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ouvrage était difficile. Il „ e s’agiffoit pas feulement
de reparer la pile dégradée & de reprendre-fous-
ceuvre jes ardies voifin.es; mais , pour y parvenir
d ral.oit^détourner le cours des eaux, déterminé
de ce cote , & dont la profondeur étoit grande,
f f c Abeille imagina d'établir fous l’eau d’une pile
a 1 autre, une digue de maçonnerie. Ces digues
ayant rempli les grandes profondeurs, les eaux
payèrent également fous toutes les arches ; les
pieds des .piles-fe trouvèrent à l’abri, & d’autant
plus qu’ainfi que M. Abeille l’avoit prévu & annonce
aux ingénieurs de la province, les-di»ues
ont caufe un dépôt de fable qui les affleure“ &
forme, un lit dreffé en glacis de pente, uniforme ,
lequel défend les piles St les digues même contre
les efforts des eaux. Son premier objet étant
rempli, il rétablit aifément la partie dégradée , 6c
le pont de Tçuloufe fut en fureté. Enfuite il ferma
la chauffée, dont il avoir été obligé de fufpendre
les travaux ; 8c q u i, toute fraîche encore 6c fé-
paree en deux parties , auroit fans doute été
ruinee , fi elle n’avoit pas e u , .dès les premiers
luttants, cette perfeflion fingulière que M. Abeille
a mis dans tout ce qu’il a fait.
M. le duc voulut avoir l’avis de cet ingénieur
lur le canal de Bourgogne; 6 c , comptant fe
É P 'jon pour la tenue des états en 1721
il lui fit écrire de s’y rendre.
Le freur Abeille reçut cet ordre à Touloufe. Il
en partit peu de jours après : mais , ayant appris
qu une maladie avoit retardé le voyage de M le
d uc , il revint à Touloufe. M. Abeille était en
commerce de lettres avec le fleur Charencé', négociant
à Paris ; il lui fit part des ordres qu’il avoit
reçttt de M. le duc , 6c du fujet du voyage qu’il
devoit faire en Bourgogne. Le fleur Marchand
,Prit depuis (o n ne fçait pourquoi) le nom
“ fcjpmaffy, demeurait chez le fleur Charencé ; ce
ntt par ce dernier qu’il apprit le projet d’un canal en
Bourgogne, 6c le'choix qu'on avoit fait de M
Abeille pour y travailler. Il va trouver auffitôt
M. Millatn,, fecrétaire des commandements de
"*• Ie. duC ’ fe dit le Parent § l'ami » l’affocié de
M. Abeille , demande une lettre de recommandation
auprès de MM. les élus des états de Bourgogne,
pour être autorifé dans les fecours qu’il
v a , dit-il, lui donner. M. Millain donna à d’Ef-
pinaffy la lettre qu’il lui demandoit, 8c cet homme
dont le feng- froid 6c l’intrépidité en avoient im-
pofé au fecrétaire de M, le duc, alla à Dijon avec
la meme intrépidité, attendre M. Abeille.
Plufleurs femaines s’étaient paffées dans cette
attente, lorfque d’Efpinaffy, la yoyant inutile ,
conçut le deffein de fe dire lui-même envoyé par
.c.ouTr ’„Pour faireA projet du canal. Il s’àdreffa
a M. Lebelin , maître des comptes, 6c pour lors
un des élus des états de Bourgogne. Il lui pré-
fenta la lettre de M. Millain, 6c lui demanda oc
que c hoit qu’une idée de canal , de la Saône à
ta Seine dont il avoit difoit-il, oui parler à l’hôtel
1 de Condé. Le fleur Léhelin lui répondit qu’il'né
1 pouvoit par lui-même le fatisfeire ; mais il lui in-
| 1 ?qna-M, Fleutelot, confeiller au parlement, ôc
e fleur de Chatellenot, gentilhomme du pays ,
euls capables de lui donner les éçlairciffements
tlu * 1î a?do.^‘ Efpinaffy fe fit préfenter à eux
par M. Lébelin , 8c touts enfemble fe tranfpor-
terent le lendemain fur les lieux ; on mit entre
Jes mains d’Efpinaffy un petit spffre de fer
Manc avec des ouvertures par le Haut, en l’affurant
que c etoit un jauge. Efpinaffy prit ce coffre
avec confiance , 6c l’ayant préfentée à toutes les
fontaines, décida, fur ce qu’il entendoit dire à
fes trois affiliants , qu’elles fourniraient affez d’eau.
