
^eois qu’avec beaucoup de peine; je ne pouvois
remuer des mâchoires que leur mouvement
»’irritât mes plaies , & il falloit que je priffe
d’une main celle d’en bas, que je la tiraffe , &
que de l’autre je miffe dans la bouche ce que je
voulois avaler ; mais, quelque douloureux que
cela fû t, il valoit mieux s’y réfoudre que de s’ex-
pofer à mourir d’épuifement.
Je n’avois pas oublié durant cet intervalle les
promeffes que j’avois faites à Dieu , & je ne différai
pas plus longtemps de les exécuter. Je Songeai
après cela à reprendre un peu de tranquillité ;
je cherchai à diffiper mon malheur par la conversation
de ceux qu’ilpourfuivoit comme moi; je
m’informai du détail de ce qui leur étoit arrivé,
& j’écoutai avec une efpèce de plaifirce qu’ils
me racontèrent. Je dis avec une efpèce de plaifir ;
car un coeur bien placé paye toujours d’une com-
pafîion douloureule le foible Soulagement qu’il peut
recevoir à trouver des compagnons d’infortune. De
leur côté ils ne manquèrent pas de me faire les
mêmes queftions; j’y fatisfis, 8c j’eus la confola-
tion de me voir plaint par des malheureux à qui
le fort ne donnoit qu’un trop jufte fujet de ne
plaindre qu’eux - mêmes. Nous paflames la nuit
dans ces démonftrations réciproques de commifé-
ration ; car on peut bien juger qu’il me fut im-
poffible de prendre aucun repos dans la eonfufion
le tumulte des plaintes qu’on entendoit de touts
côtés. Une agitation fi violente & fi continuée
me fit Soupirer bien des fois après un 'changement
qui m’en délivrât. Je ne fçavois pas trop quand
il arriveroit, lorfqu’il entra dans là cour un chariot
que M. le comte de Saillans envoyoit de
Namur: ceux qui purent fe traîner allèrent d’abord
s’en emparer, & il fe trouva bientôt plein. J’y
aurois été des premiers, fi mes jambes feules
»voient pu Seconder mon impatience ; mais j’avois
befoin d’un Secours étranger, & chacun ne penfoit
cju’à Soi. J’eus un chagrin mortel de ne pouvoir
profiter d’une occafion fi preffante. Un père capucin
, qui avoit accompagné le chariot, eut beau
m’exhorter à prendre patience, & me promettre
qu’il en arriveroit quelque autre dans peu de temps,
je ne pus me réfoudre à attendre, & je lui témoignai
tant d’envie de partir fur le champ qu’il
alla voir s’il pourroit m’en procurer les moyens ;
mais il ne put gagner autre chofe , finon. qu’on
me mît Sur le derrière de la charette les jambes
pendantes. Il me témoigna qu’il étoit très fâché
que Ses Soins n’euffent pas mieux réufîi, & me
dit que , vu les- chemins difficiles par où il falloit
paffer, on me feroit une efpèce de rempart avec
des cordes & de la paille pour m’empêcher de
tomber. Je ne lui donnai pas le temps de m’en
dire davantage ; je le faifis par le manteau , & le
priai de me conduire : il le fit avec une douceur
digne de Son caractère ; & , fans les précautions
qu’il prit, j’aurois encore augmenté le nombre de
mes blefiùres en paffant Sur un- vieux pont-levis
qui étoit plein de trous. Dès que ceux qui étoient
dans le chariot m’apperçurent, il fe mirent à crier ,
en jurant, qu’ils n’étoient déjà que trop , que je
n’avois qu’à m’en retourner , 8c qu’i! n’y avoit 8c
ne pouvoit y avoir de place pour moi : mon
condu&èur les appaifa , & leur promit que, de
la manière dont on me placerôit , je ne les in-»
commoderois pas : il m’aida en même temps à
monter ; 8c, après m’avoir fait accommoder, ainfii
qu’il m’avoit dit t me prit la main , la Serra, 8c
me donna quelques avis convenables à Son état
8c au mien.
On partit aujfitôt. J’eus grand befoin pendant
la route de mettre à profit Tes avis qu’il m’avoit
donnés; je Souffris èxceffivement des cahots dont
les contre-coups portaient à ma tête , 8c renouvelaient
les douleurs de mes plaies : malgré cela
je n’étois pas le plus à plaindre ; il mouroit de
temps en temps quelqu’un de mes compagnons,
dont on jettoit les corps à côté du chemin, 8c
nous nous trouvâmes trqisde mQinsà notre arrivée'
à Namur. Nous fûmes reçus à la porte par un
nombre confidérable de prêtres , de religieux, de
boijjgeois, 8c de dévotes : je leur parus le plus
digne de leur compalfion , 8c ils s’attachèrent avec
Soin à me rendre Service. Ils me donnèrent du
vin & un bifcuit ; après quoi un père capucin
me chargea Sur Ses épaules, 8c me porta à l’hôpital.
