
11 ne me diflimula pas fa l'urprife, & m’avoua franchement
qu’il ne s’attendoit pas à un changement fi
prompt & fi favorable, & qu'il ne concevoit pas
comment il avoit pu arriver ; mais qu’enfin il
voyoit bien que j’avois en moi-même des reflources
qu’il n’avoit pas connues, & qu’il ne craignoit plus
de fe tromper en me donnant l’efpérance d’une
guérifon certaine. Je ne parle pas de la joie que je :
reffentis alors ; elle fut au-deflus de tout ce que je
puis dire, tant il eft vrai que la vie eft toujours
notre premier bien, & que fa jouiffance nous fait
infiniment plus de plaifir que fes difgraces les plus
accablantes ne nous caufent de peines. L’incertitude
de mon fort étant ainfi diffipée, je goûtai mon
bonheur dans toute fon étendue ; & , comme il eft
doux de fonger dans le port aux orages dent on a
évité le danger , je me fis un plaifir de rappeller la
mémoire de ce qui m’étoit arrivé. Je comparai la
moleffe du lit ou j’étois couché, avec celui fur
lequel j’avois été étendu trois jours entiers; l’af-
feétion & l’empreffement dont on s’efforçoit de me
contenter, avec la cruelle infenfibilité de ceux qui
m’avoient laiffé manquer de tout ; l’agrément & la
dilîipation que me procuroient les vifites de mes
amis , avec l’inquiétude & l’ennui que m’avoit
caufé la folitude ; le repos &. la paix qui m’envi-
ronnoient, avec le tumulte & le bruit qui m’avoient
accablé. Je fis fervir en un mot le paffé à me
rendre le préfent plus gracieux ; & , pour me
rendre plus fupportables les fuites affreufes que
mon malheur me laiffoit inévitablement pour
toujours , je me félicitai prefque, malgré ce que
j’avois perdu, de n’avoir pas payé par des pertes
plus nombreufes ce qui m’étoit refté. Quoique je
me flattaffe ainfi, j’étois encore bien éloigné de
■ voir la fin de mes douleurs; mais, ces vues &
l’affurance où j ’étois qu’elles ne me feroient point
inutiles, me les faifant, pour ainfi dire, compter
pour rien, j’eus bientôt après un furcroît de confo-
lation : mon père, dont j’étois. fort en peine, m’envo
y a un de fes domeftiques , qui me remit de fa
part une fettre, dans laquelle, après m’avoir donné
touts les témoignages d’une tendreffe & d’une fenfi-
bilité paternelle, il m’apprenoit qu’un de mes oncles,
alors porte-étendart de notre compagnie, ayant eu
fon cheval tué fous lui, avoit été bleffé & fait prisonnier
de guerre dans le même combat où j’avois
été fi maltraité, & me marquoit, pour ce qui le
regardoit personnellement, qu’il avoit été obligé
d’abandonner Bruges pour fe jetter dans Oftende ,
que les ennemis tenoient invefti, & dont ils fe pré-
paroient à faire le fiège ; qu’il lui étoit impoffible
dorénavant de me donner de fes nouvelles, & de
recevoir des miennes, & qu’ainfi il étoit inutile que
je lui écri viffe qu’il ne m’eût écrit le premier. J’avois
fait une fi rude expérience du malheur qui
fembloit être attaché à nous pourfuivre, que je ne
pus m’empêcher de craindre pour lui, & mes pref-
lentiments ne furent que trop vérifiés dans la fuite.
Cependant mes bleffures alloient de mieux en
mieux, & je parvins peu'à peu à ma convalef-
cence ; je commençai à ne plus garder le l i t , 8c je
fus en moins de deux mois en état de fortir. J’allai
d’abord, comme je le devois, rendre grâces à Dieu
de la fanté qu’il m’avoit rendue. J’allai enfuité remercier
M. le comte de Saillans qui m’avoit fait
l’honneur de me venir voir très Souvent, & de
m’offrir généreufement fa bouffe ; 8c qui, continuant
de m’honorer des mêmes bontés, m’offrit fa
table, quoique j’euffe encore la tête toute empaquetée.
Je partis peu de jours après à la Sollicitation
& dans la compagnie de quelques-uns de
mes amis, pour aller reipirer un air plus pur 8E plus
libre.
