
On peut juger , d’après tout ce qu’on vient de
dire , combien il importe à un fouverain d’employer
pendant la paix fur fes frontières , & fur
celles de fes ennemis, des officiers capables par
leurs talents & leur expérience de faire la reçoit-
noiffance la plus exaâe des unes & des autres ; de
drèfler des mémoires & des plans fur l’état & les
environs des places ; fur la ligne de communication
de l’une à l’autre de ces places ; fur les poftes
les plus importants à occuper , & où il feroit ef-
fentiel de prévenir l’ennemi de quelque efpèce que
fût la guerre qu’on auroit à fai^e ; fur routs les
camps qu’on pourroit prendre ; fur toutes les marches
qu’on pourroit faire ; fur les fubfiftances 6i les fourrages
que fourniroit le pays , & c . Ce fut fur de pareils
mémoires que Louis XIV régla le plan de la
glorieufe campagne qu’il fit en 1672.
IV. La conduite d’une campagne eft la manière
d’exécuter le plan d’opérations qu’on a formé :
quelque réfléchi que foit ce plan , il arrive, dans
l ’offenfive comme dans la défenfive , une infinité
de circonftances qui le font néceffairement varier,
& qui rendent les événements.fort incertains , mais
principalement quand on elt inférieur, & qu’on ne
içauroit, pour ainfi dire , agir que d’après les projets
qu’on fuppofe à l’ennemi , & fuivant les mouvements
qu'on lui voit faire : c’eft pourquoi il eft
plus difficile de former un plan fixe de conduite &
de l’exécuter dans la deuxième efpèce de guerre
que dans la première , fur-tout quand celle-ci fe fait
à la fuite de quelque campagne heureufe. « La guerre,
dit le chevalier Folard , ne fuit pas toujours la
route qu’on fe propofe ; des changements peuvent
arriver, & un mouvement de l’ennemi, auquel on
ne s’attend pas , change fouvent tout un projet de
campagne, & tout ce qu’on s’étoit propofé de luivre.
Il faut bien , continue ,cet auteur , prendre garde à
c e c i, ou avoir plufieurs deffeins , plutôt que de
s’arrêter à un feul : fouvent une offenfive , quelque
bien concertée qu’elle foit, par ün mouvement fart
mal à propos, fe tourne malheureufement en défenfive
, & il faut d’autres mouvements pour re -
venir au premier projet. M. de Turenne entendoit
pa; faitement l’art de réduire fon ennemi, auparavant
prêt fur l’offenfive , à prendre la défenfive ;
mais quelle'profondeur de génie , d’expérience, &
de fcience ne faut-il pas avoir ? Souvent un mouvement
mal concerté , fans que l’ennemi y prenne
la moindre part, nous^réduit à cette extrémité : une
lettre interceptée, un fecret divulgué , & quelquefois
un mot lâché mal à propos & fans réflexion ,
font échouer tout le plan d’une campagne. Un ordre
exécuté une heure plus tard ou plutôt ruine cent j
deffeins entaffés les uns fur les autres , qui font une
fuitenéceffaire du premier, & des mefures prifes &
formées dans le cabinet ; enfin un rien, une bagatelle
la plus fortuite, changeant la face des affaires, nous
oblige à régler autrement l’état de la guerre, & la manière
de la faire & d’agir, contre le plan qu’on s’étoit
formé ». ( Commentaire fur Polybe , t. V 3 pag* 292-)>
Maximes générales pour une campagne d’ojfenjîvei
I. Le confeil , dit Montécuculi, eft la bafe dès
a étions. Il faut toujours délibérer avant d’agir.
Il eft du devoir, & du véritable intérêt du général
, d’appeller à fon confeil les officiers les plus
éclairés & les plus capables, & d’y traiter librement
avec eux de l’état refpeétif de les troupes &
de celles des ennemis , des marches qu’il devra
faire, des camps qu’il prendra, des difpofitions qu’il
; fera pour une bataille , & de tout ce qu’il pourra
1 entreprendre, &. de la manière de l’exécuter : il
faut fur-tout que ceux qui compofent fon confeil
foient fidèles , incorruptibles ; que l’envie de
plaire à lui ou à d’autres ne puifTe leur faire trahir
leurs lentiments ; qu’ils n’ayent ablolumènt d’autre
but que le bien commun. «Rien de plus dangereux
que ces gens adroits & tranfcendants, qui ont des
affeéfions & des vues particulières , auxquelles ils
facrifient l’utilité publique en ramenant tout le confeil
à leur avis ». ( L ’empereur Léon. ). ,
Il eft bon de confulter avec un certain nombre
d’officiers choifis’ tout ce qui fe peut faire ; mais ,
pour ce qu’on veut exécuter, il ne faut prendre
confeil que de ceux qui ont le plus d’expérience i
qui ont en différentes occafions montré de la capacité
& de l’intelligence, ou plutôt que de foi-
même.
