
11 me paroît inutile d’avertir qu’il faut recommander
le fecret à vos généraux fur les ordres
que vous leur donnez ; puifque perfonne n ignore
que les ennemis pourroient en tirer de grands
avantages s’ils en avoient connoiffance.
Ne Vous contentez pas d’enoncer vos ordres en
termes fort clairs : tâchez de vous affurer que
chacun les a bien compris ; donnez à touts,
avant de rompre l’aflèmb'.ée -, les] éclairciffements
néceffaires fur les difficultés de l’entreprifé , &
iur celles qui pourroient furvenir.
Après avoir recommandé beaucoup de filence ,
& défendu, fous peine de la vie , de faire courir
des commandements pour executer ou fufpendre
quelque évolution ; vous avertirez vos generaux
q u e , f i , malgré cette défenfe, ils entendent de
pareils cris, ils n’y ayent aucun egard. Si on
s’ arretoit à d’autres § ordres qu’a ceux qui font
portés par les aides-de-camp generaux , quelle
confüfion n’y auroit-il pas parmi les chefs & les
troupes, lorfque , d’un côte , ori entendroit crier
à droite, & de l’autre à gauche ; avance la cavalerie
j marche l'infanterie j alors, au lieu d obéir ,
chacun fe mêleroit de commander. S i , dans une
armée qui n’eft pas en prélence de 1 ennemi, le
défaut de filence caufe du deiôrdre , que fera-ce
dans une bataille , oh le péril augmente le trouble ?
D ’ailleurs, il fe peut que les ennemis ayent dans
Vos régiments des hommes fubornes , pour mettre
la confüfion dans vos lignes, en failant courir ces
fortes de commandements. ^
L’armée romaine commandée par Aulus Manlius
fut battue en Iftrie , parce-qu’un foldat fe
mit à crier : aux vaiffeaux, aux vaiffeaux.
Avant la bataille, prévenez de ce qu i!-faut
faire en trois cas différents ; fçavoir, durant la
bataille , pour la gagner *, après la bataille gagnée ,
pour la pourfui^e de l’ennemi; & , fuppolé quon
la perde , pour la retraite. Je parlerai ailleurs des
deux premiers, oc ne m’occuperai ici que du troi-
fième.
Parmi les avis que vous donnerez a vos generaux
, vous devez lés inftruire du lieu vers lequel
les troupes qui auront combattu fous leurs ordres*
feront leur retraite ; fuppofe que l’armee foit
défaite, & que ces troupes ne puiflent pas fe
retirer par les mêmes chemins que vous aurez
choifis pour les amener. Dans ce cas , avertiffez
vos généraux- de tâcher de faire retraite vers un
certain lieu préférablement a deux ou trois autres
que vous leur défignerez.
Que la retraite foit vers le pays oh vos places
font le plus expofées àd ’infulte des vainqueurs,
afin d’en augmenter, les garniforïs, &*d’y occuper
les défilés que les ennemis doivent paffer pour
pénétrer dans cette province. L abandonner apres
votre défaite , ce ■ feroit la perdre ; comme fit 1 armée
des deux couronnes à l’egard de 1 Italie ,
lorfqu’èlle le retira de Turin en France.
Ne vous retirez point vers les places peu abondantes
en vivres, ou dont on puiffe facilement
faire le blocus. On ne trouve point cet inconve-
' nient lorfque les places dominent un pont fur
quelque grande rivière. La retraite par des bois ,
& des défilés , fur - tout de nuit, eft avantageufe ,
principalement pour une armée qui a conferve plus
d’infanterie que de cavalerie ; parce que les ennemis
n’oferont pas la pourfuivre, de crainte de
quelque embulcade ; & plutôt les troupes battues
feront halte, après avoir paffé un défilé ou un
pont qu’elles auront coupé , moins la perte des
prifonniers , &. des déferteurs fera grande. Mais je
parlerai en fon lieu avec plus de détail de la retraite
d’une armée mife en déroute. Je n’en fais ici quelque
mention que parce que j’ai cru que les précautions
à cet égard ne dévoient pas être oubliées
dans la conférence que vous aurez^ avec vos généraux
avant la bataille ; parce que , fi votre armee
eft défaite , ils n’auront pas tout le temps d’aller
prendre vos ordres.
