
enferme le moindre , & le furpaffe ; de forte que
fi une épée a quelque force d’elle-même , plufieurs
epées jointes enfemble en auront davantage, ôt
de deux poids, le fort emporte le faible, n
Comme l’autorité d’un auffi grand Capitaine
pourroit perfuader une opinion qui n’eft peut-être
pas abfolument vraie, il ne fera pas inutile de discuter
cette opinion , & les preuves qui en forment
la bafe.
On peut douter qu’Alexandre ait mené cent
vingt mille combattants dans les Indes. Il ne pafTa
en Afie qu’avec trente - cinq ou quarante mille
hommes : il ne croyoit donc pas qu’une grande
armée fût néceffaire pour de grandes chofes ; &
il devoit encore moins avoir cette opinion , lorfqu’il.
fe fut rendu maître de l’empire de Darius avec
cette petite armée. S i, pour la conquête de l ’Inde,
il augmenta fes troupes , autant que le dit Quinte-
Curce, ce ne put être qu’en prenant pour auxiliaires
ces mêmes peuples qu’il avoit fournis fi
facilement, & qui ne dévoient pas lui être ' d’un
grand fecours, & il n’ignora point que c’étoit fon
armée qu’il augmentoit, &. non pas fes forces. Le
récit des autres hiftoriens ne donne pas lieu de le
croire : mais, quoi qu’il en foit , s’il le fit-, ce
ne fut pas l’utilité, la néceflité qui le détermina;
ce fut uniquement le fafte & l’apparence de grandeur.
Si les Romains eurent à Cannes quatre-vingt
fept mille hommes , à quoi leur fervit ce nombre,
fi ce n’eft à livrer, aux Carthaginois un butin plus
riche |
JJ armée des Princes croifés, parmi lefquels écoit
Godefroi de Bouillon, étoit, dans l’Afie mineure ,
de cinq cents mille hommes d’infanterie & cent
trente mille de cavalerie. Ce ne fut point Godefroi
qui en régla le nombre & en eut le commandement.
Chaque chef commandoit fes troupes -, & ils agil-
foient vraifemblablement de concert. 11 eft vrai
que nos hiftoires parlent fur-tout de Godefroi de
Bouillon ; mais celles des Sarrafins parlent beaucoup
plus du comte de Touloufe.
Cette nombreufe armée eut des fuccès éclatants.
Cependant on n’en peut rien conclure pour l’utilité
& la néceflité du grand nombre. Les Sarrafins
n’étoient pas inférieurs en ce point aux Croifés ;
ainfi les deux partis avoient même embarras pour les
mouvements & pour les vivres ; mais les Chrétiens
étoient couverts d’armes défenfives que leurs ennemis
n’avoient pas , & ils connoiffoient un peu
plus Vart de la-guerre : c’eft à ces deux avantages
qu’il faut attribuer leurs vi&oires.
, Que fit Charles V en 1532, fi ce n’eft une in-
curfion à Tunis , avec quarante mille hommes ?
Et l’empereur Maximilien I I , qui, à la tête de fa
nombreufe armée , laiffa tranquillement prendre
.Zîgeth, & maffacrer le i&ave Sérin avec toute fa
garnifon ? Qu’ont fait de grand tous les autres chefs
que cite Montécuculli ? De l’aôe à la puiffance,
.dit-il , la conféquence eft infaillible. Ce raifon- \
nement, très jufie en lui-même , n’a ici aucune
valeur, parce qu’il eft fondé fur une fuppofition
fauffe.Une puifiance qu’il eft impoffible d’employer
celle d’être puiffance , ce n’eft qu’une ignorante
oftentation. Une feule main ne maniera bien qu’une
feule arme ; donnez-lui en deux , vous lui ôtez
toute fa puiffance. Te l homme lance une pierre
avec adreffe ; mettéz-le à côté d’un rocher, il ne
fera pas à craindre. De même , tel général maniera
bien un certain nombre de troupes; au-delà, c’eft
pour lui le rocher.
Au fond, la penféè de Montécuculli n’eft pas
ce qu’elle paroit : Il étoit trep éclairé pour s’y
tromper. Ce qu’il dit ailleurs en eft une preuve
évidente. Il ne demande pour la force des armées
qu’une proportion fuffifante. « Pour faire une jufte
réfiftance, & oppofer , dit-il, au Turc des forces
équivalentes , il faut fe propofer une armée , qui
ne foit ni fi groffe qu’il foit impoffible de la mettre
fur pied & de l’entretenir ; ni fi foible, qu’elle ôte
l’apparence raifonnable d’obtenir ce qu’on prétend,
qui eft la viâoire. .