« Le prince Eugène avoit coutume de dire qu’un
général, ayant envie de ne rien entreprendre, n’a-
voit qu’à tenir confeil de guerre. Cela eft d’autant
plus vrai que les voix font ordinairement pour la
négative. Le fecret même, qui eft fi néceffaire dans
la guerre , n’y eft pas obiervé ».
» Un général, à qui le fouverain a confié fes
troupes , doit agir par lui-même la confiance que
le fouverain a mife dans le mérite de ce général
M’autoriie à faire tout d’après fes lumières.
» Cependant je fuis perfüadé qu’un général à qui
même un officier fubalterne donne un bon confeil
en doit profiter ; un vrai citoyen doit s’oublier lui-
même , & ne regarder qu’au bien de l’affaire , fans
s’embarraffer fi ce qui l’y mène vient de lui ou d’un
autre , pourvu qu’il parvienne à fes fins ». ( I n f -
tru fiions militai] es du roi de Prujfe pour fes généraux
, article XXV. ).
II. Les meilleurs deffeins étant ceux qui font al>
folument ignoiésde l’ennemi avant leur exécution,
il eft effentiel d.’obfèrver le plus grand fecret lur
celui qui aura été arrêté dans le confeil ; un mot,
un ligne peut le faire entrevoir : fi I on apprend que
l’ennemi en ait eu connoiffance , on'doit le changer
auffi-tôt/'
Pour cacher fon deftein à l’ennemi , il faut fe
précautionner contre fes efpions, & fe méfier de
ceux que l’on emploie dans fon armée , qui fouvent
font livrés aux deux partis; ne fouffrir ni vagabonds
ni incônnus dans le camp ; garder à, vue
les prifonniers, ne pas croire trop facilement les
Rapports des déferteurs ; punir rigoureufement ceux
qui fe trouvent avoir des correfpondances avec
l’ennemi, ou qui révèlent ce qui leur a été confie ;
en un mot, comme le dit Montécuculi, réfoudre
feul. ' . * '
On peut encore en pareil cas employer les feintes
, foit en témoignant de la foibleffe, de la crainte,
foit en faifant démonflration d’attaquer un pofte ,
&. en fondant tout-à-coup fur l’endroit ou 1 on a
projetté de faire effort. « Il eft allez ordinaire, dit
M. de Maizeroy , de marquer un faux deftein,,pour
cacher le véritable ; mais le fublime de 1 art eft de
tromper par la vérité même ». ( Cours deTafiique,
maximes générales. )
III. Dès que la réfolution eft prife pour quelque
opération importante, l’exécution doit fuivre de
près. Il faut exécuter promptement & avec vigueur,
dit Montécuculi, ne plus écouter ni doutes ni fcru-
pules , & füppofer que tout le mal qui peut arriver
n’arrive pas toujours , foit que la providence le
détourne, ou que notre adreffe 1 évité -, ou que
l’imprudence de nos ennemis taffe qu’ils ne profitent
pas de l’occafion. ( M ém . de Montécuculi, liv .l3
chap. 4 , art. i.j.
« La célérité eft bonne pour le fecret , parce
qu’elle" ne laiffe pas le temps de divulguer les
chofes.
Il faut courir à l’improvifte fur l’ennemi qui n’eft
pas fur fes gardes, le lurprendre , & lui faire fentir
la foudre avant qu’il ait vu l’éclair.
L’in'terpofition de la mer , d’un fleuve , d’une
montagne , d’un paffage difficile , en un mot l’eloi-
gnement fert à^cela ; toutes ces chofes rendent l’attaqué
négligent , fur la fauffe confiance qu’il n’a
rien à craindre.
11 faut laiffer derrière , en un lieu fûr, tout ce
qui peut apporter du retardement, comme les bagages
, la/groffe artillerie , & quelquefois même
l ’infanterie , oü bien la mettre fur des charrettes ,
fur des chevaux, ou en croupe de la cavalerie.
