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B A T A I L L E D E L A M A R S A I L L E .
Cette même année 1693 me fournit encore des
réflexions à faire fur la bataille de la Marfaille ,
gagnée en Piémont (le 3 oftobre ) par l’armée du
roi commandée par M. le maréchal de Catinat.
M. le duc de Savoie avoit pouffé ce général juf-
qu’au fond de la vallée de Pragelas. Il avoit enfuite
pris le fort de Sainte-Brigitte au-deffus de la citadelle
de Pignerol. 11 avoit bombardé la place, &
le préparoit à l’afliéger dans les formes.
M. de Catinat n’avoit pas affez de cavalerie pour
entrer dans la plaine de Piémont, & y combattre
M. de Savoie , pour lui faire abandonner fon def-
fein lur Pignerol. Il attendit donc, dans la fituation
où il s’étoit mis , que la cavalerie détachée de
l’armée d’Allemagne pour le venir joindre fut arrivée.
Par la pofitïon de Mv de Savoie, on voit que
M. de Catinat ne pouvoit plus affembler fa cavalerie
que dans la vallée de Sufe , & que déboucher
enfuite par Rivoli , pour marcher à l’ennemi.
M. de Savoie qui fe faifoit un point capital de tenir
Pignerol ferré du. côté de Pragelas, & qui étoit
rélolu de combattre l’armée du roi , en cas qu’elle
marchât à lui par le côté du Piémont, laiffa paisiblement
déboucher M. le maréchal de Catinat de
la vallée de Sufe.
Cette première fauté étoit fort grande ; le prince
laiffoit placer l’armée du roi entre la fienne &
Turin : par conféquent, fuppofé que M. de Catinat
eût pu faire vivre fon armée quelque temps où elle
é toit, il eft certain que pendant tout ce temps-la
M. de Savoie n’auroit pu rien tirer de Turin ni du
Piémont.
M ais, comme ce prince croyoit battre , au lieu
qu’il fut battu, il efpéroit mettre totalement l’armée
du roi en déroute & ne lui laiffer de retraite après le
combat qu’à Sufe : il comptoit qu’après la bataille
gagnée , en faifant prendre le revers de cette vallée
par.Cumiane & Javan à toute fon infanterie, il
empêcheroit les débris dè l’armée de fe raffembler
à Sufe, prendroit cette place dès qu’il fe préfen-
teroit devant e lle , pourfuivroit l’armée jufques dans
la Savoie ; après quoi la prife de Pignerol lui feroit
affurée. Le projet étoit bon s’il eut réulïï ; mais fujet
à de trop grandsinconvénients, s’il ne réuffiffoitpas.
La fécondé faute que fit M. de Savoie fut celle
de quitter trop tard le voifinage de Pignerol ; de
forte qu’il ne put venir au-devant de l’armée du roi
qu’à Marfaglia, entre les ruiffeaux de la Cifola §£
de Non, qui dans cette faifon font prefque à fee.
L’avantage que ce prince crut avoir trouvé dans
cette difpofition étoit qu’il prenoit fon champ de
bataille de manière qu’en cas qu’il fût battu , il
pouvoit fe retirer au Po du côté de Villefranche &
de Salùffes ; & que, fi au-contraire il battoit l’armée
du ro i, il fe trouvoit à portée de faire paffer ,
comme je viens;de le- dire-, une partie- de-fon infanterie
par Cumiane & Javan , pour achever dé
détruire l’armée du roi dans fa retraite par la vallée
de Sufe.
. Cette difpofition fait voir que M. de Savoie
abandonnoit les hauteurs de Piofasc , où il auroit pu
appuyer fa gauche en relevant fa droite vers le
Sangon ; de forte que fa gauche fe trouva fans
proteélion , & que fa droite ne fut appuyée qu’aux
petits bois de la Volvéra , où il avoit jetté quelques
bataillons ; & ces bois, à proprement parler ,
n’étoient que des brouffailles, pénétrables même à
la cavalerie.
Par l’abandon des hauteurs de Piofasc , l’armée
du roi eut le moyen d’étendre fa droite jufqu’au
pied des hauteurs , & de déborder ainfija gauche
de l’ennemi, par où fon défordre commença, &
fe communiqua enfuite aifément au centre. La
gauche & le centre fe reployant fur la droite, il fut
facile à l’armée du roi de s’avancer fur le terréin du -
champ de bataille de l’ennemi & de le lui faire-
abandonner.
