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avec la bande facrée, lorfqu’ils avoient déjà rompu
leur ordonnance pour exécuter ce mouvement.
Enfin qu’Epaminondas étant furvenu à la tête de
fes meilleures troupes réunies en un gros, la frayeur
les faifit tellement, qu’ils n’opposèrent plus qu’une
foible réfiftance j & prirent la fuite prefque auffi-tôt.
Selon Diodore, dont le récit eft affez conforme
à celui de Plutarque , Epaminondas , par une ordonnance
fingulière., excellemment imaginée, fe
prépara une viéloire mémorable : il aflembla à
l ’une de fes ailes, qu’il devoit commander lui-
même , tout ce qu’il avoit de meilleur dans fon
armée ; & , compofant fon autre aile de ce qu’il
avoit de plus foible , il lui défendit d’en venir aux
mains, & lui ordonna même de fe battre en retraite
, quand l’ennemi marcheroit à elle , & pour
cet effet il difpofa fa phalange fur une ligne oblique.
Cependant les Lacédémoniens' s’avancèrent en
donnant à leur phalange la forme d’un croiffant :
alors , du côté des Boatiens , l’une des ailes céda
peu à peu le terrein ,. & l’autre, marcha rapidement
contre l’ennemi. Le combat fut quelque temps
douteux ; mais la valeur de ces hommes d’élite qui
étoient avec Epaminondas , & l’ordre extraordi- |
nairement lerré dans lequel il combattoit, rendirent
bientôt le poids de leur choc infoutenable
aux Lacédémoniens ; cette ordonnance fingulière ,
& fi bien imaginée, cette troupe d’hommes choifis ;
combattant dans un ordre très ferré , tout cela ne
repréfente - t - il pas Y embolos de Xénophon ? Et
puifque ce terme défigne dans cet auteur une figure
triangulaire, on a raifon de prétendre qu’Epami-
nondas s’eft fervi dans les deux grandes batailles
qu’il a données du même ordre , c’eft-à-dire, de
l ’ordre en coin, & toujours avec un égal fuccès.
C e n’eft pas fans raifon que je préfère les defcrip-
tions tirées de Diodore &. de Plutarque à celle.de
Xénophon < cette dernière eft certainement défec-
tueufe , en ce qu’elle femble infinuer que les Thé-
bains combattirent à Leu&res touts réunis en un
feul corps : mais paroît-il probable qu’Epaminondas
, qui ne vouloit faire effort qu’à un feul point
de la droite des Lacédémoniens, qui lui préfen-
toient un front de plus de deux mille hommes ,
ait préféré de ne former qu’une feule troupe d e .
çent vingt hommes de front fur cinquante de hauteur
; s’expofant ainfi au péril manifefte d’être enveloppé
; qu’il l’ait préféré , dis-je, au parti beaucoup
meilleur de ne prendre avec lui qu’une partie
de fes forces, & d’en difpofer le refte fur la droite ,
de manière à tenir , durant l’aélion , la gauche des
ennemis en échec ?
Il eft naturel de penfer que telle fut la manoeuvre
de ce général } & qu’ayant réfolu , comme il fit
depuî^'à Mantinée , de combattre à la tête de fes
meilleurs foldats', il compofa fa droite de touts
peux fur lefqu.els-,il comptoit le moins : mais, parce
qu’il étoit très inférieur aux Lacédémoniens , il
prit fans doute plus de précaution pour leur dérober
la vue de fes mouvements, à quoi la çhfpoc
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fition de la cavalerie, mife de part & d’autre ei<
première ligne, lui fervit beaucoup.
Derrière la cavalerie d’Epaminondas, mais tout-»
à-fait à la pointe gauche de la ligne d’infanterie
devoit être la bande facrée des trois cents Thébains ,
commandés par Pelopidas. Je la fuppofe à vingt-
cinq de front & douze de hauteur. Sur la droite
de ce corps , & à quelque diftance en arrière, étoit
la troupe deftinée à former Vembolos. Elle pouvoic
être de trois mille hommes , partagée en deux
divifions égales de cinquante hommes de front ,
fur trente de profondeur , un peu éloignées l’une
de l’autre., & préfentant d’abord à leur ennemi
leur plus grand côté, pour lui donner moins de
défiance en occupant plus de terrein. Le refte de
l’armée thébaine , qui devoit fe refufer au combat
en le fuppofant à iix de hauteur, faifoit un front
de cinq cents hommes, & s’étendoit fur une ligne
oblique , vis-à-vis le centre & la gauche des Lacé-;
démoniens.
