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les opinions ont été très partagées jufqu’ à préfent.
Le chevalier Folard ne paroît pas avoir cru qu’elle
ait ete très réelle, non plus que M. Guifchardt,
plus profond que lui dans la taécique ancienne. Le.
nouveau traducteur d’Ælien a penle différemment
& s’eft efforcé de prouver l'affirmative. Malgré
touts les paffages^ dont il s’eft appuyé, on peut
setonner de fa prévention, non que fes raifons ne
foient fouvëht fondées, -tpais parce qu’elles ne font
pas fans réplique, & que les autorités contraires
font encore en plus^grand nombre. Les différentes
applications des mêmes termes, le peu de fond
que 1 on doit faire fur un auteur comme Ælien ,
les erreurs où Végèce même eft -fi fouvent tombé,
ont occafionné cette variété dé fentiments & notre
incertitude. 11 eft vrai qu’en prenant quelques paffa-
ges à la lettre , on ne doutera pas qu’il n’y foit parlé
d un véritable c o in . Pour fe défabufer, il faifl le
comparer avec d’autres, ôc faire attention aux cir-
conftances où les termes à ’ em b o lo s & de cu n e u s
font employés : commençons par les Grecs.
Il eft vrai que Xénophon dit mot pour mot dans
le récit de la bataille de Mantinée qu’Epaminondas
forma un em b o lon d’infanterie, avec lequel il s’a-
■ yança pour choquer l’ennemi , comme une galère
ie fait avec fa proue. Ceci ne prouve pas évidemment
que ce qui étoit un em b o lon fût pointu à la
tete Ôc large a la queue. Ce corps marchoit en
avant de la ligne qui fuivoit : dans cette fituation ,
un oblong repréfentoit auffi-bien qu’un triangle le
mouvement de l’éperon d’une galère. Dans la
meme aélion, Epaminondas fit aufîi un embolon
très fort de fa cavalerie. On ne dira pas, fans doute,
quil en fit un c o in . En accordant que les Grecs
ayent formé leurs efcadrons en c o it i ou en lofange,
il n’y a pas d’apparence que toute la cavalerie
Thébaine n’ait compofé qu’un feul c o in . Je ne
vois que deux manières d’entendre ceci : l’une eft
de penfer que la ligne fut brifée ', & repliée en
arrière dans la forme d’un V ; l ’autre , que le
général , voulant cacher une partie de fes forcés,
avoit raccourci fa ligne , ôc doublé fes efcadrons
les uns derrière les autres. C ’eft là le fens pour
lequel je me fuis décidé dans l’expofé de la bataille
de Mantinée. Je me fuis fondé fur l’ufage des
Grecs, qui prenoient cette difpofition , lorfqu’ils
ne vouloient pas montrer toutes leurs forces, ou
fÜ ne Pouvoient Pas s’étendre. Ælien, qui l ’a
mife au rang des évolutions de la cavalerie ne
m’eft point contraire. Le terme d'em b o lo n ne m’~
donc paru Lignifier ici qu’un gros d’efcadrons fa
maffés, ayant beaucoup de profondeur. Rien n’eir
pêche qu’on ne l’entende de même pour l’infanterie
Il n’eft pas plus évident qu'Epaminondas ai
formé un triangle à Leuâres qu’à Mantinée. Xé
nophon dit que les Macédoniens étoient fur douzi
de Fauteur , & que les Thébains firent un corp
qui avoit au moins cinquante rangs. S’ils euffen
été difpofés en triangle , pourquoi l’hiftorien n<
f e feroit - il pas exprimé dans les mêmes terme:
c o i
qu a Mantinée ? Il fe contente de marquer que
les Thébains étoient fur beaucoup de profondeur.
Quand on dit qu’une troupe eft formée fur une
telle hauteur , Ôc que l’on défigne le nombre
des rangs , cela veut dire qu’ils iont d’une égale
longueur , ôc par conféquent que la figure *eft
quadrangulaire. Il eut été affez ridicule de dire
d un corps triangulaire où il y auroit 'eu un ou
deux hommes a la pojnte , Ôc cinquante à la bafe ,
que ce corps avoit cinquante rangs. Ce qu’en dit
Plutarque ne donne que l’idée d’un gros d’infanterie
; Ôc Diodore ne parle que d’une troupe épaiffe
& comprimée. L’expreflion obliquarn p h a la n g em
f o r m a y i t , ( il difpofa fa phalange en oblique, ) , ne
lignifie que l’ordre de l’attaque : en conclure qu’il
y avoit un c o i n , c’e ft, ce me femble être bien prévenu.