Dans cet exemple, je trouve plufieurs fujets de.
réflexions , dont les unes regarderont la manière
de combattre les autres le choix du lieu où l’on
veut combattre & les raifons pour combattre.
Quant à la manière de combattre , je dirai qu’il
eft effentiel à un général qui veut recevoir la bar-
taille 3 de forcer au moins l’ennemi à la lui donner
avec touts les défavantages qui peuvent fe trouver
à l’attaque d’une armée bien pdftée.
Si M. le duc de Savoie avoit appuyé fa gauche
aux hauteurs de Piofasc , comme je l’ai d it , il eft
certain que M. de Catinat auroit trouvé beaucoup
plus de difficulté à battre fon armée, parce qu’il
auroit fallu préalablement que M. de Catinat dé-
poftât l’infanterie ennemie de cette hauteur ; ce qui
auroit pu être fort difficile, par la nature du terrein
élevé & mal-aifé à déborder en fe foutenant fur la-
hauteur.
Sur le choix du fieu où l’.on veut combattre
je dirai que , fi M. de Savoie s’étoit avancé avec
toute fon armée au débouché delà vallée deSufe,.
il auroit été impoffible à M. de Catinat de s’étendre:
dans la plaine devant ce prince pour le .combattre.
A la vérité, par ce mouvement, M. de -Savoie,
s’éloignoit de Pignerol, & laiffoit. M. de Catinat
maître de porter fon infanterie à cette place par
les cols qui font entre les vallées de Sufe & de
Pragelas. Mais , dans le fond, qu’eft-ce que cela
auroit produit ? Il auroit été abfolument impoffible
à la cavalerie de l’armée du roi de fubfifter dans
la vallée de Sufe , & elle auroit été contrainte de
repaffer inceffamment en Savoie & en Dauphiné.
A in fi, puifquele fiège de Pignerol n’étoit pas
encore formé , il n’y avoit aucun inconvénient
pour M. de Savoie à s’éloigner de cette place ;
pourvu que'cet éloignement lui produisît un avantage
capable de détruire l’armée du ro i, ou au
moins de mettre par le manque de fubfiftance&
M. de. Catinat dans, l’impoffibilité de fe rag-
B A T A I L L E D E L U Z A R A .
procher une fécondé fois de lui avec fa cavalerie.
Ainfi M. le duc de Savoie , en s’éloignant de
Pignerol , n’abandonnoit point une entreprife
formée , & ne faifoit que la remettre à un temps
plus favorable.
Sur les raifon$ pour combattre , je dirai que
M. de Savoie- n’en a eu en cette occafion aucune
de celles que j ’ai dit être les véritables & bonnes
raifons qui doivent porter un général à chercher les
occafiôns de combattre fon ennemi.
Ce prince n’a été porté à donner la bataille à Marfaglia
que par préfomp^iori. Enflé de quelques fuccès
heureux qu’il avoit eu dans la campagne précédente,
& au commencement de celle-ci, il a cru qu’il
battroit l’armée du r o i , & qu’en la battant ainfi
engagée dans la plaine de Marfaille, il détrüiroit
l’infanterie avant qu’elle pût avoir trouvé fa retraite
à Suze, où elle n’oferoit même fe raffembler
fous la proteâion dé cette place , dont la
ville ne valoit rien , & le château étoit trop petit
pour la contenir.
Il crut auffi que la cavalerie, en cas qu’elle pût
rentrer dans la vallée de Suze, ne pourvoit s’y
arrêter, & repafferoit en Savoie & en Dauphiné ;
qu’i l prendroit enfuite Pignerol en fort peu de
temps, avec une partie de fon infanterie, & paf-
feroit avec toute fon armée , pour la faire hiverner
jufques dans Lyon & Grenoble.
Voilà comme M. de Savoie a penfé, lorfqu’il a
donné la bataille de la Marfaille. D ’où je conclus
que toutes les fois qu’un général s’écarte des principes
& des bonnes règles, il rifque de manquer
fon projet ; qui, n’étant point judicieufement concerté,
le ^ette dans de grandsinconvénients pour
la fuite.
