
s?y trouve préparé. Les grandes armées font ordinairement
celles qui éprouvent les plus grandes
infortunes contre les petites bien conduites & bien
menées : la trop grande opinion où l’on eft de fes
forces produit le mépris qui naît de la difproportion,
& ce mépris eji un des plus grands dangers qu'on
puijje courir à U guerre ; ( maxime excellente qu’on
ne peut trop répéter aux généraux, aux officiers ,
aux foldats. ( K ).
Les généraux qui manquent ,d’expérience, de
■ capacité , 6c de hardiefîe, ne font pas ceux qui
goûtenr ces fortes de defleins. Ils les envifagent
d’abord comme téméraires , quoique dans le fond
ils ne foient que hardis. Comme le nombre de ces
gens-là n’eft pas petit, il ne faut pas s’étonner fi
ces manières de- penfer font fi ordinaires ; ce qui
fait que ces fortes d’entreprifes font préfque toujours
heureufes. M. de Turenne , le plus grand
capitaine qu’on ait vu depuis les anciens , ne fut-
il pas furpris lui-même, battu ôc diffipé par des
forces très inférieures, 6c par les débris même d’une
armée-qu’il venoit de battre ? Si un auffi grand
chef de guerre que celui-là s’eft vu furpris 6c enveloppé
dans un tel piège , que ne doit-on pas
efpérer d’un autre toüt femblable que l’on tend à
un ennemi qu’on fçait moins habile 6c moins éclairé ?
Je dis moins habile ÔC moins éclairé , car depuis un
tel homme jüfqu’à nos jours , ôc d’aujourd’hui
en trois fié clés 3 j e doute qu’il en paroifle jamais
un qu’on puiffe lui égaler. Quando ullum inventent
parem ? ( Cet exemple.n’eft pas j'ufte ici. Pour
qu’il prouvât la facilité de ces entreprifes, il fau-
droit que Turenne agiflant fuivant la fublimité de
fon génie, & fa prudence ordinaire, eût été furpris.
Au contraire , il .agit par trop d’indulgence & de
facilité , contre fa confcience , comme un général
très médiocre, & il en porta la peine. ( K ).
Avant que de s’engager dans une entreprife auffi
difficile ôc auffi fcabreufe que celle, d’attaquer une
armée retranchée dans un pays de montagnes & de
vallées , on doit faire reconnoître avec beaucoup
de foin ôc d’exattitude le pays ôc la nature du
terrein pour aller à l’ennemi , les hauteurs qui
dominent, ôc la force de fes retranchements : ce
qui me paroît allez difficile. Il faut pour cela une
grande expérience , ôc un coup d’oeil admirable
pour en bien juger : encore s’y trompe-t-on fouvent.
On ne fçauroit guère les remarquer dans • l’exatti-
tude militaire que par deux moyens : d’abord, en
le faifant reconnoître plufieurs fois ôc en différents
endroits par des officiers expérimentés ôc entendus,
en écrivant à leur retour le rapport de chacun en
particulier, & attendant celui des transfuges, ou
des prifonniers, qu’on doit tacher d’avoir autant
qu’il fe peut , pour comparer le tout enfemble :
ceux qui vont reconnoître ne le faifant pas fans
danger de fe faire prendre, ou de fe faire tuer,
outré que la nuit nous dérobe bien des connoif-
fances. Ii eft d’ailleurs difficile d’approcher de fort
près à caufe des patrouilles fréquentes ôc-des petites
gardes avancées qu’on envoie la nuit, divifées par
petits pelotons de cinq ou fix hommes chacun,
couches fur le ventre à cinquante ou cent pas hors
des retranchements , pour n’être pas découverts,
& par desfentinelles entre deux qui forment comme
une chaîne , & ont ordre dé laifler palier ceux
qui vont reconnoître , pour lés fuivre enfuite, les
envelopper, ou les tuer , s’ils parodient faire la
moindre réliftance. Je fçais que ces fortes de précautions
ne fe pratiquent guère ; du moins je ne
men fuis jamais apperçu en pareille occafion ;
mais il peut arriver que quelqu’un s’en avife ; ôc,
lorfque cela arrive, cette première voie devien-
droit difficile , ou prefque impoffible. Il ne relie
donc que celle des transfuges ôc des prifonniers ,
qu’il ne faut jamais négliger, parce qu’elle eft la
plus fure.
Lorfqu’on fera pleinement inftruit de . tout ce
qu il importe de fçavoir pour l’exécution d’une fi
grande entreprife , le général réglera là - defliis
Ion projet d’attaque, le moment le plus propre
eft celui de deux bonnes heures avant le jour.