Demander "pour cela deux cents mille hommes ,
ce feroit vouloir l’égalité, & non la proportion ,
& témoigner peu de courage , d’efprit, & d’habileté.
En demander vingt ou vingt-cinq mille , la disproportion
eft trop grande : c’eft un défaut d’expérience
& un excès de témérité. Le trop grand
nombre produit la confufion, & ne trouve ni à
c^tnper,ni de quoifubfifter. Le trop petit nombre
eft incapable d’éxecuter, méprifable, & fans confiance
de foi-même.
11 faut donc que la principale armée qu’on op-
pofe au T urc, foit de cinquante mille combattants,
c’eft-à-dire vingt - huit mille hommes de pied ,
deux mille dragons , dix-fept mille chevaux pe-
famment armés , & trois mille chevaux légers»
Celle des Romains étoit à-pëu-prës de ce nombre,
quand les deux années confulaires étaient jointes :
cela faifoit quarante mille hommes de pied ,>■ &
huit mille chevaux; & avec ces forces , ils ont
vaincu de très puiffantes nations. L ’empereur Maximilien
demanda aux états de l’empire ce même
nombre de troupes , pour faire la guerre au Turc ;
ç’eft-à-dire , quarante mille hommes de pied, &
huit mille chevaux.
Avec une telle ârmée on pourra tenir la campagne
contre le Turc, & combattre dansToccafion;
ce qui doit être le but de celui qui fait la guerre.
Sans ce nombre on ne peut ni demeurer en pré-
fence de l’ennemi, ni en venir à une bataille ,
ni former un fiége , ni fëcourir une place , ni
foutenir la réputation de fes armes : on eft réduit
à fe cacher , tantôt dans un lieu , tantôt dans un
autre , à demeurer fans rien faire, & à voir fes
propres pertes fans y pouvoir rémédier. On augmente
le courage aux ennemis, on l’ôte aux fié ns ;
on met le pays au défefpoir, on fait méprifer fes
armes, on laiffe tout ruiner ; parce que le Turc ,
ayant en tête une armée trop inégale, on la force
dans fes logemens, on brûle les fourrages aux en- j
virons, on lui coupe les vivres & on l’affame , on
lui empêche la retraite , on l’oblige à décamper ,
pour, la défaire dans la marche , , on l’enferme &
on la contraint de fe rendre à difcrétion & de fubir
le joug , comme il arriva aux Tranfilvains en
Pologne l’an 1557, airc'omte de la Tour , général
des Suédois., en 1633 , en Silène , & autrefois à
Craffus chez les Parthes. ».
Ainfi Montécuculli ne demandoit que cinquante
mille hommes , contre ces grandes armées >turques
de deux ou trois cents milles hommes. 11 ne vouloit
donc que le nombre fuffifant pour entreprendre
fur fes ennemis , & regardoit comme inutile entre
leurs mains tout l’excédent de leurs forces. 11 re-
connoiffcit donc une certaine mefure du nombre
des troupes , au-delà de laquelle un général ne
fçaüroit en. des circonftances données en trouver
l’emploi : par conféquent c’étoit à fes yeux un
avantage de n’avoir à fes ordres que cette mefure
de troupes : le furplus lui paroiffoit un obftacle à
de grands fucçès.
C ’étoit auffi l’avis du maréchal de Saxe : il
difoit qu’avec une armée de foixante mille hommes ,
un général pouvoit s’pppofer à quelqu'a rm é e que
ce fût ; & on lit dans tes mémoires- : « Ce n’eft
ni la valeur, ni le nombre , ni les richefies qui
manquent aux Turcs ; c’eft l’ordre & la difcipline.
A la bataille de Pétervaradin , ils étoient au-delà
de cent mille hommes ; nous n’étions que quarante
mille, &. ils furent battus. »
>3 Les petites a rm é e s , dit le maréchal de Puyfegur,
fe meuvent avec facilité. Un général , foit dans les
marches, foit dans les champs de bataille , eft à
portée de tout voir , de fe porter facilement de là
tête à la queue , ou de là droite à la gauche de
fon armée ;..de pouvoir reconnoître l’étendue du .