L ’air de la campagne me fut très favorable ;
j’achevai de m’y rétablir entièrement, & je fus en
état au bout de trois Semaines* de Supporter la fatigue
du voyage que j’avois à faire pour revenir
chez moi. Je retournai à Namur pour mettre ordre
âmes petites affaires, 8c pour toucher l’argent d’une
lettre-de-change que j’avois reçue; après quoi,
m’étant acquitté des devoirs que la reconnoiffance
la plus indifpenfable m’impofoit envers mon hô-
teffe, je me mis en chemin, plein d’impatience de
revoir, ou pour parler plus jufte»de me retrouver
avec mes parents : mais, avant de les rejoindre,
j j’eus une Seconde affliâion plus accablante encore
j que celle que j’avois déjà ; 8c cela par l’indifcrétion
| d’une hôteffe, qui, ayant fçu de quelques officiers
qui logeoient chez elle en paffant que mon père
venoit d’être tué, me l’apprit crûment 8c fans détour.
Cette nouvelle déconcerta prefqu’entière-
ment ma confiance, 8c je traînai avec moi pendant
le refte du voyage un chagrin lent 8c continuel
qui me déchira ; 8c dont, pour comble d’infortune,
le Sujet n’étoit que trop jufte.
J’arrivai plein de ces triftes Sentiments à une
terre fituée près de Saint-Quentin, où plufieurs de
mes parents s’étoient rendus pour m’attendre..
Quelque prévenus qu’ils fuffent de mon malheur ,
ils en furent fi faifis en me v o y an t, qu’ils ne
purent refter devant moi, & qu’ils fe retirèrent
touts pour donner cours à leurs pleurs* Ma mère
feule refta, qui vint fe jetter à mon cou, 8c qui me
mouilla longtemps le vifage de Ses larmes, fans
avoir la. force de parler. Quelque befoin que.
j’euffe de recevoir de la confolation moi-même, je
me vis obligé de lui en donner. Je lui dis tout ce
que je pus pour adoucir fa douleur, je la conjurai
de laiffer un chagrin & des larmes qui me rendoient
encore plus malheureux, 8c je lui proteftai que le
moyen de me rendre infenfible a tout etoit de l’etre
ellé-même. J’appellai mes parents, 8c je les raffinai
de même ; ils firent à leur tour ce qui dépendoit
d’eux pour me confoler ; & , comme je vis qu’ils ne
me parloient point de la mort de mon père, dans
la crainte que cela renouvellat mon chagrin,je les
prévins , 8c les priai de diffiper l’inquiétude où
j’étois j en m’apprenant lé détail de ce qui lui étoit
arrivé. Ils me dirent alors que2 commandant un
pofte très expofé au fgu que les ennemis faifoient,
tant du côté de la terre que du coté de la mer , une
bombine lui étoit tombée fur le cote, & 1 avoit
renverfé; que, malgré cette bleffure, n’ayant pas
voulu fe retirer, 8c aimant mieux périr les armes à
la main qu’abandonner un pofte fi important, une
autre étoit venue cfèver auprès de lui, dont un
éclat lui avoit caffé la hanche au-deffous de fa première
bleffure ; qu’on avoit eu cependant le temps
de le tranfporter à Nieuport, où il étoit mort
quelques jours après. Ce fut ainfi que mon pere
mourut, n’ayant encore que quarante^deux ans, 8c
qu’il me laiffa à l’âge de dix-neuf fans biens, 8c dans
un état incapable de tout ».
Ce malheureux militaire obtint de fa majefte la
promeffe d’une penfion : mais le roi étant mort peu
après, M. le régent affura le chevalier de Feuque-
rolle qu’il rempliroit les promeffes du feu roi : elles
n’étoient point encore effectuées lorfqu’il écrivoit
cette relation: ,
CHANSON MILITAIRE. Si l’amour heureux f
infpira là première chânfon, là fécondé fe dut faire .
entendre après la première victoire. Glorieux 1
d’avoir terraffé fes adverfaires ; fier d’avoir con-
fervé ce qu’ils vouloient lui ravir, goûtant d’avance J
le plaifir d’une jouiffance tranquille, l’homme ex- j
prima par des chants les fentiments de fa joiev
Cependant la honte 8c le dépit animent fon ennemi
, 8c 1’engàgent à préfenter un fécond combat.
