
Lorfque le prix avoit été décerné , les officiers
d armes alloient prendre , parmi les dames ou les
demoifelles, celles qui dévoient le porter & le
prefenter au vainqueur. Lebaifer qu’il avoit droit
de leur donner, en recevant le gage de fa gloire ,
fembloit être le dernier terme de fon triomphe.
Il éioit conduit par elles dans le palais au milieu
d’une ioule de peuple ; tout retentiffoit autour de
lui des éloges les plus faitueux & fou vent les plus'
exceffifs, donnés par les hérauts ôt les juges d’armes,
du fon des instruments , des 'cris éclatants quipu-
blioient fa viétoire. Si l’on veut bien fe rappeller
1 efiime que notre nation a prodiguée de tout temps
■ aux yèrtus Sc aux talents militaires, & le nombre
prodigieux de fpe&ateurs qui accouroient à nos
tournois , de toutes les provinces & de touts les
royaumes; on concevra fans peine quelle iropref-
fion devoir faire fur des hommes paflionnés pour
la gloire cette efpèce de triomphe , & l’efpérance
de pouvoir un jour en obtenir de pareils.
Les jeux de la Grèce, célébrés par Pindare, avec
toute la pompe de la poéfie , & les triomphes de
l’ancienne Rome, ne nous donnentpoint l’idée d’une
ïecooepenfe plus glorieufe. L’éclat décès triomphes
de la chevalerie n’humilioit point les vaincus : ceux-
ci ne rougiffoient pas d’exalter la proueffe du vainqueur.
11 pouvoir a fon tour leur céder la palme
une autrefois , êc fa bravoure illuffroit en quelque
façon leur défaite : enfin la fageffe des Grecs &
la politique des Romains n’avoient rien imaginé de
plus noble j ni de plus utile, pour donner à la patrie
de braves défenfeurs.
Le vainqueur, conduft dans le palais y étoit
défarmé par les damés qui le revëtoient d’habits
magnifiques : lorfqu’il avoit pris quelque repos ,
elles le menoient à la falle où il étoit attendu par
le prince, qui le faifoit affeoir au feftin dans la
place la plus honorable. Expofé aux regards & à
l’admiration des convives & des fpe&ateurs , &
louventiervi par lès dames, au milieu de tant de
gloire , il auroit eu befoin d’être averti, comme
les anciens triomphateurs, qu’il étoit mortel, fi les
préceptes de la chevalerie ne lui avoient appris
qu’un maintien fimple & modeffe eft l’extérieur
le plus propre à rehauffer l’éclat de la vi&oire :
Un chevalier, n’en doutez pas ,
Doit férir hault, & parler bas,
lui avoit-elle appris , dans la fimplicité de fon ancien
langage. Souvent elle lui avoit donné cet
avis que i’on ne peut trop répéter à la jeun,elfe
guerrière : foyeç toujours le dernier à parler dans
les ajfemblèes des gens plus âgés que vous , 6» le
premier à frapper dans les combats. Enfin , elle ne
ceffoit de dire à touts les chevaliers qu’ils nepou-
voient trop vanter les autres, ni trop peu parler
d’etix-mêmes.
Les mêmes principes de modeftie infpiroient
aux chevaliers vainqueurs des attentions particulières
pour coafoler . les vaincus , & pour adoucir
leurs peinës : « aujourd’hui la fortune & le foi*!
des armes me donnent l’avantage, difoient-ils à
ceux qui leur tendoientles mains ; je ne dois rien
à ma valeur ; demain peut-être fuccomberai-je fous
les coups d’un ennemi moins redoutable que vous. ».
Ces leçons de générofité , ces exemples d’humanité
, tant de lois répétés dans les tournois , ne
pouvoient être oubliés, même à la guerre au milieu
i du carnage, ôc de la fureur des combats. Nos che-
’ valiers n’y perdoient pas de vue la maxime générale
d’être aufli compatiffam après la viâoire qu’inflexible
avant de l’obtenir.
Les exploits d,es différents aéleurs du tournoi ,
leurs prouelfes, leur vigueur, & leur adreffe , les
avantures des anciens chevaliers & des héros qui
avoient illuflré le corps de la nation & de la che-
; valerie, faifoient le fujet des converfctions dont
les feftins étoient entremêlés & fuivis ; on les inf-
crivoit fur les regiflres publics & authentiques des
officiers d’armes ; c’étoit la matière des chanfons
des la y s , &. des autres poèmes que chantoient les>
dames, lés demoifelles, & les tneneftriers , qui
mêloient leurs voix aux fons de toutes fortes d’inf-
trutnents.