Lorfqu’Alexandre attaqua les _ Taulantiens ,
qui occupoient un défilé où il vouloit palier , il
fit diverfes manoeuvres pour les. engager à fe dégarnir
dans cet endroit; enfuitè, formant tout-à-
coup un em bo lon de fa phalange , il fe jetta dans le
défilé. Rien ne défigne ici un c o in plutôt qu’une
colonne. De même au chapitre de la bataille d’Ar-
belles , ou il eft dit qu’Alexandre mit en c o in , la
cavalerie de'fon aile droite, 6c l’infanterie la plus
proche pour fe jetter rapidement dans les vuides
quil appercevoit dans la ligne des Perfes, il eft
encore moins vraifemblablequ’Alexandre ait formé
un c o in de toutes fes compagnies royales , qu’il ne
1 eft qu’Epaminondas en ait formé un de toute fon
aile gauche a Mantinée. Celui-ci. avoit, comme
je l’ai dit, pour objet de cacher une partie de fes
forces; ce qu’il pouvoit faire en brifantfa ligne,
6c lui faifant former un angle qui auroit prélènté
fa pointe. Alexandre*n’avoit pas le même motif à
la bataille d’Arbelles : il étoit queftion de fe jetter
promptement dans les trouées de la ligne ennemie.
Cela fe fit en ordre de marche ; c’eft- à-dire en
colonne , qui eft la difpofition qui en approche le
plus. Le terme embo lo s , employé ici par Arrien ,
ne fignifioit donc pas la même cHofe que Xéno-
phon lui fait exprimer à Mantinée* C ’eft déjà une
forte preuve que les Grec$ en faifoient des applications
différentes.
Suppofé qu’il refte encore beaucoup d’incertitudes
fur le véritable fens de ce terme , pour fe déterminer
en faveur de la difpofition angulaire ; ilfau-
droit fe convaincre qu’elle fut plus aifée à former
que le quarré plein , ayant plus de hauteur que
de front ,#que fa marche fût plus rapide , 6c fon
choc plus impétueux. Examinons ceci un moment.
La force de l’ordre grec étoit établie fur la preffion
des rangs , 6c on croyoit l’augmenter en les multipliant.
- C ’eft fur ce principe que doit agir la co- .
Ion ne. Pour cet effet, il faut que l’aâion de toutes
fes parties fe réunifie , 6c fe porte de concert
au même point. Il faut donc que les rangs 6c les
files foient en lignes parallèles 6c perpendiculaires ;
afin que le poids de chaque Homme , tombant
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dire&ement fur celui qui le précède , donne à ceux
de la tête l’impulfion violente qui doit enfoncer
l’ennemi. Si cette impulfion eft réelle , elle ne peut
fe trouver que dans un corps quarré ; parce que le
mouvement de chaque partie y eft direél, 6c que
l’une communique à l’autre la maffe entière de les
forces , autant qu’il eft en fon pouvoir. Voyons fi
ce fera la même chofe dans le triangle.
Le c o in -, dans le fens d’Ælien , fera fimplement
un angle qui préfente fon fommet ,’ ou bien un
triangle plein. Dans le premier cas , la phalange
n’aura fait d’autres mouvements que de fe briier
par le centre , en fe repliant de droite 6c de gauche.
Mais ce ne fera pas de cette façon qu’elle marchera
: pour qu’elle puiffe fe mettre en mouvement,
il faut que la tête marche dire&ement devant e lle,
& par conféquent- que les files foient en écharpe.
On voit qu’il n’y a plus d’a&ion directe dans cette
difpofition , puilque le mouvement des hommes
de chaque file n’eft pas dirigé vers le fommet de
l’angle qui eft cependant le point où le c o in doit
faire effort. Ainfi les différentes parties de cet ordre
n agiffent plus immédiatement l’une fur-' l’autre , 6c
ne fe touchent qu’en ligne tranlverfale ; où fera
donc la force de la tête du coin ? Je n’en vois
o aucune, - ôc je n’apperçois dans la marche qu’une
fource de défordre à de confufion.
Formons à préfent un triangle plein, qui fera
peut-être plus folide. 11 y a deux manières de l e ,
compofer ; félon la méthode d’Ælien , qui veut au
moins trois hommes à la tête du c o in ; la première
eft à files 6c rangs parallèles ; la fécondé à rangs
wns files. Dans la première , je vois les trois files
du milieu de -fept hommes de hauteur ; le dernier
rang, qui eft la bafe du triangle eft de quinze, ôc
ainli en augmentant ; de forte que fi je porte ces
trois files à cinquante hommes châcune , la bafe
en aura cent un. Ce n’eft point là un corps plus
profond que large ; au contraire, il aura toujours,
de tel nombre qu’il foit , le double de largeur à
fa bafe , que de hauteur perpendiculaire.
