
Les ennemis connoiffoient bien à qui ils. avoicnt
à taire ; mais, comme l’avantage du polie, la force
des retranchements, & l’expérience des troupes
corrigent quelquefois rinfuffiiànce du chef ; le général
de l’empereur ne comptoit pas fi fort fur le
fuccès qu’il ne cherchât dans fon efprit touts les.
autres moyens qui peuvent l’affurer, & qu’on ne
doit jamais négliger dans les affaires de cette nature.
Un payfan lui ayant fait remarquer un endroit
dans les rochers, allez loin de nos retranchements,
par où l’on pouvoit faire couler quelques troupes,
&. s’emparer d’une hauteur fur les derrières de
nos retranchements , il n’eut garde de négliger cet
ayis. On employa toute la nuit à faire palier une
cinquantaine de foldats qui fe faillirent d’une chapelle
fur le haut de la montagne. On les découvrit
à la pointe du jour ; ils affectèrent même de fe
faire voir dans le dellein de nous étonner, puisqu'ils
fe trouvoient fur nos derrières : mais il étoit
aifé de s’appercevoir que le mal n’étoit pas grand,
& qu’ils n’étoient pas en nombre fufnlànt pour
nous nuire. Tout autre que de Bar les eût lait
attaquer : il en fut au contraire ii épouvanté qu’il
le crut perdu.
Les alliés, pour nous ôter le temps de revenir
de notre furprife, s’approchent de 1-a hauteur du
Pas-de-l’Ane, y gravilient comme ils peuvent
& s’approchent de nos retranchements.; où il fuf-
fifoit , pour rendre leurs efforts inutiles , de faire
rouler de gros quartiers de pierres , fans qu’il fût
befoin d’autres forces ; & ces pierres avoient été
apportées pour cela. Mais celui qui commandoit,
épouvanté &.tremblant delà hardieffe des ennemis ,
ne fongea qu’à fe retirer, & le fit de fort bonne
heure làns avoir perdu un feul homme , pour ne
pas expofer les troupes à une défaite manifefte.
On peut voir par cet exemple combien il importe
à celui qui attaque , comme à celui qui fe
défend, de bien reconnoître les paffagesdes montagnes.
Celui-ci ne doit pas non plus s’étonner
quand il auroit paffé quelques foldats; on n’a qu’à
les faire attaquer fans abandonner fon polie. Hors
O l’opinion , qui fouvent bleffe plus que la réalité ,
les accidents qui arrivent à la guerre font, moins
grands qu’on ne penfe, lorfqu’on fçait fe pofledér ,
qu’on ne fe laiffe point abattre , & qu’on y met
promptement remède : mais pour cela if faut un
degré d’efprit & d’intelligence où peu de gens
parviennent.
C O N N O I S S A N C E S
Q U E D O I T A V O I R LE G E N E R A L . SECRET.
Il y a bien des chofes à ohferver dans ces fortes
de deiTeins, fans lefquelles on ne fçauroit fe déterminer
à rien d'alluré. Le général doit avoir une
connoiffance exaâe des forces de l’ennemi, & de
celles fur lefquelles il compte le plus ; de lafitua-
tion & de la difpofition de fon camp ; des gardes;
des lieux où elles le retirent pendant la nuit; .de
celles qui font fixes dans certains' polies avancés ;
de la route des patrouilles ; de la nature du ter-
rem qu’on doit parcourir en allant à l’ennenti ;
des villages, des maifons , ôc- des défilés qui font
fur tout le front de fon camp. Il doit fçaVoir fi fës
ailes font appuyées à un village, à une rivière,
à un bois<, 6cc. S’il y a des ruifl'eaux, des ravins,
des marais, des champs clos , des bois , des fonds,
des hauteurs, des foffés, des défilés aux environs de
fon camp , ou qui coupent la communication des
brigades, ou quelque partie de fon armée , &c,
C ’eft fur ces connoiüances nécetTaires qu’un habile
chef de guèrre établit & concerte fon projet, qu’il
s y détermine , ou qu’il le rejette.
Dans toutes fortes d’entreprifes , tout dépend
du fecret & de la diligence. Les furprifes d’armées
font à mon fens les plus aifées dans l’exécution,
&. les moins fujettes aux accidents inopinés. Une
marche précautionnée , intelligente , & forcée ,
mais pourtant ferrée & unie , en fait toutlemyl-
tère. A l’égard des préparatifs , comme elles n’en
exigent aucun , le lecret peut être couvert d’un
voile impénétrable , & jufqu’au moment de l’exécution.
