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prouver leur innocence attaquée, elles auroient
vu fouvent leur fortune & leurs terres devenir la
proie d’un voilin injufte & puiffant, où leur réputation
fuccomber fous les traits de la oalomnie ,
fi les chevaliers n’euffent toujours été prêts à s’armer
pour les défendre. C ’étoit un. des points capitaux
de leur inftitution, de ne point médire des
dames, ôc de ne point permettre que perfonne osât
en médire devant eux.
Si la négligence à .s’acquitter de ce qu’ils dévoient
à des particuliers opprimés ou offenfés
étoit feule capable de les diffamer, de quel opprobre
ne fe l'eroit pas couvert celui qui , à la
guerre, auroit oublié ce qu’il devoit à fon prince
Ôc à fa patrie ? Juge né par état de touts fes pairs ,
c’eft-à-dire de touts ceux qui, dans l’ordre des fiefs,
étoient fes égaux ; Ôc juge l'upérieur de fes vafiaux,
il ne fe feroit pas moins déshonoré dans fon tribunal
, par des fentences rendues contre les loix
de l’équité , qu’il l’eût été dans un champ de bataille
par des aérions contraires aux loix militaires.
Mais la févérité de la juftice & la rigueur de la
guerre devoit encore être tempérée dans là per-
lonne par une douceur, une modeftie, une po-
liteffe, que le nom de courtoifie exprimoit parfaitement
, ôc dont on ne trouve dans aucune autre
loi des préceptes auffi formels que dans celles
de la chevalerie : nulle autre n’infilfe avec .tant
de force fur la nécèlîité de tenir inviolablement
fa parole , 8t n’infpire tant d’horreur pour le men-
fonge Ôc la fauffeté. On peut voir dans la Colom-
bière les vingt-fix articles du ferment des chevaliers
, parmi lefquels je remarquerai celui qui les
obligeoit, au retour de leurs entreprifes ou expéditions
, à rendre un compte fidèle & exaéf de
toutes les avantures heureufes ou malheureules ,
honorables ou humiliantes, qu’ils avoient eues, ôc
qui toutes dévoient être infcrites- dans les relations
des hérauts où officiers d’armes. Le récit de leurs
fuccès animoit le courage des autres chevaliers ;
celui de leurs difgraces confoloit d’avance ceux
qui pouvoient éprouver le même fort , & leur
apprenoit à ne jamais fe laiffer abattre. Enfin ,
c’étoit un moyen de maintenir Ôc de rendre à
toute épreuve , dans le coeur & dans l’efprit des
chevaliers, l’amour du vrai , la feule baie folide
de toutes les vertus. Si cet amour pour la vérité
n’a point paffé jufqu’à nous dans toute la pureté
de l’âge d’or de la chevalerie , du moins a-t-il produit
un tel mépris pour ceux qui l’altèrent, que
l ’on a toujours regardé un démenti comme l’outrage
le plus fanglànt & le plus irréparable qu’un
homme d’honneur puiffe recevoir : ce n’eft peut-
être pas la feule trace de vertu que la chevalerie,
fans que nous le fçachions , ait laiflé dans les moeurs
& dans les coutumes de notre nation : heureufe en
ce point, fi elle n’avoit pas porté quelquefois à
un excès pernicieux de défi cateffe ces mêmes ver tus ,
qui, dans l’origine, n’avoient eu pour objet que
Je bien public ©c le fervice du roi. Les préceptes
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renfermés dans le ferment de la chevalerie font le
germe de toute la morale répandue dans les ouvrages
de nos poètes Ôc de nos romanciers. Ils
font encore plus particulièrement exprimés dans
une pièce de vers françois, compofée il y a près
de cinq cents ans , fous le titre de roman des ailes.
Le poète feint que la proueffe d’un chevalier eft
portée fur deux ailes qui lui font néceffaires, , ôc
lans lefquelles fa renommée ne pourroit prendre
Un noble eflbr , ni étendre au loin fon vol , l’une
eft largeffe , c’eft-à-dire libéralité ou générôfité :
l’autre eft courtoifie c’eft-à-dire civilité ou honnêteté
; chacune eft garnie de fes plumes , qui font
les fignes des diverfes conditions ou mortifications :
de ces deux vertus, auffi effentielles que la proueffe
même à la réputation d’un bon chevalier. Chevalerie
, dit-il dans fon début, ejl la fontaine de courtoifie
, & l'on ne peut tant y puifer quelle enfoit
jamais tarie : de Dieu vint ; & les chevaliers , fur
qui elle découle de la tête aux pieds- , en font les
poffeffeurs : ils tiennent en fie f tout ce qui en arrofe
le refie du monde ; autres gens n en ont que l'écorce.