En la formant à rangs fans files , la bafe fera
moins etendue , mais toujours beaucoup plus que
fa longueur. L’impulfion de ce corps eft à la vérité
plus forte que celle de l’angle fimple ; mais je
demande où eft la facilité de le former devant l’ennemi.
Alexandre étoit tout près des Perfes quand
il prit la forme du c o in , tout près des Taulantiens
qui 1 enveloppoient même, quand il,voulut fe jetter
dans le défilé. En vérité , ceci ne mérite pas la
peine de s’épuifer en démonftrations," 6c fe fent
affez de foi-même. Je ne conçois pas comment
on a pu croire cette évolution plus impulfive que
la colonne , ôc plus aifée à former. Je.l’ai éprouvé
de toutes les manières fur le terrein, 6c me fuis
convaincu qu’en fait de Ta&ique, la figure la plus
parfaite fera toujours le quarré , c’eft-à-dire celle
Peut fe calculer en multipliant deux de fes
cotes. C eft la feule qui fourniffe de la précifion
pour les manoeuvres, 6c de la jufteffe dans les
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divifions. On voit bien que M. de Bufti s’eft trop
prévenu pour fon auteur : ce qui eft aflez ordinaire
à ceux qui traduifent. Il ne me paroît pas
'pour cela moins refpe&able par fes lumières 6c
par futilité de fon travail.
Pafions maintenant aux Romains ; voyons fi leur
c u n e u s exprimoit la même idée que l’on veut qui ait
été attachée à Y em b o lo n . On ne peut douter que ce
terme n’ait eu plufieurs Lignifications, Dans Tite-
L iv e , il exprime fouvent des manipules ou des.
cohortes , ou bien telle divifion de troupes que ce
foit, fur là ligne ; c’eft ainfi que dans la bataille
contre les Latins , où fe dévoua Décius , il eft dit
que les Romains firent un tel carnage des ennemis
, qu’à peine il en échappa la quatrième
partie. T a n ta q u e c e d c p e r r u p e r e c u n e o s , u t v i x q u a r tam
p a r t em r e lin q u e r e h o jlium . Nous appliquons de même
touts lés jours lë terme b a ta i llo n ; 6c nous difons
par exemple , l e s b a ta i llo n s d e s T u r c s ju r e n t p r e fq u e
to u t s d é t ru it s , quoique .leurs corps d’infanterie
’ foient cependant bien différents de nos bataillons;
Les auteurs- du quinzième 6c du feizième fiècle,
appelloient quelquefois toute l’infanterie qui formoit
le corps de bataille l e b a ta i llo n d e g e n s d e p i e d .
Tite-Live s’eft fervi dans le même lèns du mot
c u n e u s pour exprimer la phalange macédoniene.
E t co h o r te s in v ic em f u b (ig n a , qu<z cu n e um m a c e -
d o n um , ( p h a la n g em ip j i v o c a n t , ) J i p o j f e n t , v i
I e rumperen t em itte b a t. Tacite fe fert du mot c u n e u s ,
comme T ite -L iv e , 6c l’applique même à un gros
détachement mêlé d’infanterie 6c de cavalerie.
Lorfque Germanicus voulut ravager le pays des
Marfes , il fépara fon armée en quatre corp s , in
q u a tu o r cu n e o s d ïfp e r jît .
Dans les occafions où il faîloit exprimer un corps
ferré 6c deftiné à s’ouvrir un paffage , ou bien
plufieurs troupes réunies pour faire plus d’effort
on employoit le terme, c u n e u s : mais il n’eft dit
nulle part qu’il fût triangulaire. Tacite y fubftitue
quelquefois le terme g lo b u s , qui ne veut dire autre
choie qu’une affemblée , un amas eonfidérable
d’hommes. L’armée Romaine étant féparée de celle
d’Arminius . par le Vefer , Germanicus fit palier
Une partie de fa cavalerie à gué avec des Bataves
auxiliaires. Les Chérufques ayant fait femblant de
fuir , Cariovalde , chef des Bataves, les fui vit avec
trop d’ardeur 6c fut bientôt invefti. Il ordonna à
fes gens de former une maffe pour rompre les ennemis
qni l’affailloient de toutes parts. H o r ta tu s
f u o s u t ir ru en te s c a t e r v a s g lo b o fr a n g è r e n t .
Lorfque Tite - Live , parlant de la bataille de
Pydna, dit que le conful Flaminius fépara toute
^fon infanterie en pelotons , :cela veut dire qu’il
lui ordonna d’attaquer par manipules ; Plutarque ,
qui l’a copié, a dit la même chofe. Frontin fe
fert, pour cette même occafion , du mot c u n e u s ,
mais dans le même fens que Tite - Live , lorfqu’il
lui fait fignifier des manipules. La manière dont
il s’explique eft très claire. Il dit que le conful,
ayant obfervé la difpofition des ennemis, forma