Les jeux qu’un fpe&ateur curieux auroit vus dans
les appartements du palais ,au fortir des repas qui
termineient les tournois,, étoient moins des amu-
fements ruineux, ou du moins oififs , que des occa-
fions d’exercer fon adreffe, fon efprit, fon imagination
, &. fes talents. Le même fpe&ateur auroit
vu des dames & dest chevaliers jouer aux échecs»
S’il eût prêté l’oreille aux entretiens des dames , il
les: auroit ; entendu : échauffer le : courage de leurs
refpeéiueux amants par les i éloges des chevaliers
qui avoient paru dans les joûtes avec le plus d’éclat,
par les témoignages d’eftime & de reçonnoif-
fance qu’elles prodiguoient à leurs ferviteurs,
lorfqu’ils s’étoient diflingués. On les auroit entendu
leur propofer de nouveaux prix à mériter ,
fion-feulement dans, les tournois., mais dans les
combats fanglants de la guerre, des prifonniers à
faire, un poffe à enlever aux ennemis* une efcalade,
ou quelqu’autre exploit. C ’étoit-là ce qu’une dame
exigeoit. de fon amant, pour juger s’il étoit digne
d’e lle, & pour s’affurer de fon amour. On croira
que je parle d’après quelque romancier; mais je
n’ai befoin que du témoignage de Froiffard , pour
donner la preuve de ce que j’avance. Un chevalier
du Bourbonnois nommé Bonnelance , dit-il, vaillant
homme aux armes , gracieux & amoureux, s’étant
trosvé à Montferrand en Auvergne en grant
esbatement avec dames & demoifelles, elles le prelésèrent
de faire quelqu’exploit contre les Angîois ;
l’une d’elles qu’i/ avoit en grâces plus que les
autres, lui dit qu’elle verroit volontiers un an-
glois ‘- f i je puis être afe£ heureux pour en prendre
quelquun je v'ous Vamènerai, répondit-il. A quelque
temps de-là.il fit une courfe qui le mit en état .de
tenir fa parole. Il ramena à Montferrand les prifonniers
qu’il avoit pris , au grand contentement des
Hàmes&des demoifelles, qui vinrent fourent le
vifiter; &. s’adreffant à celle qui lui avoit demandé
un Anglois : « en .voici plufleurs, lui dit-il; je vous
les lerrai en cette ville tant qu’ils en auront trouvé
qui leur rançon payera.Les dames commencèrent à
rire, qui tournèrent cette chofe en reveil ( joie) &
dire grand merci. Bonnelance s’en alla avec elles,
& fut dedans Montferrand trois jours entre les
dames demoifelles. ».
Quelques hiftoriens ont dit que le defir dé la
gloire fut le feul motif de l ’union de Charles VII
& de la belle Agnès Sorel : c’efl: fans doute
trop dire ; mais on peut préfumçr que ce fentiment
contribua beaucoup à l’entretenir. Il étoit alors le
principe, ou du moins le prétexte de toute la
galanterie dont les dames, pour cette raifon , faifoient
parade aufli bien que leurs amants. On ne
peut guère douter que plufieurs d’entre eux n’ayent
fait de la gloire l’unique objet de leur paffion. Si
Ion examine bien les hommes, & fur-toüt le ca-
raétère des peuples qu’un tempérament plein de feu
rend fufceptible de fentiments élevés, on ne fera
point furpris qu’une fage & habile politique faffe 1
prendre à leur coeur , a leur efprit 3 & à leur imagination
, toutes les formes & toutes les impreflions
qu’elle voudra leur communiquer.
Les chanfons de geftes, c’eft-à-dire hiftoriques ,
ou les autres poèmes compofés pour célébrer les
tournois, étant répandus dans toutes les cours de i
1 univers, y portoient le nom & la gloire de ceux
qui en avoient remporté le prix, échauffoient touts
les coeurs, excitoient une noble émulation. C ’étoit
aum le deffein de ceux qui é cri voient les romans
les hiftoires : les préambules de touts les ouvrages
que l’on compofoit alors, foit en vers , foit
en proie, font remplis de ce motif louable, qui
avoit fait prendre la plume à leurs auteurs, &
doivent achever de nous convaincre que le même
efprit regnoit a cet égard dans touts les ordres de
W infpiroit encore plus particulièrement Alain
Chartier, dans le poème où cet auteur fait parler
quatre dames, dont les amants ont chacun éprouvé
un fort différent à la funefte bataille d’Azin court.