Par cet échantillon , on peut juger du ftyle figuré
qui règne dans cette pièce , de la fuite , ôc
de la liaiion que le poète obferve dans fes métaphores.
Sans recourir à l’autorité des poètes & des romanciers,
qui toutefois ne font en cela que-les
échos des hiftoriens, nous allons rapporter les
paroles d’un illuftre prélat : c’étoit l’évêque d’Auxerre
, qui, dans le lieu faint, en préfence de toute
la cour, ayant officié pontificalement aux obsèques
que Charles V I fit faire au brave du Guefclin
neuf ans après la mort de ce connétable, ôc faifani
l’oraifon funèbre de ce héros , nous repréfente les
devoirs d’un véritable chevalier. Je rapporte les
propres termes qui nous ont été confervés par le
moine de Saint-Denis , hiftorien le plus authentique
du règne de Charles VI.
II prit pour thème, c’eft-à-dire, pour fon texte,
ces paroles ; nominatus efi ujque ad extrema , fa
renommée a volé d'un bout du monde à Vautre, &
fit voir par le récit de fes grands travaux de guerre,
de fes merveilleux faits d’armes, de fes trophées,
& de fes triomphes, qu’il avoit «été la véritable
fleur de la chevalerie, ôc que le vrai nom de preux
ne fe donnoit qu’à ceux qui, comme lu i , fe figna-
loient également en valeur ôc en probité. 11 prit*
fujet de paffer delà aux qualités néceffaires à la
réputation d’un vrai ÔC franc chevalier , ô c , s’il
releva bien haut l’honneur de la chevalerie 9 il fit
connoître auffi, par ce qu’il dit de fon origine Ô c de la première inftitution , qu’on ne l’avoit pas
jugée plus néceffaire pour la défenfe que pour le
gouvernement politique des états, ôc que c’étoit
un ordre qui obligeoit à de grands devoirs , tant
envers le roi qu’envers le public. Il exhorta les
chevaliers à fervir leur fouverain avec une parfaite
foumiffion : il leur remontra, que ce n’étoit que par
fon ordre, & pour fon fervice qu’ils dévoient prendre
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les armes. T. . Enfin , il prouva qu’il falloit autant
d’honneur Ôc de v en u , que de valeur Ôc d’expérience
dans les armes , pour mériter en cette condition
la grâce de Dieu ôc l’eftime des' hommes.
Cependant la difcipline primitive de l’ancienne
chevalerie étoit tombée dans-le relâchement. Dès
ce temps-là les plus fages réglements ne furent pas
capables d’arrêter les progrès de la corruption. Les
loix , malheureufement, n’ont pas le pouvoir de
rendre les hommes plus vertueux : mais elles ont
l’avantage de les forcer à refpeéler la vertu , du.
moins en apparence ; 6c ce refpect, ne fut-il qu’extérieur
, eft une efpèce de récompenfe pour ceux
qui la pratiquent ; c’èft un lien qui les retient dans
le devoir ; c’eft un attrait propre à ramener ceux
qui s’en font écartés.
Les loix de la. chevalerie , qui défendoient de
médire des dames, les obligeoient à mettre plus
de décence dans leurs moeurs & dans leur conduite ;
& les dames qui, fe refpeéiant elles-mêmes , vou-
loient être rei’peâées , étoient.bien fures qu’on ne
manquèroit point aux égards qu’on leur devoir.
Mais, fi par une conduite oppofée , elles don-
noient matière à une cenfure légitime, elles dévoient
craindre.de trouver des chevaliers tout prêts
à l’exercer. Le chevalier de la Tour , dans une
inftruélion qu’il adreffe' à fes filles , vers l’an 1 371 ,
fait mention d’un chevalier qui paffant près des
châteaux habités par des dames, notoit d’infamie ,
en termes que je n’oferois tranfcrire, la demeure
de celles qui n’étoient pas dignes de recevoir les
loyaux chevaliers ,. pourfuivant l'honneur & la
vertu , 8c donnoit de juftes éloges à celles qui mé-
ritoient l’eftime publique. Le même chevalier, qui
veilloit à la police générale avec tant de févé/ité,
ayant apperçù dans une affemblée un jeune homme
de condition , que l’on auroit pris pour un jongleur
ou pour un meneftrier,- à la façon ridicule ôc. indécente
dont il étoit vêtu, l’obligea d’aller chercher
d’autres habits plus convenables à fa naiffance , ôc
à l’état qu’il profefloit ; tant étoit grande l’autorité
que donnoit le titre de chevalier.
