué dans une affaire, tout est perdu
pour ceux qui le suivent.
» Nous fîmes ainsi près de deux lieues jusqu’au boi’d delà mer
où les chaloupes nous attendaient, sans être inquiétés par les
sauvages qui se contentaient de nous suivre sur les côtés , et de
nous répéter souvent que Marion était mort et mangé. J’avais
dans le détachement de bons tireurs qui, entendant dire que
M. Marion était tué, brûlaient d’envie de venger sa mort, et
me demandaient souvent la permission de casser la tête à ces
chefs qui semblaient nous menacer. Mais il n’était pas temps