Outre les officiers de l’état-major , leurs aides-
de-camp , les vôtres, & quelques autres perfonnes j
je crois que , pour porter vos ordres un jour de-
combat, il feroit néceflaire de choifir un officier
de chaque corps, qui, bien monté , fe tiendroit
■ auprès de vous.
Afin que toutes ces perfonnes foient reconnues ,
fur-tout dans les corps nouvellement arrivés à l’armée
, & afin, par conféquent, qu’on ne faffe aucune
difficulté d’exécuter les ordres qu’elles portent,
les colonels, les lieutenans colonels , & les officiers
d’artillerie auront un mot que ces aides-de-camp
leur donneront en même-temps que l’ordre, vous
donnerez ce mot le plus tard qu’il fe pourra ; les
officiers le tiendront fecret ; & , afin qu’il tranfpire •;
moins , ils ne le recevront pas des fergents , mais .
des majors ; & ceux-ci le prendront du màjior
général, & des maréchaux des logis. Par-la vous
éviterez encore que quelques perfonnes des ennemis
ne s’introduifent dans votre armée , pour y
diftribuer des ordres;contraires aux vôtres , en.fie
faifant paffer pour aides-dercamp. Annibal fe fervit
de ; .ce ‘ ftratagême dans une bataille contre les.,
Romains. - ' f .:.■?>.f i \ 4: ;
. Les aides-de-camp dont vous ferez choix doivent
être d’une intelligence & d’une valeur reconnues ,
afin que parforainte ils ne tardent pas de porter
vos ordres.; ils ne doivent pourtant ,pa$ chercher
fe, danger ; parce, que, s’ils font tués; en chemin ,
il peut être d’une extrême conféquence que y os.
ordres n’ayent pas été reçus. Alors il faut les envoyer.
par plufieurs aides-dè-camp , afin que , fi
les premiers font tués par quelque balle perdue ,
quoiqu’ils paffent derrière la ligne , ces ordres
puiflent arriver jufqu’au lieu oh ils font adreffes.
Chaque, aide-de-camp s’informera de l’état ou
fe trouve la troupe à laquelle il porte quelque
ordre , & retournera au plus vite, .en donner avis..
De cette manière le général fçaura fouvent ce
qui fe ‘pafte dans toute l’armée ; & c’eft pour
tela que je propofe un fi grand nombre d’aides-
de-camp.
Un général en a ordinairement plufieurs , mais
q u i, le plus fouvent, font fans expérience ; excepté
deux ou trois, qui font fes/parents, il choifit les
autres parmi les jeunes gentilshommes qui commencent
à fervir, & fe flattent qu’en s’attachant
au commandant, & lui faifant une cour affidue ,
ils trouveront près de lui plus d’inftru&ion &
d’avancement. Pour m oi, je ne m’en ferviroispas
pour envoyer des ordres un jour de bataille ; loit
parce que le defir d’acquérir de la gloire les porte
a s’arrêter & à combattre à la tête d’ùne troupe ;
foit parce* qu’ils ne connoiffent pas dans quel embarras
peut jetter un feul mot qu’ils changent à
l’ordre, & ne font pas capables de juger de l’état
oh ils laiffent la troupe dont ils doivent rendre
compte au général à leur retour.
Quelque habiles que foient vos aides-de-camp,
tâchez de ne rien changer, durant le combat, aux
difpofitions prifes avant de le commencer ; à moins
que ce changement ne foit indifpenfable.; non-feulement
parce qu’il eft dangereux de faire des mouvements
confidérables à la vue des ennemis ; mais
encore parce que la moindre différence entre l’énoncé
d’un aide-de-camp , & celui d’un autre , jette
celui qui reçoit l’ordre dans la plus grande perplexité.
Si les événements de la bataille vous obligent
à quelques changements , voyez fi , pour ne pas
déranger les lignes, il ne fuffiroit pas de faire agir
les régiments détachés , & placés entre les lignes ,
que je propoferai ailleurs.
R E T R A I T E O T É E A U X T R O U P E S .
Quelques-uns tiennent pour règle générale qu’il
faut ôter- l’efpoir de la retraite à fon armée , afin
qu’elle faffe touts fes efforts pour obtenir la viéfoire.