Les occafions les plus communes ôc les plus fréquentes
où l’on faifoit des chevaliers, fans parler
de celles que fourniffoit la guerre , étoient les
grandes fêtes de l’églife, fur-tout la pentecôte , les
publications de paix ou de trêve, le facre ou le couronnement
des rois , les naiffances ou baptêmes
des princes de maifon fouveraine , les jours où ces
princes recevoient eux-mêmes la chevalerie , ou
1 inveftiture de quelques grands fiefs ou apanages ,
leurs fiançailles , leurs mariages , ôc leurs entrées
dans les principales villes de leur domination. On
ne pouvoit célébrer d’une façon plus convenable
les a clés les plus importants, des princes , chefs
naturels de la chevalerie : on ne pouvoit choilir
des circonftances plus propres à donner du luftre
a la réception des nouveaux chevaliers. .
Dans les temps de paix , l’appareil, ôc le cérémonial
de leur promotion étoit plus régulier Ôc
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plus pompeux. Les chevaliers alors , au défaut de
la guerre qu’ils attendoient avec impatience , n’avoient
d’autres moyens pour témoigner leur re-
connoifi'ance de la faveur qu’ils venoient de recevoir,
que de donner aux princes une image vivante
des combats, par le fpeélacle des tournois
qui Envoient prefque toujours leurs promotions.
Ils y fignaloient à l’envi leur adreife , leur force
ôc leur bravoure. 11 eft aifé d’imaginer quel mouvement
devoit produire dans touts les coeurs la
proclamation de ces tournois folemnels , annoncés
longtemps d’avance, Ôc toujours dans les termes
les plus fàftueux : ils animoient dans chaque province
ou canton j ôc dans chaque cour, touts les
chevaliers ôc les écuyers à faire d’autres tournois,
ou , par toutes fortes d'exercices , ils fe difpofoient
à paroître fur un plus grand théâtre.
Les gentilshommes, loin de refter oififs dans
leurs Châteaux, répétaient journellement entre eux
les. mêmes exercices , afin d’obtenir les récompenies
toujours glorienfes , promifes dans les tournois
particuliers} Ôc, par une longue ôc continuelle habitude
des armes , ils fe préparoient, comme par
dégrés, à parvenir un jour au triomphe de ces tournois
folemnels, où l’on avoit pour fpéclateurs l’élit«
de toutes les cours de l ’Europe.
On peut fe rappeller ici ce qu’on a lu dans Hérodote
au fujet des jeux olympiques. Quelques transfuges
d’Arcadie ayant fait en préfence de Xerxès
le récit de ces combats qui fe célébroient dans le
temps même que trois cents Spartiates arrêtaient
l’armée des Perfes au détroit des Thermopyles,
un feigneur perfan parut trembler pour le fort de
fa nation : « quels hommes allons nous combattre ,
s’écriat-t-il ? Infenfibles à l’intérêt, ils ne font animés
que par le motif de la gloire. Lorfque l’envoyé
de l’empire Ottoman, qui fous Charles VII
avoit affifté à nos tournois, fut de retour auprès de
de fon maître, il dût, malgré, le difeours que lui
prête l’abbé de Saint-Réal, faire, par le récit de
ces combats, la même impreflion fur touts les
efprits.
Tandis qu’on préparoit les lieux deftinés aux
tournois, on étaloit le long des cloîtres de quelques
monaftères voifins les écus armoriés de ceux qui
prétendoient entrer dans les lices ; ÔC. ils y reftoiem
pliifieurs jours expofés à la curiofité Ôc à l’examen
des feigneurs, des dames , ôc des demoifelles. Un
héraut ©u pourfuivant d’armes nommoit aux daines
ceux à qui ils appartenoient ; ôc, fi parmi les prétendants
il s’en trouvoit quelqu’un dont une dame
eût fujet de fe plaindre, foit parce qu’il avoit mal
parlé d’elle, foit pour quelqu’autre offenfe ou injure,
elle touchoit le timbre ou écu de fes armes
pour le recommander aux juges du tournois, c’eft-
à-dire pour leur en demander juftice. Ceux-ci, après
avoir fait les informations néceffaires dévoient prononcer
; ô c , fi le crime avoit été prouvé juridiquement
, la punition fuivoit de près. Si le che-
vallés fe préfentoit au tournoi malgré les ordon