îerrein où il faut combattre & placer fes troupes ;
faire , en conféquence de caufe , palier fes ordres
de la droite à la gauche, par le moindre lignai
lait au moyen d’un étendard ou autre marque qui
puifie être apperçue , quoique je ne l’ai jamais vu
pratiquer ni ouï-dire qu’il l’ait été parmi nous.
On trouve par-tout une grande facilité à faire
fubfifter une pareille armée , vu le peu de co-n-
fommation qu’elle fait en comparaifon d’une grande ;
& par conféquent elle eft rarement contrainte de
quitter les pbftes qui lui font importants, par le défaut
de fourrages & d’autres circonftances.
11 n’en eft pas de même à l’égard des grandes
a rm ées. Elles font obligées de marcher fur un grand
nombre de colonnes ;!ans quoi elles n’avanceroient
pas , & elles tiennent dans leurs marches quatre
ou cinq lieues d’étendue. Dans leurs camps ou
champs de bataille , elles tiennent un efpace de
deux ou trois lieues en longueur , de forte que,
.quand ce feroit dans une plaine raze , un général
n’en pourroit voir l’étendue ,par conféquent donner
aucun fignal avec un étendard , ou ,autre marque
qui pourroit être vue , comme faifoit Céfar à Fhar-
| fale, ou en cTàutres occafions. Il faut donc , fi le
fignal eft néceffaire, que le général ait recours
à ce qui peut être entendu. Mais , fuppofez que
de fa- droite il le fît faire a fa gauche , par un
coup de canon ; fi I9 vent n’y eft pas tourné,
le coup ne s’y entendra point. Il eft encore né-
ceffaire que , pour donner des ordres juftes, le
général ait dans fa tête une connoiffance exaâe de
tout le pays qu’occupe {on armée ; ce qui eft difficile
non feulement dans les marches , mais dans
les champs de bataille, quand on eft obligé de
les prendre promptement, n’ayant pas eu le temps
d’en prendre d’avance la notion néceffaire. Il faut
donc , malgré lui, qu’à l’endroit où il n’eft pas,
chaque officier général inférieur, fafle fa charge.
Quand cela arrivera , l’un entreprendra mal-à-
propos, comme il eft arrivé à Fribourg au fécond
combat. A un autre, il fe préfentera une bonne oc-
cafion ; mais il ne voudra rien hafarder de fon chef,
& fouvent il ignorera les intentions du général:
d’autres , qui le trouveront commandés , tireront
la meilleure partie des troupes , pour les mettre
où ils font, fans examiner s’ils ne dégarniffent pas
trop d’autres endroits. Il ne fuffit pas d’avoir-une
partie des généraux inférieurs qui Toit capable &
appliquée : il faut qu’ils le foient touts. Car, fi celui
qui a le commandement fupérieur d’une divifion
ne l’eft pas ; quand celui qui lui eft fubordonné.
le feroit, il ne pourroit peut-être pas- remédier
aux fautes que l’autre auroit pu faire. 11 y a encore
bien d’autres inconvénients à l’égard des fourages
& autres fubfiftances pour ces grandes armées.
C ’ëft une étude & une connoiflance que l ’on ne
peut tenir que de ceux qui en ont été long-temps
chargés , & qui s’en feront acquittés par règles &
par principes ; ce qui eft rare à trouver : fans quoi
cependant l’qn fait bien des fautes, dont meme
on ne s’apperçoit pas. lien eft de même des marches
& armées , des camps, champs de bataille , & de
bien d’autres parties de la guerre , dont on n’a ni
théorie ni pratique. Combien trouveroit-on de lieu-
tenants-généraux & de maréchaux de camps , qui
n’ont jamais été commandés pour marquer un
camp ni pour reconnoître des champs de bataille.
Quant aux marches, ils ne s’en mêlent point. 3>
Voilà ce que nous enfeignent nos maîtres. • En
fe tenant dans les juftes bornes du refpeâ dû à
leur génie, à leurs talents, à leurs lumières , à
leur expérience , il ne fera peut-être pas inutile
d’analyier leurs idées fur cette matière, de crainte
que ce même refpeci ne faffè porter leurs principes
jufqu’à un excès qu’ils auroient eux-mêmes
. condamné.
Cet excès feroit de croire que le nombre n’eft
abfolument rien , & qu’une armée de quarante ou
cinquante mille hommes peut fuifire dans toutes
les circonftances & combinaifons poffibles,- même,
comme le dit Paul Hay du Châtelet, à faire la
conquête de l’univers. Cependant, fi cet auteur ,
à la tête de fon invincible armée , eût rencontré