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jamais à terre que bien armés; nous ne laissions pas aborder
nos vaisseaux par les sauvages avec leurs armes. Mais enfin la
confiance s’établit au point que M. Marion ordonna de désarmer
les chaloupes et les canots, lorsqu’ils iraient à terre. Je fis
tout ce qui dépendit de moi pour faire rétracter cet ordre; et,
malgré les caresses des sauvages, je n’oubliai jamais que notre
devancier, Abel Tasman, avait nommé haie des Meurtriers
celle où il avait atterre dans la Nouvelle-Zélande. Nous ignorions
que M. Cook l’eût visitée depuis, et reconnue tout entière
; nous ignorions qu’il y avait trouvé des anthropophages,
et qu’il avait failli être tué dans le même port où nous étions
mouillés.
» II est bien étonnant que ces sauvages q u i, l’année précédente,
avaient vu un vaisseau français et un vaisseau anglais,
qui avaient traité avec eux, et devaient nécessairement avoir
eu de ces vaisseaux, du fer, des toiles et autres effets d’Europe,
ne nous aient jamais rien laissé apercevoir de tout cela , et ne
nous aient pas donné à comprendre qu’ils avaient déjà vu d’autres
vaisseaux que les nôtres ; il est vrai que les effets même que
nous leur donnions tous les jours ne reparaissaient plus, et que
nous n’en trouvions jamais aucunes traces en parcourant leurs
villages et en visitant leurs maisons.
» M. Marion, parvenu à la plus grande sécurité, faisait son
bonheur de vivre au milieu de ces sauvages. Quand il était
dans le vaisseau, la chambre du conseil en était toujours
pleine; il les caressait, et, à l’aide du Vocabulaire de Taïti, il
tâchait de se faire entendre d’eux; il les comblait de présens.
De leur côté, ils connaissaient parfaitement M. Marion pour
le chef des deux vaisseaux: ils savaient qu’il aimait le turbot,
et tous les jours ils lui en apportaient de fort beaux. Dès qu’il
témoignait désirer quelque chose , il les trouvait toujours à ses
ordres. Lorsqu’il allait à terre tous les sauvages l’accompagnaient
avec un air de fête et des démonstrations de joie ; les
femmes, les filles, les enfans même, venaient lui faire des caresses
: tous l’appelaient par son nom.
. Le nommé Takouri, chef du plus grand des villages du
pays, lui avait amené sur le vaisseau son fils âgé d’environ quatorze
ans, qu’il paraissait aimer beaucoup, et l’avait laissé
passer la nuit dans le vaisseau.
.) Trois esclaves de M. Marion avaient déserté dans une pirogue
qui submergea en arrivant à terre : Takouri fit arrêter
ceux qui ne s’étalent pas noyés, et les ramena à M. Marion.
« Un sauvage était entré un jour par le sabord de la sainte-
barbe , et avait volé un sabre ; on s’en aperçut ; on le fit monter
à bord , on le dénonça au chef qui le réprimanda beaucoup, et
pria de le mettre aux fers comme un matelot qui y était. On le
renvoya sans correction.
» Nous étions si familiers avec ces hommes , que presque tous
les officiers avaient parmi eux des amis particuliers qui les suivaient
et les accompagnaient partout. Si nous étions partis
dans ce temps-là, nous eussions rapporté en Europe l’idée la
plus avantageuse de ces sauvages : nous les eussions peints dans
nos relations comme le peuple le plus affable , le plus humain,
le plus hospitalier qui existe sur la terre.
» Le 8 ju in , M. Marion était descendu à terre, toujours accompagné
d’une troupe de sauvages. Il y fut aecuiÿlli avec
des démonstrations d’amitié plus grandes encore que de coutume
; les chefs des sauvages s’assemblèrent, e t , d’un commun
accord, le reconnurent pour le grand eliefdupays; ils lui placèrent
au sommet de la tête, dans les cheveux, les quatre
plumes blanches qui distinguaient les chefs. Il revint sur son
vaisseau, plus content que jamais de ces bons sauvages.
„ Dans le même temps , le jeune sauvage que j avais pris en
affection, qui venait me voir tous les jours et me témoignait
beaucoup d’attachement, vint me visiter: c’était un jeune
homme beau, bien fait, d’une physionomie douce et toujours
riante ; il avait ce jour-là un air de tristesse que je ne lui avais
pas encore vu. Il m’apporta en présent des armes , des outils
et des ornemens d’un très-beau jade que je lui avais témoigné
désirer, .le voulus les lui payer par des outils de fer et des mou