On a reproché à M. le maréchal de Catinat de
ji avoir pas affez profité d’une viétoire auffi complexe
, de n’avoir pas pris C o n i, & fait hiverner
l’armée du roi dans la plaine de Piémont. Comme
je ne fervois pas dans cette armée , je ne dirai
fur ce fujet que ce que j’en ai appris , que l’on
n a point adminiftré à ce général les munitions
de guerre & de bouche néceflaires pour exécuter
le fiège de Coni, & pour faire fubfifter l’armée au-
dela des monts. Ainfi il fe pourroit que ce ne
feroit pas un reproche équitable à faire à M. le
maréchal de Catinat.
Jufqu’a préfent, j’ai eu à faire remarquer bien
plus de fautes faites par les généraux de nos ennemis
que par ceux que le roi a employés dans le
commandement de fes armées. Il n’en fera pas de
même' pour ce qui me relie à dire fur les dif-
■ cuflions des batailles qui fe font données depuis
le commencement de cette guerre. Touts les événements
malheureux n’en peuvent raifonnable-
ment etre attribués qu’à ceux qui ont été chargés
en chef de la conduite des armées ; ce qui fera
aifement prouvé par la manière dont ils fe font
conduits, tant avant que le jour même de ces
grandes aftions.
La bataille de Luzara fut donnée en Lombardie
le 15 août 1702, peu de jours après le combat du
Croftolo.Le roi d’Efpagne y étoit en perfonne, &
l’armée étoit commandée fous lui par M. de Ven-
dôme. Après le combat du Croftolo, l’armée du
roi marcha à Luzara & aux ponts que les ennemis
avoient fur le P o , à deffein de leur ôter toute communication
avec le Mirandolois & le Modénois.
Comme il y avoit plufieurs petites rivières & na-
villes à paffer, on fit cette marche avec affez de
précaution dans fon commencement. On marchoit
fur autant de colonnes qu’il avoit été poflible,
& il y avoit un corps de cavalerie commandé
pour précéder la marche de l’armée, & l’avertir
de ce qu’il verroit.
On n’avoit point d’avis que M. le prince Eugene
eût fait aucun mouvement, & on le croyoit dans
le Séraglio ; comme il y étoit lorfqu’on s’étoit
approche de lui par le côté de Mantoue. Cependant
ce prince avoit pafle fev Po avec la plus
grande partie de fon armée, & il étoit entre le
Zéro & le Po , fi bien couvert de la digue du Zéro ,
qu’on n’eut aucune connoiffance du voifinage de
fon armée ; parce qu’à la fin de la marche , l’officier
qui commandoit le corps de cavalerie qui
précédoit l’armée n’avoit point porté fa curiofité
jufques fur cette digue du Zéro, derrière laquelle
toute l’armée de l’empereur étoit en bataille : négligence
trop grande, &. qui doit à l’avenir.fervir
d’inftru&ion , pour ne plus tomber dans un pareil
inconvénient.
Lorfque l’armée du r o i , qui marchoit & qui
étoit par conféquent encore en colonne , fut prête
à entrer dans fon camp auprès de Luzara, elle fe
trouva fous le feu de l’infanterie ennemie, qui
étoit en bataille au-deffous du revers de la digue,
& qui n’eut qu’à monter fur la digue pour faire
fon feu. 11 fallut donc, en arrivant fur le terrein
du camp , fe former & combattre.
Plufieurs haies fe trouvèrent entre le front de
l ’armée & la digue , enforte qu’il étoit impoffible
que les lignes puffent s’aborder de front. L’ennemi
hazarda pourtant en plufieurs endroits de marcher
à nos bataillons ; mais ce fut fans fuccès.
A notre droite la cavalerie trouva un pays plus
ouvert ; il y eut donc là quelques charges-, mais
de peu de conséquence : l ’ennemi vit que l’attaque
du front rie lui réufîiroit pas , & que la cavalerie
de la droite qui dans fa marche s’étoit trouvée un
peu trop éloignée de la marche des colonnes d’infanterie
, avoit alors repris fon terrein & formé
fa ligne à la droite de l’infanterie'.
Ainfi cette journée fe paffa fans avantage marqué
de part ni d’autre fur le champ de bataille.
Notre armée fe campa pourtant à la portée du
canon de celle des ennemis fans la v o i r , parce
qu’elle étoit derrière la digue, & retrancha fon
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