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eux-mêmes , & ils eurent la cruauté de m’arrachçr
jufqu’à ma chemife toute trempée qu’elle étoit de
mon fang.
Je reçus ces duretés avec une douceur dont je
ne me lerois jamais cru capable, mais que je rë-
gardé comme un effet particulier de la grâce qui
nous aflîfte toujours dans les moments difficiles.
Ces malheureux, après m’avoir ainfi dépouillé ,
allèrent exercer les mêmes cruautés fur d’autres;
après quoi ils revinrent encore autour de moi,
pour voir apparemment s’ils pourroient groilir
leur butin. Quoiqu’ils euffent déjà fi mal reçu
mes prières, je leur en fis de nouvelles ; je. les
ftippliai de rechef de ne pas m’abandonner , d’avoir
pitié de l’extrémité où j’étois , 6c de me donner
au moins quelque cliofe pour me couvrir :
je me levai même pour les aller trouver, 6c j’avois
déjà fait quelques pas vers eu x , en mettant
mes mains à terre pour m’épargner les chutes qui
fn’étoient inévitables , quand je fentis jetter lur
moi un de ces facs dont les cavaliers fe fervent j
pour porter de l’avoine : ce fut pour cette fois |
tout le fecours qu’ils me donnèrent. Quelque in- !
digne que j’en fuiîe,, je le reçus fans murmurer , |
mais non pas fans craindre que ce ne fût-là tout le
fruit de leur compaffion ; je n’ofai plus attendre
qu’ils en pouffaffent plus loin les effets, & le prêtent
qu’ils venoient de me faire me fit perdre l’ef-
pérance que leurs cruautés ne m’avoient point
ôtée. La îuite me détrompa néanmoins fur ma
crainte : dès qu’ils furent contents des dépouilles
qu’ils avoient amailées, ils revinrent à moi, & me
dirent que , fi j’étois en état de les fuivre , ils me
méneroient à leur village qui n’étoit pas à plus
d’une lieue de-là. Cette offre ranima mon courage
; je leur témoignai que je les fuivrois avec
joie ; & que, pourvu qu’ils me parlaffent de temps
en temps pour me guider à leur fuite, j’efpérois
que mes forces feroient affez grandes pour me
faire l'apporter cette fatigue. Je me levai auflitôt,
pris mon la c , 6c me mis à les fuivre ; il me fem-
filoit qu’ils étoient. à demi attendris ; mais ils ne fe
gênoient pas beaucoup pour cela dans leur marche.
J’avois tant de peur de les perdre , que je me
furmontois moi-même pour leur tenir pied, & je
marchois toujours fur leurs talons , ou au milieu
d’eux. Il eft vrai qu’ils étoient obligés quelquefois
de fe‘ repofer , & que je profitois de ce temps
pour reprendre haleine ; mais ces pofes me furent
à la fin funpftes : à la dernière que nous fîmes , les
forces me manquèrent tout à coup , & me laissèrent
fanç mouvement & fans connoiffance. Ils
crurent que je venois de finir pour toujours mes
peines; & , au lieu de me donner du fecours, ils
prirent le parti de me quitter , & de continuer
leur route. Je repris après quelques moments
l’ufage de mes fens ; mais quelle fut ma furprife
quand je me retrouvai feuj, & que je me vis abandonné
dé ceux dont j’efperois mon falut î Je les appelai
, mais en vain , & je paffai le refte de la
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nuit en des douleurs & des foiblefles qui feules
auraient pu terminer ma vie.
J’avois bien eu raifon, dans les différentes chutes
que j’avois faites, de ne pas abandonner mon fac ;
il me fut d’une utilité plus grande que je ne le puis
dire. Je m’en fervis pour me garantir du froid ;
( car les nuits étoient encore très fraîches. ). II
eft vrài qu’en me foulageant d’un côté , il me
faifoit fouffrir de l’autre ;. quand je voulois m’en
fervir comme d’une chemife, il m’ôtoit la refpi-
ration ; & , lorfquë je me repliois pour m’enfoncer
dedans, mes nerfs s’engourdiffoient , 6c
j’avois des élancements qui me fàifoient pouffer
les hauts cris. Je fus obligé à la fin de le mettre
fur moi, tantôt fur une partie , tantôt fur l’autre :
ce fut avec cette couverture que je paffai la nuit,
au milieu d’un pré, qui fut inondé de la pluie qui
dura fort longtemps.