Il voulut même dreffer une efpèce- de plan des
;jea x> mais auffi inepte au deffein qu’à la jauge ,
1 ut obligé d avoir recours au fleur Langrené ,
defflnateur , qu’on lui indiqua. Quatre jours après
on viy une efpece de carte , accompagnée d’un
mémoire, auquel M. Lébelin eut la plus grande
part. Ce mémoire qui n’étoit d’abord qu’un
brouillon informe, devint dans la fuite entre les
mains d Efpinaffy ou Marchand, une copie prefque
exacte d’un ancien mémoire que M. de Chatellenot
avoit compofé fur le proje.t du canal , 6c qu’il
avoit fait imprimer à Dijon en 1718 , c’eff-à-
dire trois ans avant qu’Efpinaffy parût en Bourgogne.
Efpinaffy ofa cependant préfenter fa carte &
fon mémoire a MM. les élus des états, qui en
firent le cas que méritoient ces pièces : il ofa
encore leur demander une gratification qui lui
rut refufée. Il fit plus ; après avoir fi fçavamment
jauge les fontaines des environs, il ne craignit
pas de propofer à fes trois conduâeurs de prendre
des aâ ions , & de contribuer de leur bourfe &
de celle de leurs amis, à l’exécution du canal,
M. Lebelin , étonné de cette propofition , lui
demanda s il avoit en ce genre d’ouvrage une
grande^ expérience ; il lui répondit froidement
qu il n en avoit aucune. Il faut donc , ajouta le
n fUF I <Iue vous foyez confommé dans
1 hydraulique & dans la géométrie. Je rien ai pas
les premiers principes , répondit Efpinaffy. M. Lébelin
, ayant inlmé , lui demanda s’il étOit au
moins en grande liaifon avec quelque homme habile
dans le génie 9 & qui pût fuppléer à fon
defaut. Efpinaffy répliqua qu'il rien connoijfoit au-
curt.- Eh ! Monfieur, reprit M. Lébelin, perdant patience
, fur quoi voulez-vous donc que des actionnaires
puiffent compter ? Croyez-vous qu’on s’engage
fur votre parole? Monfieur, répartit grave-
ment Efpinaffy, quand, j'aurai des lettres patentes,
comme je fuis fûr d'en obtenir , il fe trouvera affe^
de perfonnesqui , FLATTÉES DE MA PROTECTION »
feront charmées d’entreprendre cet ouvrage , de
me faire une bonne penfion ; & v o i l a m o n b u t .
Si vous voulez dès-à-préfent commencer les fonds %
vous y aure{ la première part, 6* je me fais fort de
bien garder la caijfe,
Voila les propos que tenoit en Bourgogne le
heur Efpinaffy en 1721 : c’eft M. Lébelin qui les
^u*"meme dans une lettre qui contient la
relation de la plupart, des faits que nous venons de
rapporter, & de ceux qui vont fuivre. f Elle eft
eente a M. Abeille | en date du 3 juin 1728. ].
Cependant Efpinaffy, cet homme qui parloir
avec tant de confiance de fon crédit , cet homme
avoit cru flatter un confeiller au parlement,
un maître des comptes, & un gentilhomme, en
leur offrant l’honneur de -fa prote&ion, cet homme
qui le difoit envoyé par la cour pour l’exécution du
canal de Bourgogne , ne fubfiftoit à Dijon que
par la générofité du fieur Lébelin , & fur-tout de
• rleutelot, qui s etoit rendu fa caution auprès
de Ion aubergifte, &. qui , las de le voir à fa
C Part*r pour Paris avec cent écus
qu u lut prêta. Le prétexte de fon long féjour à
J-»iJ°n etoit une gratification qu’il avoit demandée
*ux élus & qu’ils lui avoient refufée : M. Fleutelot,
pour s’en délivrer, lui prôtnit de fe charger de
cette artaire. En effet, il engagea quelque temps *
après MM, les élus à lui accorder , par grâce,
cent piftoles ; dont partie fut employée à payer
les dettes dont il avoit répondu , 8c le furplus
envoyé à Marchand fe difant d’Efpinaffy.
Tel fut, en 1721 , le fuccès du premier voyage
ue cet avanturier. Cependant M. Abeille étoit
venu a Paris : il y avoit vu M. Millain ; il lui
ay°.I,t i!PPr,‘s qu’ü " ’était ni le parent, ni l’ami,
ni laffocié du fleur Efpinaffy. M. Millain le
crut fans peine , 6c préfenta M. Abeille à M. le iî'Jj] ~e prince lui témoigna, dans cette entrevue ,
e défit quil avoit de le voir partir inceilamment
pour la Bourgogne ; mais M. Abeille lui ayant
reprefente que la chauffée de la Garonne, à laquelle
il travailloit depuis longtemps , exigeoit
encore pour deux ans fa préfence à Touloufe ; le
prince lui accorda ce délai. Ce fut donc en 1724
que le fieur Abeille, ayant informé M. le duc que
Jes ouvrages de Touloufe étaient finis, en reçut
1 ordre de partir pour Dijon.