Cependant on voit que des armées qui n’avoient
point de retraite ont été défaites ; & on ne fçauroit
citer aucun exemple qui prouve qu’on puiffe rallier
une armée qui a été entièrement ruiné e~& perdue,
comme celle qui n’a été que mife en déroute. D ’où
je conclus qu’il eft. imprudent dé rendre la retraite
impoffible aux. troupes , fur l’efpérance d’un courage
qui peut manquer, ou n’être pas luffifant pour
vaincre ; parce que les ennemis peuvent montrer
un courage égal , accompagné d’un plus, grand
bonheur.
Si l’on m’obje&e qu’une armée mife en déroute
eft fi fort iptimidée, qu’on ne doit pas compter
fur elle ; je réponds qu’il y a plufieurs expédients
pour la ranimer, comme je le ferai voir en fon
lieu ; mais qu’il n’y a aucun moyen d’employer
de nouveau les foldat s q u i, faute de retraite, auront
été tués, ou faits prifonniers ; & , pour me
fervir des paroles de l’Eccléfiaftique : le chien vivant
■ vaut mieux que le lion mort< D ’ailleurs il y a des
nations en qui les malheureux.événements de la
guerre caufent moins de découragement, qu’ils
ne leur inspirent d’ardeur & de defir de fe venger.
L’armée efpagnole qui, en 17 10 , fut mife en
déroute à la bataille de Sarragofte, fit retraite fous
la conduite du marquis de Pay. La même année
elle fut rétablie & difciplinée, tant par les lages
ordres de Philippe V , que par une . aéfivité qu’on
ne fçauroit trop louer dans le comte d’Aguilar:
& , cette même année , elle gagna fur les vainqueurs
la bataille de Villaviciofa, reprit le royaume
d’Arragon , & fit touts ces progrès que l’Efpacme
n’auroit pu faire , fi cette armée, faute de retraite ,
avoit été totalement défaite à la journée de Sarra-
goffe.
. 11 faut ôter à une armée l’efpèce de retraite qui
n’en peut mettre en fureté qu’une très-petite partie
; telle , par exemple ,■ que feroit un pont ; pàrcç
que l'avantage qu’on-en; peut tirer, c’eft-à-dire
celui de fauver un petit nombre des troupes battues
, n’eft pas comparable au mal qu’elle peut caufer
à toute l’armée , lorfque les foldats regarderont en
.même-temps l’ennemi & la retraite. .
Avant la bataille de Bovines , Philippe-Augufte
fit couper un pont par où fes troupes pouvoient
efpérer de faire retraite fi elles étoient battues.
Il avoit trop d’expérience pour ignorer qu’une
armee mife en déroute , qui défile lur un pont à
la vue des ennemis Vainqueurs , eft èxpofée à
un fécond, ravage , pliis grand que le premier.'
Lorfque le comte Maurice de Naflau , avant la
bataille' des Dunes, donna ordre à fes vaiffeaux
de s’éloigner _ de la côte & de fon armée , il
étoit perfuadé qu’en cas de déroute, peu de fes
foldats pourroient s’embarquer, & profiter de cette
retraite a la vue des troupes ennemies. Otez toute
efpérance de retraité à vos troupes , lorfque la victoire
vous affure des avantages beaucoup plus confidérables
qu’une défaite entière ne peut vous caufer
de préjudice.
Cortès brûla dans les Indes touts fes vaiffeaux
afin qu en otant’ainfi tout efpoir de retraite à fes
troupes , elles fiffein la guerre avec plus de valeur
& de fermete. Mais il s agiffoit de conquérir un
pays suffi vafte que riche, & , fi la fortune lui étoit
devenue abfolumerit contraire, il ne rifq-uoit de
perdre, qu’un fi petit nombre de. gens, qu’à peine
une feule des provinces d ’Efpagne auroit pu s’ap-
percevoir de cette perte.
Il eft encore plus néceflaire doter l’efpérance
de retraite à votre armée, lorfque vous êtes certain
que , fi elle étoit battue , votre prince ne pourroit
pas continuer de l’entretenir ; ou lorfque vous
étés, affûté que la nouvelle de la bataille perdue
fera fpuiever le p ay s , ou lorfque , n’étant maître
d’aucune place , vous n’efpérez pas de pouvoir
fauver les reftes de votre armée.
Annibal qui , pour rétablir ou pour renforcer
fes troupes en Italie, n’en pouvoir tirer que d’E f pagne
ou de Carthage, livroit volontiers bataille
à l’armée romaine : parce qu’il étoit perfuadé qu’aucun
de fes Carthaginois n’oferoit fe flatter de