
beaux de chair, des têtes, des jambes, des bras,
fanglants ôc informes ieparés du tronc. ïi n’y a
point d’hommes qui-, trouvant dans une forêt les
reues hideux d’un homme devenu la proie d’un
tigre, d’un loup, ou d’un ours, ne plaignît ce
malheureux , ne déteftât l’animal cruel qui Fa
privé de la v ie , & ne defirât l’anéantiffement de
cette^bête féroce Ck de fa race toute entière. Cependant
quelle différence entre l’horreur de ces
deux fpeécacles ; entre le fentiment d’indignation
que doivent infpirer leurs caufes 1 Le tigre eft l’inf-
trument d’une nature aveugle, il n’a que ce moyen
de fe conferver : c’eft un mouvement qui fe communique,
une force qui en pouffe une autre. Dans
l ’autre exemple l'homme veut le mal, la chofe op-
pofée à fon intérêt, à la fupériorité & à la perfec- '
tion de la nature. Il s’unit en fociété pour fup-
pléer a la foibleile individuelle ; ôc, violant enfuite
les loix de la nature, il renonce à la raifon qui les
lui avoit montrées, il rompt les liens qu’il a formés,
ôc s’abaiffe jufqu’à la claffe déteftée des
brutes féroces qui fe repaiffent de chair & de fang.
Il y defcend par choix, puilqu’il pourroit fubfifter
de mille manières différentes. Pour quelques vils
aliments,il va égorger des hommes : mais en ceci
le ftipendiaire n-’elt pas le plus barbare. Celui qui l’y
induit ôc le lui ordonne l’eft infiniment davantage.
O u i, le prince qui ordonne le premier la guerre eft I
un infenfé féroce, un tyran, un fléau de l’humanité
plus deftruâeur quelapefte.Sfquelques-uns des dominateurs
de l’efpèce humaine ont affez peu de raifon
& de lumières pour ne pas voir combien de maux
la guerre la plus heureufe fait à leurs peuples Ôc à
eux-mêmes, qu’ils viennent aux champs de bataille ;
j ’ofe croire que l’efpace affreux de la terre ôc des
eaux couvertes de morts, & fouillées de fang humain
rappellera quelque fentiment d’humanité au
fond de leur ame, ôc que le fouvenir de ces horreurs
arrêteroit leur main, fi un miniftre fangui-
naire leur demandoit de figner le plus fimefte des
ordres.
Mais, quelque barbare que fort la fureur qui
règne dans un combat, les crimes qui le fuivent
font plus cruels ôc plus déteftabies. Ma vue fe dé-
tourneroit de ces tableaux affligeants, ôc ma main fe
refuferoit à les tracer, fi je n’efpérois qu’une peint
r e fidèle de ces aérions qui font l’opprobre de
l’efpèce humaine peut l’en éloigner, & la rappeller
à l’état de raifon, de paix, ôc de bonheur
#lont elle eft' capable. Pendant la nuit qui luit un,
combat , il y a des monftres errants dans l’ombre Ôc
le filençe, pour chercher leur proie : ils dépouillent
les morts, hâtent fouvent la fin des mourants , entendent
fans pitié les plaintes ôc les demandes des
bleffés ; ôc, s’ils y trouvent ou foupçonnent le
moindre intérêt, ils étouffent en eux le refte du feu
de vie que la nature & l’art auroient ranimés. Les
officiers chargés de recueillir les bleffés, foit des '
leurs, foit des ennemis, doivent apporter la plus
grande attention à cç quç ceux qui font à leurs
ordres remplîffent leurs devoirs avec touts les foins
que l’humanité demande. Quelques faints qu’ils
foient, ces devoirs ne font que trop fouvent violés.
On examine avec négligence ;on abandonne
légèrement, quelquefois fans raifon, ôc même fans
prétexte. La vigilance & la fermeté des officiers
commis à ce pieux emploi doivent empêcher ces
crimes.
Les a&es d’inhumanité dont je viens de parler
pourroient paroître exagérés fi je n’en donnois pas
quelque exemple. Celui, du chevalier de Feuque-
rolle à Ramillies me paroît le plus mémorable ôc le
plus touchant. Il a donné lui-même en ces mots le
récit de fes malheurs ôc de fes fouffrances.