Pendant que les deux cavaleries furent aux mains^
Pélopidas qui étoit pofté fort près de celle des
Thébains, & qui la débordoit même par fa gauche ,
fe tint prêt à tomber brufquement fur la pointe
droite des ennemis, au premier moment favorable ,
& les divifions du .corps d’Epaminondas, dont les
mouvements ne pouvoient plus être apperçus,
fe joignirent, firent demi-tour à-droite , à droite
& à gauche un quart de converfion, & ayant re-,
fait face en tête , fe réunirent par leur pointe antérieure
, formèrent le coin, &. n’attendirent plus
que le fignal pour fe porter rapidement contre la
droite des ennemis.
Si on lit avec attention la fin du feptième livré
de l’hiftoire grecque de Xénophon, & s’il réfulte
de tout ce que nous avons d it, que l’infanterie
thébaine combattit à Leuéfres dans le même ordre
qu’à Mantinée , on verra que je ne prête point
ni de manoeuvre imaginaire à Epaminondas , mais
que je tâche feulement de donner une jufte idée
de celle que-ce général a véritablement employée ,
ainfi que de la manière dont il a pu l’exécuter.
Au refte, que ma conjeélure„foit bien ou mal
fondée, elle ne fçauroit affoiblir toutes les probabilités
que l’on tire en faveur du coin triangulaire ,
non-feulement des anciens auteurs grecs , mais
encore des plus célèbres hiftoriens latins.
« Tite-Live, ditron, lequel a copié Polybe prefque
par-tout, a pris fouventYembolos pour un triangle
, lorfque par ce mot l’hiftorien entendoit une
cohorte. »,
Comme Tite-Live n’a dit nulle part que le coin
fût un triangle , parce qu’il n’étoit pas de fon fujet
de donner l’explication de ce terme, le chevalier
Folard veut feulement nous faire entendre que
l’auteur latin a fouvent rendu par cuneus le terme
embolos, quand ce dernier, dans le grec , fignifioit
une cohorte. Mais outre que Polybe ne l’a jamais
employé dans ce fens, il eft aifé de s’affurer que
le petit nombre des paffages de Tite-Live , où.
c o l
t ïineus paroit défigner une cohorte ou un corps
iquelconque, épais & profond, n’eft pas tiré de
Polybe ; que , lorfque l’hiftorien Latin a copié le
Grec , lè terme rendu par cuneus exprime dans
l ’original une ordonnance fingulière , & très différente
de celle d e .la cohorte ; enfin qu’il y a
dans Tite-Live des paffages formels ou le cuneus
indique certainement un genre d’évolution tout
particulier, dont il eft naturel de penfer que le nom ,
à l’exemple de toutes les autres évolutions, a été
tiré de la figure qu’elle imitoit.
Tite-Live peut, en_deux endroits de fon hif-
toire, avoir entendu par cuneus un. corps ferré &
formé fur jine grande profondeur : c’eft lorfque
dans la defcription de la bataille où Décius fe
dévoua pour la gloire de Rome, il donna le nom
de coins aux troupes des Latins, & quand il appelle
ailleurs du même nom la phalange macédonienne,
qui défendit les murs de Tenchrée contre
le conful Quintius-Flaminius ; mais il ne s’agit là
d’aucune évolution, & ces paffages ne font point
tirés de l’hiftorien grec.
- C ’eft précifément par un des endroits où Tite-
Live a copié Polybe , qu’on doit juger du fens
quil attachoit au mot cuneus , lorfqu’il vouloit
lui faire défigner une ordonnance particulière :
par exemple, il nomme ainfi , dans fon récit de
la bataille de Cannes, l’efpèce de convexe que
formoit au centre de l’armée carthaginoife l’infanterie
des Efpagnols & des Gaulois ; mais il eft
vifible que l’auteur Grec entendoit là toute autre
chofe qu’un qüarré long.
Ce corps qui débordoit confidérablement le
front des Carthaginois , eft appellé {jmvoeiçeç par
Polybe, ce qui fignifie qu’il formoit un efpèce de
croiffant dont la convexité étoit oppofée aux Romains.
