I
PIÈCES JUSTIFICATIVES.
le trajet était si grand, que nous eussions été plus fatigués de
nous faire porter que de passer à gué. Nous nous dépouillâmes
donc d’une partie de nos vêtemens, et nous passâmes le marais
à gué.
Après l’avoir traversé, nous entrâmes dans une contrée tapissée
de fougères et très-découverte à plusieurs milles à la
ronde. La partie sur laquelle nons passâmes était graveleuse,
et en général d’une médiocre qualité.
Le vent augmenta vers le soir, et souffla avec violence du
côté pluvieux, tellement que nous avions la perspective d’une
nuit très-liumide, sans un seul arbre pour nous abriter de l’o-
rage, jusqu’à buit milles du marais que nous avions traversé.
A cette distance sc trouvait un bois où passait notre route; nous
étions impatiens de l’atteindre, s’il était possible , afin de nous
abriter contre le vent et la pluie. Dans ce but, nous bâtâmes
notre marcbc , et nous arrivâmes sur le bord du bois vers neuf
beu res.
Alors la pluie commença à tomber avec violence. Les naturels
coupèrent des branches d’arbres et des rameaux de fougères,
et nous firent une petite cabane sous les arbres pour
nous procurerquelqueabri.Lessombresnuages qui couvraient
le c iel, les épaisses ténèbres des bois, le mugissement du vent
au travers des arbres, le bruit de la pluie tombant sur leur
épais feuillage, joints à l’idée que nous étions littéralement aux
extrémités de la terre, par rapport à notre patrie, entourés de
cannibales que nous savions se repaître de chair humaine, et
tout-à-fait en leur pouvoir, l’étonnement de sentir nos esprits
exempts d’inquiétudes ; toutes ces circonstances, dans une pareille
situation , excitaient dans nos, coeurs des sensations
étranges et en même temps tellement opposées, qu’il m’est
impossible de les décrire.
Long-temps je restai absorbé dans ces pensées, assis à l’abri
d’un pin majestueux. Enfin, je m’enveloppai dans un man-
teau J et je m'étendis par terre pour dormir.
29 septembre 1819. Nous nous sommes levés au point du
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jour; sur-le-cbamp les naturels ont allumé leur feu, et ont
préparé à déjeuner; à peine a - t - i l été fini, que nous nous
sommes remis en route.
Après avoir marché dans le bois un mille environ, par un
chemin rendu très-pénible , tant par la pluie abondante de la
nuit que par les racines d’arbres qui couvraient le terrain ,
nous nous retrouvâmes dans une contrée découverte. La pluie
tombait encore, avec beaucoup de force. Quand nous eûmes
marché environ six milles, nous arrivâmes près d’un autre
bois que nous devions traverser. Avant d’y entrer, les rayons
du soleil, sur lebord d’un nuage , vinrent doreiTe revers d’une
colline éloignée. Un Nouveau-Zélandais qui marchait à côté
de moi, fixa mon attention sur l’endroit où brillait le soleil,
et me demanda si je le voyais : ayant répondu affirmativement :
« C’est le Waidoua, dlt-il, c’est l’esprit du père de Sbongui. »
Les chefs de la Nouvelle-Zélande sont pleins d’orgueil; plusieurs
, de leur vivant même, usurpent les attributs de la divinité
, et se font traiter de dieux par leur peuple. Les naturels
appellent quelquefois Shongui un dieu, quand il s approche
d’eux, dans les termes suivans : « Jïre mai, Aire mai,
Atoua!... Viens ic i, viens i c i , Dieu ! » Cette manière de rendre
les honneurs divins aux chefs remplit leur imagination des idées
les plus orgueilleuses et les plus profanes toucbant leur importance
et leur propre dignité. Quand ils meurent, leur postérité
déifie leurs esprits partis et leur offre ses prières. I c i , le
Nouveau-Zélandais comparait Vesprit parti du père de Shongui
à la gloire du soleil. Tout cela prouve évidemment la vénération
qu’ils témoignent pour les mânes de leurs ancêtres, el
l’empire que le prince de ce monde exerce sur leurs ames.
La route entière qu’il nous fallut faire dans cet horrible
bois, est la plus mauvaise que j’aie jamais vue. Les racines
des arbres étaient tellement entrelacées sur le sol, qu il était
aussi pénible de marcber dessus que sur des barres de fer arrondies.
Il nous fallut plusieurs heures avant d’en être débarrassés.
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