« J’avois l’honneur de fervir le roi dans la compagnie
des gendarmes de fa garde. Nous étions
campés à quelques lieues au-delà de la D ille , ÔC
nous ne fçavions pas même ce que nous deviendrions
; tant il y avoit peu d’apparence qu’il dût
y avoir une aérion : quand fur le foir de la veille
de la Pentecôte', la maifon du roi reçut ordre ,
auffl bien que toute la cavalerie , de tenir fés
chevaux au piquet. Cette précaution nous fit con-
noître que les ennemis nétoient -pas fi éloignés
que nous nous l’étions figuré ; ôc nous ne fûmes
point trompés dans nos conjeâures. Le lendemain ,
jour de la Pentecôte , comme nous étions à la
meffe à la pointe du jour, nous entendîmes fonner
le boute-felle dans le moment que le prêtre en
étoit à la confécration ; nous courûmes à nos chevaux,
ôc prefqu’en même temps toute l’armée
marcha. Nos avant-gardes découvrirent bientôt
celles des ennemis, ôc nous n’eûmes plus aucun
lieu de douter qu’il ne fallût en venir aux mains.
Je ne m'arrêterai point à décrire la difpofition
de notre armée , non plus que l’ordre de celle
des ennemis, parce qu’il y a peu de perfonnes
qui n’en ayent été pleinement inftruites : il me fuf-
fira de dire que , fur le premier avis , nous^nous
avançâmes vers Ramillies , où notre armée fe
rangea en bataille. Les ennemis ,. de leur côté ,
après avoir tiré touts les avantages qu?ils purent,
Ôc de la fituation de leur camp , & de l’arrangement
de leurs troupes , & après avoir fait paffer
la cavalerie à leur gauche, vinrent brufquement
attaquer notre droite.
Les gardes du roi foutinrent ce premier choc
avec la vigueur qui leur eft ordinaire ; mais enfin
ils fe trouvèrent fi inférieurs çn nombre à ceux
qui les attaquoient,, qu’ils furent obligés de céder.
Prefque au même -moment un de leurs efcadrons
fe détacha de fa ligne , ôc s’avança vers nous à
grands pas ; nous le chargeâmes aufîitôt, le taillâmes
en pièces, laiffâmes le commandant fur la
place , criblé de coups, ôc perçâmes jufqu’à leur
troifième ligne.
Les chevaux-légers de la garde du r o i , & les
moufquetaires les poufsèrent avec la même vigueur,
ôc nous les mîmes entièrement en déroute ; mais
il flous en coûta le prince Maximilien-; qui , fui-
vant trop les mouvements de fa valeur Ôc de fon
courage , fut tué dans la mêlée. Comme nous
revenions fur nos pas, nous apperçûmes qù’ils
commençoiept à fe rallier à notre droite , ôc vîmes
venir à nous un gros de leur cavalerie toute fraîche,
qui s’avançoit au petit trot le piftolet à la main.
Il fallut l’enfoncer , & nous faire jour au travers ;
nous le fîmes en effuyant leur feu , qui nous
tua beaucoup de monde : le prince qui nous com-
mandoit y fut bleffé d’un coup de piffolet à la
cuiffe ; mais , quelque çonfidérable que fût fa blef-
fure, elle ne l’empêcha pas de continuer à nous
encourager par fon exemple. J’ÿ reçus un coup
de fabre fur la tête ; ôc, pour furcroît de malheur,
il nous fallut paffer,. par un marais prefqu’impra-
ticabie ; les ennemis nous ayant fermé touts les
autres chemins. Il ne fut donc pas queftion de
balancer : M. le marquis de Goulfler, pour nous
animer par fon exemple, s’y jetta lui-même des
premiers, ôc y périt. Je m’y jettai avec les autres ,
oc ne pouvant point avancer, parce que mon cheval
s’étoit, dès les premiers pas,. prefque entièrement
enloncé dans le bourbier, je le piquai, &
ennn par un dernier effort il s’en tira ôc m’ën
mit dehors. Je vis de loin nos étendards, autour
aefquels il n’y avoit qu’un très petit nombre de
mes camarades ; les autres ayant' prefque touts
etetues, bleffés, ou démontés. Je réfolus à quelque
prix que ce fût de les rejoindre ; ô c , fans m’em-
barraffer de la cavalerie ennemie qui étoit difper-
fee par pelotons , ôc au travers de laquelle il
falloit paffer , j’y courus à toute bride en effuyant
le feu qu’on faifoit dé toutes parts fur moi.
Quelques - uns de ces cavaliers fe détachèrent
pour me pourfuivre. Je les avois. prefaue touts
laiffés en arrière , ôc je n’a vois pas loirPa aller,
lorfqu’un d’entr’eux , m’ayant joint, me tira à bout-
touchant, fans me donner le temps de lui faire face,
un coup de piffolet qui m’emporta les deux yeux.