Mais le vainqueur , fe flattant d’une nouvelle victoire,
annonce par fes chants fa noble confiance. Il
chante à- l’infiant même où fon adverfaire approche
: il chante au fort de la mêlée ; en portant
ainfi une ame tranquille au milieu des dangers , il
rabaiffe le courage de fes adverfaires ; en rap-
pellant par fes chants le fouvenir de fon premier
triomphe, il infpire à fes compagnons du mépris-
pour l’ennemi, 8c enflamme leur courage. Ses efpé- I
rances- ne font point trompées ; il remporte une
fécondé viétoire. Bientôt il veut tranfmettre à fes
defcendants la mémoire desaétions héroïques dont
il,a été le témoin, 8c des fiennes même : il veut
graver dans leur ame le fouvenir des guerriers que
leurs hauts faits rend dignes d’être immortels , il fait
entendre de nouveaux chants ; & voyant que les
exploits célébrés dans les chanfons guerrières fe
gravent profondément dans les efprits, il met en
vers les loix militaires & les chante en choeur avec
fes foldats.
Tels furent & l’origine des chanfons militaires 8c les
premiers effets qu’elles produifirent. Pourquoi font-
elles aujourd’hui entièrement oubliées ? Les devoirs
des guerriers feroient-ils moins difficiles à
remplir dans une fociété déjà formée, que dans
une fociété naiffante ? Le courage auroit-il de nos
jours moins de befoin d’être animé & entretenu que
dans les temps plus reculés ?
Les obligations du guerrier font plus multipliées
qu’elles ne le furent jamais; fes devoirs deviennent
chaque jour plus difficiles à remplir; il faut donc
lui prodiguer les fecours qui peuvent l’aider à s’en
bien acquitter.
Quand le foldat combattoit pour mettre à l’abri
de la fervitude fon père qui ne poüvoit plus fe
défendre : quand il expofoit fes jours pour fauver
ceux de fa femme & de fes enfans, 8c pour empêcher
que l’ennemi ne lui ravit dans un inftant le
fruit de plufieurs années de travail, il étoit moins
néceffaire de ranimer fon courage par des objets
étrangers ; "tout ce qu’aimoit fon coeur étoit
fans ceffe préfent à fon imagination, 8c faifoit de
lui un héros, ou du moins un guerrier valeureux ;
mais aujourd’hui, que la plupart des combattants
attachent peu de prix à ces objets enchanteurs,
parce qu’ils ne les apperçoivent que dans un lointain
très fugitif; aujourd’hui que l’obéiffance les
entraîne 8c les retient prefque feule fur le champ
de bataille , ne devroit-on pas faire ufage de touts
les moyens capables d’élever le courage des militaires
, 8c employer ceux qui paroiffent les moins
puîffants, comme ceux qui ont le plus d’énergie.
C ’eft ainfi qu’un orateur habile entremêle avec art
des raifons foibles 8c des preuves viétorieufes ,
parce qu’il fçait que les hommes diffèrent encore
davantage parleur manière de voir & de fentirque
par les traits de leur vifage , que celui qui ne fera
pas convaincu par un raifonnement profond, peut
être perfuadé par une preuve captieufe ,ou entraîné
par une faillie lpirituelle & agréable. Quand on ne
mettroit la c h a n fo n m i li ta i r e que dans cette dernière
claffe,on ne devroit pas en négliger l’ufage ; fes
heureux effets peuvent échapper aux regards du
vulgaire, qui attribue toujours les grands événements
à de grandes caufes-; ils peuvent fe dérober
de même aux regards trop diftraits de l’homme
d’état : mais l’obfervateur attentif recor.noît que ,
dans touts les fiècles, elle a été employée avec
avantage , tant par les hordes fauvages que par les
peuples civilifés. Il voit fur-tout que les François
en ont fait de touts les temps l’ufage le plus heureux
; qu’elle a enflammé le courage de leurs guerriers
, 8c fait la plus douce récompenfe de leurs victoires
; qu’elle n’a pas eu moins d’empire fur les
fubaltèrnes que fur les chefs ; que le foldat même
- a fait quelquefois des efforts fublimes pour mériter
d’être chanté par fes compatriotes ; qu’un vaudev
i l le indifcret & malin fut fouvent la punition la
plus fenfible pour un général ignorant, 6c fit oublier
à la nation une grande partie des pertes qu’elle
avoit effuyées ; que des chants vifs & enjoués ,
après avoir donné pendant la guerre du reffort à la
valeur, entretiennent pendant la paix la gaieté
parmi les foldats , Ôc leur font perdre le fouvenir
de leurs fatigues ôc de leurs peines. Frappé de ces
effets, l’obfervateur s’adreffe aux favoris des m ufesî
« Fils d’Apollon, leur dit-il, que votre voix fe
faffe entendre, dès qu’un événement heureux augmentera
notre gloire : vous à qui Calliope a tranf-
mis la lyre d’or de Pindare, chantez en vers pompeux
les aétioas des vainqueurs ; 8c vous à qui