11 eft très-difficile que l’ennemi en puiffe
avoir la moindre nouvelle , ni fqupçonner une
furprife , fi on ne néglige aucun des moyens dont
je parlerai bientôt. Quelque dépenfe qu’il fafle en
efpions, on fe dérobe fort aifé ment à leur vigilance.
Les plus fâcheux font les transfuges qui peuvent
s’échapper dans la marche ; mais que diront-ils ,
s’ils ignorent où l’on v a , ’& ce que l’on veut faire ?
Le fecret que l’on eft obligé, de communiquer à
plufieurs personnes eft rarement un fecret gardé :
mais ici on peut, fi le.général le juge à propos ,
n’en faire part à perfonne ; & c’eft toujours le mieux
qu’il puiffe faire ; au moins le plus tard qu’il lui
foit poffible.
On fçait que les deffeins les plus aifés, comme
les plus difficiles, &. fur-tout ceux qui font hardis
& peu communs, trouvent toujours des contra-
diéleurs. On vous paflera les efpions ; mais on
épuifera touts les fophifmes militaires à l’égard des
déferteurs. S’ils ne difent rien du deflein que vous
avez , parce qu’ils l’ignorent, dira-t-on ; du- moins
l’ennemi fçaura que vous marchez ; il foupçonnera
quelque chofe , s’il ne le devine : le foupçon
produit les précautions, & on fe tient fur fes gardes.
On alléguera encore les partis que l’ennemi peut
avoir en campagne : autre fujet de défiance & de
martel en tête. Suppofons, dira un autre trem-
bleur, que nous échappions aux efpions & aux
déferteurs : nous avons une marche à faire , & des
villages à traverfer. Qui peut nous aflùrer. qüe
quelqu’un n’en lortira pas, & ne donnera pas avis
de notre marche ? Ne feroit-ce pas un efpèce de
prodige , fi cela n’arrivoit point dans un pays tout
ennemi ? Voilà fans doute bien des obftacles , des
difficultés très grandes, & des fujëts de douter du
fuccès d’une entreprifé fi délicate. 11 eft rare qu’un
généra!
général ne trouve pas de telles gens dans un confeil
de guerre. Ce qu’il y a de plus fâcheux, c’eft que
ces fortes d’efprits timides , fans être fort habiles
ni fort braves , font toujours les plus éloquents &
les plus écoutés à la cour & dans les armées , au
préjudice même des deffeins les mieux fondés &
les plus falutaires. J’en fourniroisde bons exemples,
fi je voulois ; mais il faut une poftérité plus reculée
pour les citer : ou , tout au moins , il raudroit que
quelques-uns de ces gens-là , qui vivent encore ,
me permiflent, fans fe fâcher , de faire voir la
fubtilité de leur efprit'& la force de leur éloquence,
à diffùader &. à combattre par des raifonnements
fpécieux & peu folides les deffeins les plus impor-
tans & les plus faciles dans l’exécution. Ceux qui
font doués des mêmes talents apprendroient par-
là qu’ils doivent les employer à tout, autre ufage.
A peine l’occafion de faire un coup d’éclat & dé-
cifif eft-elle manquée & rejettée qu’on reconnoit
Tillufion de touts ces beaux raifonnements : & ,
après nous être acquis la réputation d’efprit fubtil,
qui nous demeure, nous perdons celle d’homme
vraiment courageux. On ne connoît jamais mieux
le caraélère d’un homme de guerre que dans les
confeils où il s’agit d’une entreprife importante,
hardie , & périlleufe , telles que font les furprifes
d’armées, qu’on regarde ordinairement comme téméraires
, lorfqu’il ÿ a difproportion de forces dans
celui qui les entreprend. On va voir bientôt qu’il
s’en faut bien qu’elles ne foient telles que la plupart
fe l’imaginent fauffement, & qu’elles font au contraire
très faciles & très fures dans l’exécution. Un
général qui roule un tel deflein dans fa tête doit
débuter par fe retrancher de telle forte que l’ennemi
s’imagine qu’il a bien peur : cette peur artificielle
le rend moins circonfpeél & plus négligent.