Je fus aufîitôt- environné des autres qui m’obligèrent
à mettre pied à terre , ôc l’un d’eux re-
connoiffant mon habit, cria , ei\ jurant : « il eft de
la maifon du ro i, point de quartier, il faut le tuer »,
oc me tira en même temps un autre coup qui me
brifa le crâne , ôc me fit tomber. Quelque étourdi
que je fuffe , je connus bien qu’il n’étoit pas à
propos de donner aucun figne de v ie , & je contrefis.
le mort. Ils me crurent tel , Ôc m’ôtèrent
mon habit, me fouillèrent, prirent ce que j’avois
d’argent, ôc fe retirèrent. J’entendis affez près de
moi quelque temps après un feu d’infanterie, qui
me fit croire que l’armée s’étant ralliée , le combat
alloit recommencer, & qu’ainfi je ne devois fonger
qu a perdre le peu de vie qui me reffoit ; étant
impoflible que je ne fuffe foulé , ôc écrafé par
cette multitude d’hommes ôc de chevaux qui dévoient
paffer ; mais ce n’é îo it, comme je l’ai appris
depuis , que le régiment des gardes de Bavière ,
qui etoit venu au marais pour en écarter l’ennemi.
Le kafard , ou pour mieux dire , la providence
ne permit pas que je fuffe en état de
profiter de ce fecours.
J’étois hors de combat, ôc fuivant toute apparence
, je devois être bientôt hors de tout be-
foin. J’étois étendu fur le champ de bataille , ÔC
baigné dans le fang qui couloit de mes bleffures :
je lentois mes forces s’affoiblir de moment en mo-
| ment ; Ôc, ff je confervois encore un refte de
î connoiffance, elle ne fervoit qu’à aigrir mes dou-
| leurs. J’entendois de touts côtés les plaintes 6c les
I les foupirs des mourants, 6c les mouvements de
| ceux qui, furmontant leur mal , tâchoient de fe
| retirer de ce cimetière animé. L’horreur de tant
| d’objets funèbres endormit, pour ainfi dire , mes
I maux ; j’étouffai mes douleurs ; ôc , ranimant un
! refte de vigueur , que la force de mon tempe-
j rament, ôc ma grande jeuneffe m’avoient con-
| lervé , je me levai pour aller chercher du fecours ;
( mais chaque pas étoit une chute pour moi ; mes
I pieds heurtoient à touts moments contre les corps
I de quelques "morts , ou de quelques mourants,
I qui me. fail'oient trébucher. A peine m’étois-je re-
! levé que je retombois ; ôc , dans la profondeur
I des ténèbres qui m’environnoient, je multipliois
I mes chutes fans pouvoir les éviter. Je marchai
cependant quelque temps ; mais enfin fatigué ÔC
épuifé par l’agitation que je m’étois donnée , je
retombai. Mes douleurs fe renouvelèrent alors ;
je les combattis ; je les offris au Seigneur ; je lui
demandai fon fecours, Ôc c’étoit aufli de lui feul
que j’en devois attendre : je reconnus fur-tout que
j’en avois befoin, quand je compris que je ferois
obligé de paffer la nuit dans cet état. Je dis ,
quand je compris que je devois paffer la nuit ;
car , fans les grenouilles qui commencèrent à crier
dans le marais dont je n’étois pas éloigné, je ne
me ferois point appefcu qu’elle fût encore venue.
Dans quels tourments , dans quelles inquiétudes ,
dans quels mouvements d’impatience ôc de réfi-
gnation la paffai-je, ôc que n’eus-je point à fouffrir ?
Il vint je ne fçai combien de payfans , que je
connus pour tels à leur langage ; je les appelai
touts. , je les priai, je les conjurai de me donner
du fecours ,ôc mes prières furent longtemps inutiles.
Il en vint cependant à,ia fin quelques-uns ; je leur
expofai mon état, je les fuppliai de m’en retirer ;
je leur promis qu’ils auroient tout lieu de fe louer
de ma reconnoilîance, ôc je les affurai que mes
libéralités dépendroient absolument de leur choix.
Ils m’écoutèrent affez tranquillement ; ôc , pour
toute réponfe, ils achevèrent de me dépouiller ,
en me difant pourtant qu’ils étoient très touchés de
ma fituation , mais qu’enfin je n’enreviendrois pas ;
que ce qu’ils pouvoient faire de plus avantageux
pour m o i, étoit de m’exhorter à prendre patience ,
ôc à avoir confiance en Dieu. Des exhortations fi
chrétiennes ôc fi touchantes ne les attendrirent pas