^ U-r x eU* 3 et^ tu^ ’ l’autre a été fait prifonnier ; le
tromème efl: perdu & n e fe trouve point; le quatrième
elt fain & fauf ; mais il ne doit fon falut
qu a une fuite honteufe. On reprefente la dame
de celui-ci comme infiniment plus à plaindre que
les compagnes, d’avoir placé fon affe&ion dans un
Jache chevalier : félon la loi d’amours, dit-elle 3 je
l eujfe mieux aimé mort que v i f Le po'ète ne bleffoit
point la vraifemblance ; les fentiments qu’il prêtoit
aux dames étoient alors gravés dans touts les
icoeurs.
.eftime ^ univerfelle du courage , & l ’ardeur
qu elle infpira pour la guerre, étoient les heureux
fruits de 1 ancienne chevalerie militaire, qui fut elle-
tnême la four ce féconde d’où font fortis tant de
héros, la gloire & l’appui de la nation françoife.
Les tournois, toujours dangereux, fourent enfanglantés,
& quelquefois mortels, furent inventés
pour tenir continuellement en haleine les gens de
guerre, fur-tout dans les temps où la paix ne laiffoit
point d’autre exercice à leur courage. L’objet de ces
jeux juftement appellés écoles de proue(fes, étoit le
même que celui de nos camps de paix. On vouloit
former de nouveaux guerriers au maniement des
armes, &. aux évolutions militaires, fortifier les anciens
&. les pèrfèéfionner de plus en plus.
Dans ces écoles de guerre 3 les maîtres mêmes
apprenoientà connoître les talents de leurs élèves',
s entrenoient dans l’habitude du commandement ,
etudioient avec plus de réflexion les mouvements
& les manoeuvres, par des expériences moins pé-
riileufes & moins précipitées que celles de la
guerre qui fe font devant l’ennemi : ils s’appli-
quoient à rendre ces manoeuvres plus régulières &
plus fures ; ils tâchoient en même temps d’en inventer
de nouvelles.
On fixe communément à l’onzième fiècle l’origine
des tournois ; mais on pourroit la faire remonter
jusqu’aux temps où les nations, ayant commencé à
faire laguerre méthodiquement, établirent quelques
règles & quelques principes, & la réduifirent eu
art. Les tournois cependant ne doivent être-regardes
que comme de foibles images & de légers
effais des manoeuvres militaires & des véritables
combats.
Les entreprifes de guerre & de chevalerie , fur-
tou* celles des croifades, étoient annoncées & publiées
avec un appareil capable d’infpirer à touts
les guerriers un defir ardent d’y concourir, & de
partager la gloire qui devoit en être le prix. L ’engagement
eh étoit fcellé par des aétes que la religion,
1 honneur, & l’amour, ou réunis ■ ou téparés , ren-
doient également irrévocables. Soit que l’on s’en-
*ernîât ,dans une PIace Pour la défendre » foit qu’on
en fit 1 invêftiffement pour l’attaque ; foit qu’en
pleine campagne oh fe trouvât en prélence de
l’ennemi, des ferments inviolables &des voeux dont
rien ne pouvoir dilpenfer, obligeoient également
les chefs, & ceux qu’ils commandoient, à répandre
tout leur fang, plutôt que de trahir ou d’abandonner
l’intérêt de l’état. Outre ces voeux généraux , la
piete du temps en fuggéroit d’autres particuliers ,
qui confiftoient à vifiter divers lieux faints auxquels
ils avoient dévotion, à dépofer leurs armes,
ou celles des vaincus, dans les temples & dans les
monaftères ; à faire différents jeûnes ; à pratiquer
divers exercices de pénitence. La valeur di&oit aufli
des voeux finguliers, tels que d’être le premier à
planter fon pennon fur les murs, ou fur la plus
haute tour de la place dont on vouloit le rendre
maître, de fe jetter au milieu des ennemis , de leur
^ Prem*er coup. Les plus braves chevaliers
fe faifoient gloire d’enchérir les uns fur les autres
par une émulation qui avoit toujours pour objet
l’avantage de la patrie & la deftruéKon de l’ennemi.
Le plus authentique de touts les voe u x , étoit
X i i t ij.