On ôte ainfi à l’ennemi tout moyen de diftinguer
les véritables attaques d’avec les faufles , Ôc de voir
la difpofition fur laquelle il eft attaqué. Mais: le
plus important eft fans doute l’ordre ôc la diftri-
bution des troupes , ôc des attaques faufles ou
vraies. On n’eft pas fort embarraflé aujourd’hui :
nous n avons qu’une méthode auffi mauvaife ; auffi
faufle, ôc auffi fuperficiellequ’on puifle jamais imaginer
; de manière que celui qui doit ptre attaqué
ne fçauroit ignorer l’ordre de bataille , non plus
que l’aflaillant celui de fon ennemi : ç’eft donc
le hafard ou l’opinion où l’on eft que le plus fort
doit l’emporter, qui décide la journée. Comme
nous traitons cette matière fur des principes certains
& démontrés, nous nous garderons bien de nous
modeler fur l’ancienne méthode dans la difpofttion
que nous allons propofer.
.On règle le nombre des véritables attaques fur
le plus ou le moins de troupes que l’on a , ôc c’eft
auffi le front qui détermine : car, lorfque le terrein
ne permet pas de former plufieurs attaques éloignées
les unes des autres, comme cela eft allez ordinaire,
qn fait une attaque générale.
Comme je fuppofe que l’ennemi a porté des redoutes
ou des flèches en avant à une certaine distance
fur tout le front du retranchement, ôc qu’il
importe de s’en rendre maître, on les fera infulter
par des grenadiers ou par des dragons. L’attaque
de ces flèches fe doit faire en.même temps que
le combat s’engage au retranchement; ce qui ne me
paroît pas la choie du monde la plus aifée ; lorfque
l’on craint d’y trouver une trop grande réfiftance,
il faut y joindre des bataillons , les attaquer avec
toute la diligence poffible , & employer touts les
moyens imaginables pour s’en rendre maître.
Le plus difficile ôc le plus dangereux dans un
camp retranché, eft fans doute le comblement du
■ fofle , pour lequel on fe fert de fafcines. Chaque
foldat en porte une devant foi ; ce qui fauve bien'
des coups de fufil avant qu’on arrive, lorfqu’elles
font bien faites ôc compofées de menus bois. Quand
©n eft parvenu au bord du fofle , les foldats fe les
donnent de main en main pendant qu’on, les
pafle par les armes. Il faut avouer que cette méthode
eft fort incommode ôc fort meurtrière. Apparemment
qu’on n’en a pas d’autres, ôc que la
vie dès hommes eft une trop mince bagatelle pour
chercher quelqu’autre invention qui expédie un
peu plus promptement une telle befogne : ce qui
fait que lé foldat s’impatiente & fe rebute avant
l’oeuvre faite ; & , pour fe garantir des bordées de
ce nombre infini de feux de toute efpèce qu’il eft
obligé a’effuyer pendant tout ce temps-là , il fe
jette en confufion dans le folfé, 6c tache de monter
de-là fur le retranchement ; aimant mieux combattre
avec un extrême défavantage que de s’ex-
pofer de fens froid à un ouvrage auffi long, & auffi
périlleux. Cette audace, ou pour mieux dire cette
folle témérité, dont l’ennemi pourroit profiter pour
la vittoire, produit fa défaite ôc fa honte. Bien
loin de connoître fa force , ôc le peu d’avantage de
celui qui attaque, il eft étonné d’une telle har-
diefle ; il perd de fa réfolution pour en trouver
trop dans l’ennemi ; il croit qu’il lui fuffit d’être
dans le fofle ; il le voit déjà fur le parapet, qnoi-
~ qu’il foit très-aifé de l’empêcher d’y monter. Il n’en
faut pas davantage à la guerre , pour perdre toute
efpérance ; ôc, lorfqu’il paroît la moindre ouverture
, pour peu de monde qui foit entré, ou qui
paroifle vouloir percer, l’épouvante gagne bientôt
en cet endroit là ; il eft rare que l’affaillant foit
repoufle. On croit le mal fans remède , lorfqu’il
n’y a rien de plus aifé que d’en' apporter , que
de repoufler ceux qui font entrés , ôc de les culbuter
dans lé fofle fans danger, ôc fans rifque contre
des gens qui ne font jamais en ordre & bien
allurés , outre qu’ils font toujours fans avoir un
feul coup à tirer , Ôc on ne fait rien de ce qu’on
eft en état de faire. L’ennemi entre en foule ôc fe
forme ; l'autre fe retire ; & , la terreur courant
le long de la ligne, tout s’en va , tout fe débande.,
fans fçavoir même où l'on a percé ; & , lorfque les
deux parties fe- trouvent de fens froid , le„vitto-
rieux admire fon bonheur avec r-aifon : & l’autre
n’eft pas moins étonné d’avoir été battu , en ayant
fur fon ennemi autant d’avantages , dont fil n’a pas
fçu profiter : ce qui fait voir la lâcheté dans toute
fon étendue.