Marcher en diligence , la nuit, par des chemins
lècrets &. peu battus.
La célérité fut la vertu particulière d’Alexandre
& de Cæfar , & dans la vérité elle produit des
effets merveilleux : l’ennemi ne fe croit en fûreté
nulle part, & on faifit le moment favorable de
chaque conjon£fure».( Montécuculi ,/iv. / , chap. 6,
art. 3.). Alexandre interrogé comment, en fi peu
d’années , il avoit terminé tant de chofes & fi importantes
, répondit, en ne remettant pas au lendemain.
ce que je pouvois faire le jour même.
Lorfque les ennemis s’aflemblent de plufieurs
provinces, il ne faut point attendre qu’ils foient
réunis pour les combattre. S’ils font difperfés , &
qu’on les furprenne dans leur marche, on' eft fûr
de les défaire entièrement.
” IV. Les entréprifes mûrement délibérées , &
qui fe font à propos , ont une bonne iffue ; niais
l’expérience nous apprend que tout ce qui fe fait
/témérairement & avec précipitation ne réuffit point
& caufe de grands maux ». ( Léon, ln f itution X X .) ,
11 faut donc-que toutes les démarches foient me-
furées , combinées , & les incidents prévus.
» V. La prudence pèfe tous les moyens , voit tous
les obftacles , & compare avec eux les poffibilités.
Mais il y a une forte de rafinement dans la prévoyance
qui eft très dangereux : il ne fe contente
pas d’appercevoir, les incidents , il en multiplie les
circonftances , il groffit les écueils , & jette dans
l’incertitude. Cet excès de circonfpeéfion rend timide
, & fait manquer par la lenteur les plus belles
occafions. Ce défaut eft celui des efprits trop fins
& trop fubtils , qui font plus propres pour conduire
des deffeins fecrets par la rufe & l’intrigue,
qu’à former des entreprifes ouvertes où il faut de
l’audace & de la promptitude. C ’étoit le caraélère
d’Ara'tus, ce général des Achéens , qui remplit,
dit Polybe , tout le Péloponèfe des trophées de fes
défaites. Il faut donc prendre garde d’être trop défiant
dans toutes fortes, d’affaires. 11 y a des bornes
à la prudence : les principaux obftacles levés ou
prévenus, on ne doit pas fe laiffer arrêter par mille
petites poffibilités.
VI. La hardieffe & la prudence doivent toujours
aller de concert ; mais il eft des cas où la
prudence confifte à fupprimer des précautions né-
ceffaires en d’autres temps. Agamemnon, voyant
fon camp forcé par les.Troyens, propofe de mettre
les vaiffeaux à l’eau, pour s’embarquer fi l’on ne
peut repouffer l’ennemi : f i vous le faites , lui dit
Ulyffe , vos foldats ne penferont plus à fe battre ; ils
courront vers les vaiffeaux , & tout fera perdu.
VII. Un courtifan , trop fenfible aux dilgraces ,
craint de hafarder fa- fortune , & n’ofe rien entreprendre
qu’à coup fûr : s’il eft mal habile , il fera
battu avec toute fa circônfpeüion. Un général ,
un officier même , doivent, ce me femble, joindre
à la capacité cette audace que donne le defir de la
gloire , & cette philofophie qui réfigne à tout événement.
( Mayçeroi Tafi. max. génér. )
VIII. Il faut, avant de rien entreprendre, former
fes magafins en plufieurs endroits , à la proximité
de l’armée , & fe procurer les moyens de les tranf-
porter facilement d’un lieu à un autre : avoir deS
guides qui ayent une connoiffance exa&é du pays,
qui s’accordent fur les chemins , paffages , débouchés
, &c. les diftribuér par-tout où ils feront né-
ceffaires , & les faire garder foigneufement : avoir
des efpions qui foient touts gens de confiance , &
qui ne fe connoiffent point les uns les autres pour
ce qu’ils font.
» IX. Quand on porte la guerre chez l’ennemi,
la règle eft de s’emparer des premières fortereffes,
pour ne rien laiffer derrière foi. Néanmoins on la
viole quelquefois pour ne pas perdre de temps, ni
fë confumer à l’attaque de plufieurs places. On
va droit à la capitale : cela d mande une armée
puiffante. Malgré cela on rifque d’échouer fi l’ennemi
a des forces en campagne, à caufe de la difficulté
de garder fes communications. Le prince