Les états étaient afferoblés 8c délibéroient au
tujet du canal. On fçavoit que les environs du
vidage de Pouilli paroiffoient heureufement dif-
poies pour y placer U point de partage. Cette
tdee avoit été' adoptçe 8c foutenue de quelque
rations par M. de Chatellenot, dans fon mémoire
imprimé en 1718 ; mais d’habiles ingénieurs, qui
»voient reconnu les lieux , prétendoient qu’on ne
pourrait jamais y raffembler les eaux néceffaires :
Jes états & la cour voyoieht avec peine que , f l,
futvant l’avis de ces ingénieurs, on ne pouvoit pas
p acer a Pouilli le point de partage du canal, il
58B B re"°ncer à l’efpoit de le ccmftruire. M.
Abeille , ayant examiné les environs de ce village ,
y vit ce que nul ingénieur n’avoit encore, apperçu ;
il vît qu en faifant couper une petite élévation ,
nommée le Seuil de Pouilli., qui partage la plaine
appellee du meme nom , 6c en abaiffaut le terrain |
jufqu’à certain degré, il auroit un point de partage
de trois lieues d’étendue , & pourroit y raffembler
toutes les eaux des environs ; la plupart, en effet,
ne pouvoient y être conduites que par ce moyen.
Cette invention étoit capitale ; elle affura la découverte
de la poflibilité du canal ,• & , quand
même M. Abeille n’eût donné que cette idée , il
feroit l’auteur de la découverte & l’inventeiir du
projet du canal de Bourgogne.
Cependant il'reftoit encore de grandes difficultés.
On avoit toujours penfé que le cariai devoit
communiquer a l’Armançon j mais cette petite
rivière , parfemée de rochers , ne pouvoit être
rendue navigable qu’avec des frais immenfes. En
plaçant à Pouilli le point de partage, il fembloit
qu’on feroit forcé de conduire le canal par Sémur
& par Crugey , & de lui ouvrir une route en des
rochers très confidérables. M. Abeille imagina
d’abandonner l’Arfnançon , & de foutenir le canal
fur les hauteurs qui bordent cette rivière ; cette
idée étoit effentielle à la poflibilité du canal. 11
trouva les moyens d’éviter Sémur , & de franchir
les autres pas difficiles que le pays montueux , tra-
yerfé par le canal dans une étendue de quarante
lieues, préfente en grand nombre. Il fit touts les
nivellements , fonda touts les terreins & traça le
cours entier du canal. Enfin , après trois ans de
travaux & de fatigues , il dépofa enftre les mains
des états affembles, fon projet complet, détaillé
& deffiné en grand par plans, profils ,& élévations ;
oeuvre d’un homme de génie , confommé dans
l’hydraulique , fruit précieux d’une infinité de recherches
& de profondes méditations, découverte
fi difficile que, de touts ceux qui s’y font appliqués
dansl’efpace de deux cents ans,, M. Abeille
eft le feul qui l’ait fait avec fuccès. Il employa
pour fes nivellements un inftrument de fon invention
, qui donnoit la plus grande précifton. S’il eût
fait fes opérations avec les niveaux communs de fon
temps, il eft vraifemblable que , dans un pays auffi
mal difpofépour la conduite d’un canal, il n’auroit
pas trouvé de route.
L ’applaudiffement avec lequel la province reçut
fon travail, & les éloges qu’en avoit déjà faits M. le
Duc , qui l’âvoit èxaminé en détail, couvrirent de
gloire M. Abeille. L’envie en murmura. Un Ingénieur
, nommé Thomaffin , fit imprimer un mémoire
où il préfentoit le projet de M. Abeille fous
de fauffes couleurs ; il l’accufoit de faire paffer le
canal par des routes impraticables , & par un pays
aride. Il réeufoit , comme faux , les moyens inventés
par M. Abeille ; il demandoit qu’on les vérifiât
, & affuroit que l’auteur n’ôferoit y con.fentir.
Ces clameurs touchèrent peu MM. les élus des
états : cependant, ue voulant pas laiffer lieu au
moindre ioupçon , ils demandèrent un vérificateur
a M. le Duc , qui leur donna M. Gabriel. Us choi-
firent pour commiffaire affiftant M. Lébelin qui 3
en 1721 , avoit fuivi à Pouilly le fieur Efpinaffy.
Cette vérification fut faite avec foin : touts les