Le direéfeur me demanda , Selon l’ufage , qui
j’étois ? E t , le lui ayant dit , un de mes camarades
, nommé Grand - Maifon , m’ayant entendu ,
m’appella , 8c me dit qu’il y avoit un lit vuide
à côté du fien : je le demandai, je l’obtins , 8c l’on
m’y mit. Après quelques moments de repos, les
chirurgiens vinrent vifiter mes blefiùres ï on peut
juger quelles étoient dans le plus mauvais état :
ils en eurent frayeur ; car je n’avois pas même
figure d’homme , & ils ne pouvoient comprendre
de quelle manière j’avois été bleffé. Ils Se contentèrent
de les fomenter avec de l’eau-de-vie pour
appaifer l’inflammation , & pour tâcher en les
mollifiant, d’y voir plus clair pour appliquer des
remèdes. On me mit enfuite du linge dont j’avois
grand befoin , étant encore tout nud ; & on me
donna quelque nourriture. Il auroit été à propos
de m’en faire prendre plus Souvent ; mon eftomac
ayant été affoibli par une fi longue abftinence,
&. l’appétit commençant à me revenir ; mais le
chirurgien-major avoit défendu qu’on m’en donnât»
8c Sans Tadreffe que j ’avois de prendre ce que l’o»
apportait à Grand - Maifon qui ne pouvoit rien
avaler, cette défenfe m’auroit fait beaucoup Souffrir.
Je me Sentis après cela le coeur meilleur 8c plus
aflùré, & je réfiftai plus, courageufement à mon
mal. Il eft vrai que , pendant cette première nuit»
je ne pus m’empêcher de faire les réflexions les
plus accablantes : je n’entendois parler de touts
côtés que des bras & des jambes qu’on avoit
coupés, ou qu’on alloit couper ; les cris & les
lamentations de ceux à qui l’on faifoit ces terribles
opérations me perçoient l’ame ; mbn imagination
allarmée m’en préfentoit inceffamment l’appareil
effrayant. Je croyois, malgré mon aveuglement,
voir de mes yeux ces infortunées • viétimes ,
ou luttant contre les douleurs, acheter un refte
de vie par la perte d’une partie d’eux-mêmes, ou
appellant dans leur défefpoir la mort qui refufoit,
ce Semble, de les écouter, pour leur laiffer éprouver
toute la violence de leurs maux. Je me figurois
en un mot voir la mort courant de toutes parts,
fe mocquant de la réfiftance des uns, mépriSant la
foiblefledes autres, & les confondant prefque touts
à la^fin dans Ses coups capricieux. Je craignis ,
après avoir ofé l’affronter , qu’elle ne Se laflat d’être
fi près de moi Sans m’attaquer, 8c que mes maux
ne me livraffent enfin à fon pouvoir. Ces idées,
auxquelles ma crainte donnoit une nouvelle noirceur
, jettèrent la terreur dans mon ame, firent
évanouir ma confiance ; 8c je réfolus, à quelque
.prix que ce fût, de Sortir d’un lieu fi capable de
les entretenir. J’étois dans une forte impatience
d’en avoir les moyens, quand il entra deux de
mes camarades qui venoient voir Grand-Maifon ;
8c qui, après lui avoir fait les compliments ordinaires
, lui dirent qu’ils venoient d’apprendre que
j ’avois été très cruellement maltraité , 8c que je.
portais fur moi de Sanglantes marques de la bataille.