Nous allons rapporter un exemple qui remplit
tout le fujet que je traite, ôc fait voir en même
temps que l’opinion produit fouvent les plus grandes
difgraces. Cette opinion ne vient d’autre ohofe
que du défaut d’expérience & d’incapacité dans le
metier , ou , fi Ton veut , d’indigence d’efprit &
de jugement. On peut pardonner tout cela aux
foldats ; mais que cette opinion foit encore dans les
chefs, voila ce qui n’eft pas excufable. Ils leur
feroit facile de s’en guérir, de prendre les devants
par la réflexion, ôede fe délivrer eux ôc les troupes
d’un défaut qui eft feul la caufe de leur honte
de leur perte.
Nous occupions en 1707 le pofte du Pas-de-
l’Ane pour couvrir Sufe. Nqais nous étions fi puif-
famment retranchés qu’il ne fembloit pas poffible
de nous forcer. Ce pofte eft fitué fur une hauteur
rafe , ôc efcarpée'en bien des endroits, fort eleve
& fi roide qu’il eft très difficile d’y monter. Mais
comme les difficultés d’une entreprife ne font pas
tant dans l’avantage du terrein 6c de l’art , que
dans l'intelligence de ceux qui fe défendent, les
généraux ennemis formèrent leur projet lur le peu
d’opinion qu’ils avoient de ceux qui commandoien?
dans ce pofte : apparemment ils avoient rai ion*
Us tâchèrent de nous ôter tout foupçon qu’ils
en vouluflent à Sufe dont ils ibuhaitoient faire le
fiège pour fe confbler de l’entreprife fur Toulon ,
où ils échouèrent très honteuleinent. lis firent
mine d’en vouloir à Féneftrelle, 6c d’attaquer M. le
comte de Muret, commandant d’un corps de troupes
au pofte de la Péroufe, qui fermoitles deux vallées
de Prajelas ÔC de Saint-Martin. Celui qui comman-
doit dans ces vallées , prefle par les lettres du
comte de Muret, qui lui mandoit qu’il avoit toutes
les forces ennemies fur les bras , 6c que le falut de
cette place dépendoit de la eonfervation de fon
pofte , ne fit pas réflexion que le fiège de Féneftrelle
étoit une chofe impoffible , tant que les
peuples de la vallée de Saint-Martin feroient pour
nous , & que nous ferions les maîtres des hauteurs
dont il n’étoit point aifé de nous chafler. S’il eût
raiforîné"à vue de pays , il auroit pu s’appercevoir
que les ennemis ne cherchoient-qu’à, couvrir leur
véritable deflein, qui étoit de faire diverfion de
nos forces, 6c de nous affoiblir du côté de Sufe,
dont ils avoient réfolu le fiège , 6c où ils n’euflent
pas mieux réuffi qu’à celui de Toulon , file maréchal
de Telle , qui .avoit cinq marches fur eux,,
eût fait plus de diligence. Cela fut caufe de notre
malheur. On tira une partie des troupes campées
fous cette place , & nous marchâmes au fecours
du comte de Muret , fans qu’on eût trop raifonné O
fur une marche fi délicate.
Les ennemis , s’appercevant que nous donnions
dans le piège , qui n’étoit pas des plus fins, firent
un grand détachement de leur armée, à la tête de
laquelle le prince Eugène étoit , ôc marchèrent avec
tant de fecret 6c de diligence qu’ils entrèrent dans
la vallée de S.ufe avant que nous en euffions la
moindre nouvelle; Cette marche , quelque bien
compaflée qu’elle fût, ne devoit point nous être
cachée. Elle nous le fut pourtant, tant nous dépendons
en efpions. M. le prince Eugène arrive
inopinément, 6c fe préfente au Pas-de-TAne. De
Vraigne, maréchal de camp qui commandoit à ce
pofte, 6c qui fe trouvoit alors hors d’état d’agir,
accablé de maladies 6c de caducité , laifla cette
fufée à démêler à de Bar, brigadier ; fujet tout-
à-fait incapable de fe charger d’une telle befogne.