
La prefence du général n’apporta point de re-
mede à tout ce détordre de là droite, non plus
que celle de plufieurs officiels généraux de cette
aile. L’officier particulier & le foldat ne pouvoient
pas redreffer par leur feule valeur une affaire
perdue par une mauvaife difpofition. Le défordre
fut bientôt général dans toute la droite , qui abandonna
fon champ de bataille & fon canon.
La gauche de cavalerie & quelques bataillons
de la gauche qui n’avoient point combattu fe
retirèrent allez paifiblement jufqu’à la nuit : ce
fut alors que la confufion & la fuite furent
générales. L’ennemi battit ainfi en un quart d’heure
une armee de quatre-vingt mille hommes, qui ne
laifla pas deux mille morts fur la place ; il prit
quatre-vingt ou cent pièces de canon , une fort
grande quantité de bagages, & conquit tous les
Pays-Bas efpagnols , par l’abandon que notre
général lui en fit. Le récit de cette journée
iunefte à l’état ne me fournit qu’une feul réflexion
, c’eft qu’il eft furprenant que le roi ait été
suffi long-temps à connoître ce que toute la
France n’avoit jamais ignoré.
B A T A I L L E DE C A S S A N O.
M. le prince Eugène étoit avec l’armée de l’empereur
de l’autre côté de l’Adda , paroiffant vouloir
palier cette rivière, &. M. de Vendôme étoit
en-deçà avec l’armée du ro i, pour l’en empêcher.
Après que les deux armées eurent été durant
quelques jours vis-à-vis lhmede l’autre, & que le
prince Eugène eut fei'ht de vouloir jetter des ponts
fur l’Adda v is - à - v is de Paradis, il fit le 14 août
1706 marcher fon armée en defcendant l’Adda,
comme s’il avcit voulu palier cette rivière du côté
de Pizzighitone. M. de Vendôme le fuivit, l’Adda
entre les deux armées : mais, comme la conftitu-
tion du pays , de l’autre côté de la rivière , étoit
favorable au prince Eugène pour cafcher fes mouvements
à M. de Vendôme , quoique fa marche
fe fît fort près de la rive , M. de Vendôme
s’étendit un peu trop, afin de tenir une plus grande
étendue de pays le long de la rivière ; comptant
q u e , dans quelque lieu que fon ennemi voulût
tenter de la paller, il feroit raflemblé allez tôt, &
en état de s’y oppoler avec un corps plus confidé-
rable que celui qui pourroit être paffé.
Ce raifonnement auroit été judicieux, fi tout le
bord de la rivière en-deçà avoit été libre, pour
le communiquer fans défiler fur les ponts ; mais
c’eft ce qui n’étoit pas. L’Adda, comme toutes les
autres rivières de ce pays , fournit des eaux pour
J’arrofement de la campagne. Il y a une naville qui
prend auprès de Paradis, & qui entre dans l’Adda
au deffus du pont de Caflano ; & un peu, au-deffus
de ce pont il fort de l’Adda une autre naville, qui
embralfé Lodi, & rentre dans cette rivière entre
Lodi & Pizzighitone.
Par ce détail exaft on voit que M, de Vendôme,
qui vouîoit tenir l’Adda de près , étoit dans fa
marche étendue féparé en trois. Son arrière - garde
étoit en-dedans de la naville qui venoit de Paradis
au pont de Caflano , pendant que fon centre étoit
vis-a-vis de ce pont , & fon avant-garde à plus
d’une lieue de lui , en-dedans de la naville qui
embraffe Lodi.
Ce fut ce temps favorable pour entreprendre
contre le centre de l’armée que le prince Eugène
choifit. Ce prince, dont, comme je l’ai dit, les
mouvements ne pouvoient être v u s , étoit avec
toute fon armée fort près du pont de pierre de
Caflano. Il fit tout-à-coup attaquer ce pont, auprès
duquel nos bataillons en marche défiloient.
Ces bataillons furpris & attaqués par le flanc,
furent d’abord mis dans un grand défordre. Le
front de l’infanterie ennemie, qui fe montra en
meme temps fur le bord de la rivière , fit auffi
perdre du terrein à notre colonne d’infanterie qui
marchoit, & qui ne s’attendoit pas à combattre ;
elle ne put être retenue qu’au bord de la naville ,
ou elle fe reforma pourtant, & marcha avec valeur
aux bataillons ennemis, qui avoient paffé la rivière
dans l’eau jufqu’à la ceinture, enfonça ces bataillons,
& tua ou fit noyer touts ceux qui étoient en-
deçà.