Je me dis alors tout ce qu’un chrétien doit fe
dire en de pareilles extrémités ; je fis des promeffes,
des proteftations , & des voeux avec une confiance
& une ferveur extraordinaire , & je priai le Seigneur
de permettre, s’il vouloit m’appeller, que je
puffe me mettre en état de paroître devant lui.
J’attendis dans ces penfées & dans ces difpofitions
l’arrivée du jour ; les oifeaux me l’annoncèrent par
leur chant, & je leur fçu-s bon gré du foin qu’ils
fembloient prendre de diffiper mon ennui & mes
peines. Je ne doutai pas qu’elles ne finiffent bientôt
après , quand j’entendis des cloches qui
fonnoient le pardon, 6c les voix de quelques
paffaqts. Je me levai auflitôt, je les appellai de
de toute ma force, 6c je reftai quelque temps
debout pour me faire v oir , 6c pour tâcher de leur
donner de la compaffion : ils s’avancèrent, & furent
fi faifis dë, frayeur en me voyant, qu’ils refièrent
quelques moments fans parler ; après quoi ils me
dirent-de fonger à mon ame , & que je n’avois
pas longtemps à vivre. J’eus beau leur protéfter
que je me fentois du courage & de la force , que
mes bleffures , quelque dangereufes qu’elles pa-
ruffent, n’étoient pas défefpérées, & qu’en tout
cas ils feroient une* oeuvre de charité de me mener
aux premières maîfons ; ils s’obftinèrent à me per-
fuader le contraire , & s’en allèrent fans m’écoiiter
davantage. Je fus donc obligé d’attendre dans la
même place d’autres paffants plus tendres 6c plus
charitables ; j’en attirai plufieurs fiicceffivemerit,
qui reçurent mes prières comme avoient fait les
premiers^ Je paffai la matinée dans ces rigoureufes
épreuves, & j’entendis fonner une feçonde fois le
pardon. Le refte de la journée ne fut pas .plus
heureux pour moi: j’eus encore quelques vifites ,
mais elles me furent toutes également infruéfueufes.
Quelque refigné que je fuffe aux ordres de la providence
, je ne pus alors m’empêcher de me plaindre
de la cruelle dureté de tant de perfonnes dont
j’avois imploré Taffiftance , & qui me laiffoient
manquer de tout.dans un lieu auffi fréquenté.
J’étois environné de marécages ; fans quoi je me
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ierois hafardé d’aller chercher moi-meme du fecours;
mais mon abandon devoit durer plus longtemps.
Je paffai encore cette nuit, n ayant d autre
foulagement que celui que je pouvois me procurer
avec mon fac , 6c en des fouftrances plus grandes
que celles que j’avois. effuyées jufqu’alors. Elle
s’écoula pourtant ; & j’avoue que , quoique l’idee
de toutes ces choies foittoujous récente pour m o i,
il m’eft comme impcffible de croire qu’elles ayent
pu m’arriver, 6c que j’aye eu la force de furmonter,
comme j’ai fait, tant de maux réunis enfemble.
Enfin le jour arriva ; le chant des oifeaux 6c le fon
des cloches me le firent connoître Une fécondé '
fois ; je me levai fuivant ma coutume pour attirer
ceux qui venoient à paffer, 6c je n’eus pas fait
longtemps ces tentatives ,que j’entendis venir à moi
une troupe de femmes ; la tendreffe 6c la compaf-
fion qui font, pour ainfi dire , naturelles à ce fexe ,
me firent croire que je touchois au moment de ma
délivrance, & que j’allois être bientôtarraché*du
tombeau ; car je ne doutois plus que ce ne dût être
là le lieu de ma fépulture.- Elles approchèrent
donc, mais elles ne furent charitables à mon égard
que comme touts les autres T avoient été : elles
firent des cris femblables à ceux de. ces oifeaux de
mauvaife augure , qui, fuivant l’opinion populaire,
préfagent la mort, & puis fe retirèrent fans me rien
dire. J’avouerai qu’alors je perdis tout efpoir, 6c
que je me comptai perdu abfolument , 6c fans
reffource..Je.me réfignai de nouveau à la mort;
je réfolus de ne m’occuper’que d’elle , & de tâcher
d’en attendre l’heure en des feritiments convenables
; j’étois, ou je t-âchois de me mettre dans
ces difpofitions, quand je m’entendis aborder par
un payfan qui me dit d’un air furpris , & d’une voix
affez touchante : quoi, vousn’êces pas encore mort î
hé bien I prenez courage ; je vais ^chercher un
cheval, & je vous conduirai au village. Ces paroles
réveillèrent en moi l’amour que les hommes
ont naturellement pour la vie ; auquel je croyois
avoir fi fincèrement renoncé. Non , lui dis - je :
. n’allez point chercher de cheval ; il me refte affez
de vigueur pour vous fuivre ; donnez-moi feulement
votre bras ; c’eft tout ce que je vous demande.