Quand on fuppoferoit que cette côurbure
eût été parfaite , la feule infpeélion d’une figure
femblable , jointe à la dénomination qu’elle reçoit
de l’hiftorien, nous inftruit toujours affez que ce
dernier , en préférant le terme cuneus h’a pu que
fe reprefenterun corps moins éténdu par le fommet
que par la bafe , & avec d’autant plus de raifon
que, n’étant pas poflible que ce convexe fût exactement
circulaire & qu’il ne fe fût pas allongé par
fon extrémité antérieure , du moins pour com-
mencèr le choc , il eft confiant que ce corps, au
lieu d’un véritable croiffant, devoit plutôt former
comme un grand angle obtus , dont le fommet, -
en partie tronqué , s’étendoit vers l’ennemi ; & ,
qu en cet état il reffembloit réellement à un coin.
Tite-Live a donc pu préférer le mot cuneus, &
le regarder comme le plus propre à‘ exprimer cette
difpolition. Plutarque a penfé de même ; il emploie
dans la même occafion le terme embolos ;
nouvelle preuve que le «mot grec fignifie toute
autre chofe qu’un quarré long,, ou une colonne.
Le fentiment d’un des plus grands hommes de
guerre du fiècle dernier', eft conforme à celui de
ces deux auteurs. Dans l’idée qu’il avoit conçue
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de cet arrangement des Efpagnols & des Gaulois,
il ne s’eft repréfenté qu’un coin à tete émouflee.
Il fuit clairement des expreflions de Tite-Liv e,
& de Plutarque , qu’ils entendoient parler d’une
troupe ou d’un corps plus large par la bafe que
par le front.
Si on examine avec attention & fans préjugé
deux autres paffages de Thiftorien latin , on aura
de la peine à n’y pas reconnoître le coin d’Ælien
& de Végèce.
Dans la nuit qui fuivit la journée de Cannes
les foldats romains qui s’étoient fauvés dans le grand
camp, envoyèrent dire à ceux qui étoient encore
dans le petit camp de les venir joindre à. la faveur
des ténèbres , tandis que les Carthaginois accablés
de fatigues & de débauches fe livroient tranquillement
au fommeil , & qu’enfuite réunis en une
feule troupe , ils fe retireroient touts enfemble à
Canufium.^L’avis fut d’abord rejetté du plus grand
nombre : ceux même qui l’approuvoient , man-
quoient de hardieffe pour le fuivre. Alo rs , un tribun
nommé Sempronius-Tuditanus , outré qu’aucun
n’osât prendre une réfolution ferme & vigou-
reufe , prit la parole : « Vous aimerez donc mieux,
leur dit-il, fubir le joug d’un ennemi cruel &
avare , &. relever la gloire de fon triomphe par
l’excès de votre ignominie ? Ah ! foyez plutôt les
dignes compagnons d’Emilius & de touts les guerriers
généreux qui viennent , à l’exemple de ce
grand homme, de préférer une mort honorable à
une vie honteufe. Croyez-moi ; avant que le retour
de la lumière découvre notre petit nombre
& que les ennemis raffemblés puiffent nous fermer
touts les paffages ; paffons à travers ces troupes
répandues fans ordre & fans précaution , dont les
cris fe font entendre aux portes du camp. Ave»
une épée & du courage, on eft toujours sûr de
s’ouvrir un chemin dans les plus épaiffes cohortes.
Réunis en coin , nous forcerons fans peine une
multitude éparfe, incapable de la moindre réfifi.
tance : allons , & que ceux qui font jaloux du
falut de Rome & de leur liberté me fuivent. « A
ces mots Tuditanus mit l’épée à la main, difpofa
fa troupe en coin , & s’élança avec elle au milieu,
des ennemis. Six cents Romains, rangés de la forte
pénétrèrent fans accident jufqu’au grand camp. *
A ce paffage de Tite-Live, j’en ajouterai un
autre du même hiftorien, plus formel &plus ex-
preflif : lé commentateur de Polybe ne l’a point
remarqué.
Fulvius-Flanus, propréteur en Efpagne , ramenant
fon armée de la Celtibérie ultérieure à Tar-
ragone , avoit à traverfer une gorge de montagne
très dangereufe : il y fut à peine engagé, que les
Celtibériens , qui venoiertt tout récemment de reprendre
les armes à fon infçu, & de s’affembler
avec beaucoup de Jecret, ayant occupé touts les
débouchés de cette gorge-, s’avancèrent en bataille
contre lui. Quoiqu’enveloppé de toutes parts
Flanus n’eut aucune crainte. Il raffura fes troupes \