L ’ennemi, qui avoit paffé fur le pont, voulut
s’étendre ; mais il fût chargé en tête par la première
infanterie qu’il avoit battue, & qui s’étoit
rétablie fous le château de Caflano. La droite de
notre centre d’infanterie , qui n’avoit plus d’ennemis
à combattre en-deçà de la rivière, chargea
le flanc droit de l’infanterie ennemie qui avoit paffé
le pont ; & le bonheur de M. de Vendôme fit
auffi que fon arrière - garde , qu’il croyoit encore
fort loin de lu i, arriva dans le même temps, &
chargea l’ennemi par fon flanc gauche. Ainfi tout
ce qui avoit paffé le pont & la rivière au-deffous
fut entièrement détruit, & M. le prince Eugène
forcé de, fe mettre hors de la vue de-notre armée,
& de nous abandonner le champ de bataille , avec
une perte confidérable de fon infanterie. Notre
avant-garde n’eut aucune part à cette aôion : on
dit qu’elle n’entendit pas même le feu du canon,
& de la moufqueterie , quoiqu’elle fût en halte.
Du récit que je viens de faire dé la bataille de
Caflano, je tirerai plufieurs réflexions qui méritent
une grande attention de la part de celui qui
veut fçàvoir la guerre.
Je trouve dans cette journée des fautes confidé-
râbles, faites par les deux généraux, quoique gens
d’un mérite militaire très diftingué. Le projet de
M. le prince Eugène étoit fort beau. Ce prince
faifoit la guerre en Italie depuis plufieurs années
avec une armée fort inférieure à celle des deux
couronnes , & fans autres établiffements qife ceux
qu’il, fçavoit fe procurer. 11 attaquoit effeélive-
ment ; mais c’étoit de manière qu’il n’étoit 'jamais
engagé dans une a&ion qui pût être décifive contre
lui, & qui pourtant pouvoit le devenir contre
hous J en cas que fon premier effort fût heureux.
Ce talent n’eft pas du nombre des médiocres
dans un général, & marque une attention continuelle
& bien fuivie à fe procurer un fuccès heureux
, fans fe compromettre.
Cette conduite fe trouvoit dans l’aâion de Caf-
fano ; & ce prince feroit parvenu à féparer l’armée
des deux couronnes, après en avoir battu une
partie , fi quelques circonftances que j’ignore
n’avoient pas fait commencer l’aélion un peu trop
tôri II eft évident que, fi le prince Eugène avoit
pu n’engager l’a&ion qu’après que le centre de
l’armée auroit été au-delà du pont de Caflano,
& que la colonne d’infanterie auroit, en continuant
fa marche, été hors de vue & de la portée
du pont, il auroit fans aucune oppofition fait paf-
fer toute fon armée fur le pont, & détruit l’arrière-
garde , qui fuivoit le centre de fort Loin. Enfuite
il auroit tout au moins féparé de Milan le refte
de notre armée , & peut-être dès ce temps-là
caufé une révolution dans cètte v ille, parce que
les Milanois fe feroient trouvés fans troupes. Ainfi
je puis dire que ce grand projet, judicieufement
penfé, & amené jufqu’au moment de l’exécuter
avec fuccès , n’a manqué que parce que fon exécution
a commencé quelques moments plutôt
qu’il ne falloit.
Je croirois même , en penfant favorablement
de M. le prince Eugène, que des raifons &. des
circonftances imprévues l’ont forcé de commencer
un peu trop tôt ; & je fonde cette penfée fur les
grands efforts qu’il fit au pont, pour parvenir à
féparer l’armée.
M. de Vendôme n’a pas auffi été exempt de
fautes dans cette journée. Ce général avoit, durant
quelque temps , empêché M. le prince Eugène
de paffer l’Adda au haut de cette rivière. Il
voyoit que l’ennemi s’alongeoit, & il fe croyoit
obligé de tenir de près cette rivière , de crainte
qu’à la faveur des gués, il ne pafsât avant que -
lui- même fut en état de s’y oppofer ; ou bien que
les Vénitiens ne laiffaffent paffer l’armée de l’empereur^
comme ils avoient toujours fait, & qu’elle
ne fe trouvât avant lui à portée de Lodi & de
Pizzighitone.