M A R C H E .
On donnera ordre de ne point fortir du camp ,fous
peiné de la vie : le prétexte fera la revue du général"
eu du commiflaire. Autre ordre de repaître trois
heures avant la nuit, fi la marche eft longue.
La générale , l’aflemblée , & aux champs, à la
fourdine ; ou la retraite tiendra lieu de tout.
Les officiers généraux feront avertis par des
billets cachetés de fe trouver chez le général un
peu avant la retraite. Le projet de l’entreprife leur
fera communiqué ; l’ordre de la marche & celui
dû combat. Il fera permis à chacun de propofer tout
ce qui pourra contribuer au fuccès du deflein qu’on
leur a propofé , mais rien qui puiffe tendre à le
rejetter.
On réglera leurs poftes, bien moins félon l’an-
cieniiete de la eommiflion que félon leur expérience
, leurs talents , & leur mérite : nulle acception
de perfonne oh il s’agit du tout.
Chacun ayant fes ordres par écrit, mais non pas
absolument bornés , parce qu’il furvient des cas
gu on ne fçauroit prévoir., ils auront foin d’inf-
jirt militaire. Tome 7,
truire les officiers & les chefs des corps qui feront
à leurs ordres; ils agiront félon les variations des-
occurrences ; fe fervant de touts les avantages dii
terrein , félon qu’ils fe préfenteront, fans pourtant
rien changer dans une difpofition déjà établie.
Chaque chef de brigade , & les commandants dés
corps , chacun en particulier, exhorteront &
animeront leurs foldats à bien faire, par l’efpé-
rance du butin, de la g lo i r e& de leur propre
falut ; leur faifant entendré qüe tout dépend delà
confervatioh de leur ordre , de l’union réciproque
de leurs rangs & de leurs files, & d’une attaque'
brufque & la baïonette au bout du fufil, fans delr-
bérer &. fans marchander.
Chaque officier général agira & prendra fon
parti de la chofe meme, fans attendre des ordres
fupérieûrs ; parce que-le général, n’ayant aucun'
endroit fixe , n’eft pas toujours à portée de les
leur donner , fur-tout dans une aélion de nuit. Il eft
d’ailleurs impoftible que divers changements n’ar- :
rivent dans l’exécution des grands deffeins ; on doit
prendre fon parti fur-le-champ , félon les différentes
manoeuvres de l’ennemi.
Je l’ai déjà dit; je le répète; on ne le fçauroit.
trop fonvent : la méthode qu’on doit fuivre pour
l’ordre de bataille, pour la diftribùtion de chaque’-
armée, & pour la marche, eft de ne fe point régler
à l’égard de celle-ci fur la nature du pays que l’on
a à traverfer en allant à l’ennemi, mais feulement
fur l’ordre que l’on s’eft déterminé de fuivre dans
le combat. Pour cet effet on mettra l’armée en
bataille une heure avant qu’elle s’ébranle pour
marcher. s
L’armée étant en bataille , le général en fer avoir
l’ordre aux officiers généraux ,pour leur en donner
une idée nette & diftinéle ; touts ne font pas éga-
ment éclairés , ni affez habiles pour régler leur conduite
fur l’explication qu’on leur aura donnée par des
raifonnements'& fur un plan defliné. On voit plus
clair dans ce qui s’offre de réel & d’exécuté far le
terrein ; fur-tout à l’égard d’u#e difpofition peu
commune.
On marchera fans équipages. Les foldats auront
leurs havrefacs & un pain. A l’égard du canon, le
meilleur eft d’en amener le moins que l’on peut,
parce qu’il ne s’agit que d’une furprife, d’un violent
coup de main , &. d’une affaire de nuit, où le
canon n’eft pas d’un fort grand ufage.
Pendant que l’armée fera en bataille, que le
général parcourra la ligne , qu’il parlera aux
troupes d’un air gai & content, on fera palier les
chariots de munitions de guerre le long de la ligne ;
on diftribuera autant de poudre & de balles que les
foldats en pourront porter. Le canon & les chariots
de munitions & d’outils auront double attelage.
Au premier fignal , chaque officier général fe
rendra à fon pofte; bien inftruit du nombre des
corps- qu’il aura à fes ordres. Enfuite l’armée fe
mettra en marche.
On concerte l’heure & le temps d’après le chemin
C e o