28 PIECES JUSTIFICATIVES.
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les malades tenta inutilement de gagner le vaisseau. Elle ne put
pas même revenir au village, elle fut jetée dans une anse qu’on
nomma pour cette cause anse du Refuge. Elle fut obligée
d’y rester tout le temps de la durée du coup de vent. Nagui-
noui, chef de ce village, accueillit et reçut les malades dans sa
maison. Il leur prodigua tous les rafraîchissemens qu’il fut en
son pouvoir de leur procurer, sans vouloir accepter aucun salaire
de ses soins généreux. Ce ne fut que le 29 qu’il fut praticable
à la chaloupe de se rendre au vaisseau ; la tempête avait
fait perdre à Surville le canot qui était amarré derrière le vaisseau
; il le vit échoué sur le rivage de l’anse du Refuge. Ce
capitaine l’envoya chercher, mais les Indiens plus alertes s’en
emparèrent et le cachèrent si bien, que toutes les perquisitions
furent inutiles ; 011 soupçonna que les Indiens avaient coulé ce
canot dans une petite rivière que l’on remonta, et que l’on
descendit à diverses reprises. Surville, irrité de la perte de son
canot, fit signe à quelques Indiens qui étaient auprès de leurs
pirogues de s’approcher. Un d’entre eux accourut, il fut arrêté
et conduit a bord ; les autres moins confians prirent aussitôt la
fuite. On poursuivit cette hostilité en s’emparant d’une pirogue
et en brûlant toutes celles qui étaient sur le rivage. On mit le
feu aux maisons et aux villages; e t , après avoir ainsi porté l’effroi
et la désolation dans ces contrées, Surville quitta la Nouvelle
Zélande sans prévoir que cet injuste châtiment aurait les
suites les plus funestes pour les Européens qui auraient le malheur
d y aborder. Infortuné Marion, voilà la vraie cause de
votre mort et du massacre des Français qui vous ont suivi ! Ne
cherchons pas d’autres motifs; il est bien douloureux pour
nous d’être encore forcés de les aggraver. Notre qualité d’historien
nous impose le devoir de tout dire, et cette tâche est
cruelle lorsqu’elle peut servir à accuser d’injustice et d’ingratitude
un habile navigateur et un marin d’une haute distinction.
Il faut donc que je fasse connaître au lecteur que l’Indien qui
fut arrêté, était le chef Naguinoui, qui avait reçu les malades
dans sa maison avec autant d’humanité que do désintéressemcnl,
et encore dans une cireon.stance infiniment critique ;
car la tempête, qui dura trois jours, avait mis le vaisseau à tout
moment dans le danger de sc perdre à cette côte. On aurait
sans doute pu connaître plus particulièrement par ce chef les
productions et les moeurs des peuples de la Nouvelle-Zélande.
Mais on ne trouve, dans les journaux du Saint-Jean-Baptiste,
que la date de sa mort, à la vue des îles de Jean-Fernandès,
le 12 mars 1770. Le journal de Potier de l’Orme, que nous
avons sous les yeux , nous apprend qu’il commandait la chaloupe
où étalent les malades avec le chirurgien Duluc, lorsque
Naguinoui offrit si généreusement sa maison pour y déposer
les malades et leur donner tous les secours que cette contrée
pouvait offrir. Après avoir fait un bel éloge de l’humanité de
ce chef, qui passait pour avoir dans le pays une grande autorité
, il ajoute ; « Je fus très-surpris de voir que l’Indien qu’on
» conduisait abord, pieds et mains liés, était ce chef qui, à
■> mon arrivée à l’anse du Refuge, m’avait fait apporter du pois-
» son séché, sans exiger de paiement, avec l’air du monde le
» plus compatissant. Cet infortuné ne m’eut pas plutôt reconnu,
» qu’il se jeta à mes pieds, les larmes aux yeux , en me disant
„ des choses que je n’entendais pas, et que je pris pour des
„ prières, d’intercéder en sa faveur et de le protéger, parce qu’il
„ m’avait rendu service dans une circonstance où j’en avais le
>) plus grand besoin. Je fis pour cet homme tout ce qui était en
„ mon pouvoir pour lui montrer qu’on ne voulait pas lui faire
„ de mal. Il me serrait dans ses b ras, et il me montrait sa terre
» natale qu’on le forçait d’abandonner. Heureusement pour
» moi, le capitaine le fit mener dans sa chambre de conseil,
" car il me faisait peine de voir cet homme alarmé du sort
» qu’on lui préparait. » On conçoit qu’il devait être très-inquiet,
car lorsqu’il fut plus rassuré, il apprit à Potier de l’Orme
que, lorsqu’ils font des prisonniers, ils les saisissent par la touffe
de cheveux qu’ils portent sur le sommet de la tête , et les tuent
d’un coup de leurs assommoirs sur la tempe. Ils partagent entre
eux par morceaux le cadavre pour en faire un horrible festin.