Eh meflieurs ! Ton ne vous a dit que trop
vrai ; ( leur dis-je , en les interrompant ; ) ; venez
voir par vous-mêmes fi. l’on vpus a trompés ; mais
enfin , continuai - j e , quand je les Sentis plus près
de moi, mon malheur n’eft pas ce qui m’afflige
le plus ; le fpecfacle qu’on me donne ici continuellement
me fait Souffrir bien davantage : aidez-moi,
je vous en conjure , à m’en délivrer. J’ai eu autrefois
une hôteffe dans cette ville qui ne m’aura
peut-être pas oublié. Allez la trouver de ma part,
expofez-lui ma difgrace, & faites en forte qu’elle
me retire chez elle. Ils acceptèrent de -tout leur
coeur cette commiffion, 8c s’en acquittèrent fi bien
que cette bonne dame , ne pouvant venir elle-
même , m’envoya fon fils, qui m’offrit non-feu- ,
lement une chambre, mais encore tout ce qui
dependoit d’elle 8c de lui. Je ne me donnai pas le
loifir de lui faire des remerciments , je me jettai
hors du l i t , le pris par le bras, 8c le priai de me
conduire. Modéçez votre empreflement , me
r Ù > une telle Sortie pourroit avoir des Suites
facheufes ; j’ai eu Soin de m’aflùrer d’un carrofîe
qui doit v,enir vous prendre ; couchez-vous 8c
tranquilifgz _ yous en l’attendanr. Que j’attende ,
fui repondis-je, une voiture fi douce? Dois-je,
dans 1 extrémité où je fuis, prendre tant de ménagement
? Non , non , donnez - moi Seulement
votre main , & laiffez - moi vous Suivre ; ce me
lera allez de douceur : il perfifta à s’oppofer à
ma précipitation, 8c je me remis à Sa Sollicitation
dans nio.n fit. Le carrofie ne tarda pas à v enir,
& j ms ^conduit à mon nouveau logis. Je demandai
d abord un chirurgie» dont oa connût '
l’expériencé 8c l’habileté : mon hôteffe m’en donn a
u n , 8c me mit entre Ses mains. Il examina mes
blefiùres avec attention ; après quoi , l’ayant
tirée à l’écart 9 il lui dit qu’il n’^foit entreprendre
de me guérir ; que mes plaies ayant été entièrement
négligées pendant quatre jours, il croyoit
mon état abfolument défelpéré ; que je ne m’étois
Soutenii que par le feu d’une première jeunefle ,
8c par la force d’un tempérament extrêmement
vigoureux ; que je fuccomberois infailliblement à
la deuxième ou à la ttoifième opération ; qu’il Se
faifoit un crime de me faire Souffrir des douleurs
inutiles ; 8c que fi , malgré tout cela , elle vou-
loit opiniâtrement qu’on m’entreprît , elle lui
feroit plaifir de fe Servir d’un autre que lui. C e
difcours, loin de la rebuter, l’engagea davantage
à vouloir qu’il prît Soin de moi ; elle fit toufs les
efforts pour l’y déterminer ; elle pria, gronda »
s’emporta , 8c fit tant qu’à la fin il fe laifia aller ,
& qu’il promit de mettre la main à l’ouvrage, en
difant toujours que fa complaifance l’engageoit dans
un pas dont Sûrement il ne Se tireroit jamais avec
honneur. Elle envoya chercher auflùôt M. P e tit,
médecin fort habile, que la cour avoit envoyé en
cette ville , & que j’avois connu auparavant. Dès
qu’il fut arrivé , le chirurgien fe mit en devoir de
travailler. Ils furent longtemps l’un 8c l’autre à
comprendre quel avoit été le trajet de la balle ;
cependant, à force d’examiner , 8c Sur les éclair-
ciffements que je leur donnai, ils connurent qu’elle
étoit entrée par le coin de l’oeil droit, à côté de
la tempe, qu’elle avoit pafle par deiïous le nez
dont elle m’avoit caffé touts les cartillages, 8c
qu’elle étoit venue Sortir par le coin de l’autre
oe i l, à côté de la tempe après avoir cafle le gros
os de la joue. A l’égard des coups que j’avois fur
la tê te , ils trouvèrent la première table du crâne
toute fracaffée. Ils y mirent le premier appareil,
qu’on ne leva que vingt-quatre heures après.
Il jne prit alors un mal de tête étonnant, avec
une fièvre fi violente qu’on ne douta plus que le
chirurgien n’eût eu raifon datte les difficultés qu’il
avoit faites ; cependant, pour ne négliger rien de
ce qui pouvoit me prolonger la vie ; ( car il n’étoit
queftion que de cela ) ; on fit une confultation dont
le réfultat fut qu’on me Saigneroit à tout haSafd ; on
le fit , 8c quelques heures après on me donna un
julep que je demandai moi-même, & qui me fit fi
bien dormir que je paffai douze heures entières
dans un profond Sommeil. Ceux qui me gardoient,
me voyant refter fi long-temps fans donner aucunes
marques de v ie , me crurent mort, 8c s’approchèrent
de mon lit pour voir ce qui en étoit : le
bruit qu’ils firent m’éveilla ; Sans quoi peut-être
j’aurois dormi plus longtemps.
Mon chirurgien arriva Sur ces .entrefaites : il fut
extrêmement Surpris d’apprendre que j’euffe dormi
fi longtemps 8c fi tranquillement ; mais il le fut
bien davantage, quand il vit que la fièvre m’avoit
quitté, 8c que mes plaies étoient en très bon état.
D d d d ii