Cette crainte étoit vraifemblable ; mais il me
paroît qu’on pouvoit remédier à cet inconvénient,
en fe féparant moins que M. de Vendôme ne fit. Il
y avoit dans le château de Caflano une garnifon
trop foible pour la fureté du pont de pierre fur j
l’Adda; il falloit rompre ce pont, ou tout au
moins le protéger par un bon ouvrage hors d’in-
fulte. Ceci n’ayant pas été fait, il falloit au moins ,
pendant que l’armée en colonne pafloit devant le
pont , y pofter un corps d’infanterie ; puif'que
l’ennemiqui marchoit auffi, en pouvoit être
fort près fans qu’on le fçût.
Il ne falloit pas même faire marcher l’armée
entre l’Adda , & les navilles, puifque par - là fa
marche fe trouvoit féparée. De quel profit auroît
il été à l’ennemi d’avoir paffé l’Adda entre
cette rivière & les navilles , s’il avoit encore fallu
qu’il pafsât une naville pour marcher à notre armée,
qui pouvoit fe pofter avantageufement fur
les petites hauteurs qui font au-deffus des navilles,
& prefque toujours, plus difficiles à paffer , que
les rivières dont elles fortent.
Si M. de Vendôme s’étendoit ainfi pour empêcher
feulement que l’ennemi n’entrât avant lui
dans le baffin de Lodi, entre l’Adda & la naville ;
il falloit toujours , par préférence à tou t, être
maître du pont de Caflano , & s’en être affuré
avant que de faire défiler l’armée devant ce pont,
fans fçavoir ce que faifoit l’ennemi , ni à quelle
portée du pont & de* la rivière il pouvoit être;
puifque la conftitution du pays lui étoit favorable
pour cacher fa marche 5c les mouvements.
B A T A I L L E D E C A S T I G L I O N E .
La bataille de Caftiglione fut gagnée par le
comte de Médavi fur M. le landgrave de Heffe,
le 9 feptembre 1706 , deux jours après la levée du
fiège de Turin.
Lorfque M. le duc d’Orléans quitta le bas P c ,
pour, fuivre par ce côté-ci du fleuve M. le prince
Eugène, qui marchoit au fecours de Turin ; ce
prince laifla M. de Médavi fur le Mincio , pour
obferver les mouvements du corps que M. le
prince Eugène avoit laiffé aux ordres de M. le
landgrave de Heffe.
Celui-ci, fe fentant fuperieur de trois ou quatre
mille hommes à M. de Médavi , crut pouvoir
entreprendre fur lui. Pour cet effet, il paffa le haut
Mincio , & vint affièger le château de Caftiglione
délié Stivere. 11 étoit important pour M. de Médavi
de ne pas laiffer prendre ce château , parce
que fa prife auroit facilité à M. de Heffe une
marche fur Bergame ou Brefcia : il fe détermina
donc à combattre pour fecotirir Caftiglione.
Pour bien entendre la difpofition de M. de
Médavi dans cette bataille , il me paroît nécef-
faire de dire un mot de la conftitution du pays
depuis Goïto jufqu’à Médoli &. au pied dé la tour
de Solférino. C ’eft une plaine fort raie. Caftiglione
eft dans les monticules qui font au pied, des Alpes ,
& qui s’allongent de ce côté jufqu’au Mincio ,
auprès de Monzanbano.
On voit donc que M. le, landgrave pouvoit,’
en fe tenant à fon fiège , obliger M. de Médavi,
pour fecourir la place , de -venir à. lui par des
têtes & comme en défilant dans ces monticules :
fi ce prince avoit pris ce parti, il eft certain que
l’affaire auroit été beaucoup.plus difficile; mais,
dès qu’il fçut que M, de Médavi marchoit à lui ,
il n’héûta pas à defeendre dans la plaine où il fe
mit en bataille. M. de Médavi en fit autant de
fon. côté.
L'infanterie de la gauche de l’ennemi entra
d’abord fans peine dans notre droite, où M, de