Ces paroles achevèrent de l’attendrir ; il
me tendit la main ; je me levai auflitôt 6c la pris ;
dès que je la tins , je jettai les deux miennes
à fon col , & je le ferrai très étroitement, dans la
crainte qu’il ne m’abandonnât. Il conçut bien mes
foupçons , & me d it , pour les diffiper, qu’il n’étoit
, venu qu’à deffein de me rendre fervice, que je
pouvois être affuré de fes bonnes difpofitions,
qu’il me prioit de me fier à la compaffion qu’il
fentoit pour moi, & qu’il étoit inutile que je le
lerraffe fi fort. Ces affurances me donnèrent une entière
confiance en lui, & je connus par une heureufe
expérience que je ne pouvois mieux la placer ; car il
eut la patience de me porter fur fes épaules une
bonne partie du chemin, & de me faire faire le refte
très doucement, en me donnant fon bras.
Art militaire. Tome 2.
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Je Ta vois prié , dès que nous ferions arrivés »
de me conduire chez le curé pour mettre ordre
aux affaires de ma confcience ; il le f i t , 6c nous
le trouvâmes comme il for toit de l’églife , où il
venoit de dire vêpres; (car c’étoit le mardi jour
de la troifième fête de la Pentecôte.). Nous le
trouvâmes , dis-je, au milieu du cimetière; ainfi
j’étois à portée de ce qui m’étoit le plus nécef-
faire ; je veux dire d’un confeffeur pour le bien
de mon ame * 6c d’une fépulture pour mon corps.
Sitôt que le curé m’apperçut , il vint à m oi, fit
retirer ceux de fes paroîffiens qui étoient avec
lu i , & fe mit en devoir de m’entendre. A peine
eus - je proféré les premières paroles que , mon
mal l’emportant tout-à-fait fur la violence que je
me faifois , je tombai évanoui à fes pieds. J’ai
toujours regretté de n’avoir pas fini là mes jours ,
bleffé les armes à la main pour mon r o i, 6c aux
pieds d’un prêtre , m’acquittant de mon devoir
envers Dieu ; pouvois-je rencontrer la mort dans
une occafion plus heureufe ? Mais le moment n’en
étoit pas venu, 6c j’étois deftiné à fouffrir plus
lôngtemps l’horreur de ma difgrace. Je revins donc
de cet évanouiffement par les fecours qu’on donne
en pareille occafion , & dont je ne manquai pas
cette fois ; mais quelle fut alors ma furprife, quand
je me trouvai dans un lieu inconnu : car onm’avoit
tranfporté, fans que je le fentiffe , dans un vieux
château tout délabré , déjà plein de bleffés qui
étoient venus s’y réfugier. On avoit allumé du feu
au milieqjdës (ailes, 6c mis autour quelques pierres-
pour nous affeoir. L ’abandon 6c le dénuement
général où j’avois été jufqu’alors, me firent trouver
dans ce changement une douceur que je ne puis
exprimer. Elle devint plus grande encore par U
vifite que je r*çus de quelques bonnes âmes ;
qui, ayant appris par le payfan qui m’avoit amené ,
6c qui devoit être , félon toute apparence, un de
ceux qui m’avoient abandonné dans le pré; qui,
ayant appris , dis-je , la trifte fituation où j’étois ,
&. que j’avois paffé trois jours entiers fans prendre
aucune nourriture , vinrent par le mouvement d’une
véritable compaffion , m’offrir ce qui dépendoit
d’elles. Une femme qui étoit de ce nombre me pré-
fenta un bouillon fait avec du lait écrémé , qui dans
un autre temps m’auroit donné du dégoût, mais
que la néceffité me fit prendre même aveq plaifir.
Je reçus d’une autre un habit d’enfant que je mis
dans mes bras, 6c dont je me fervis en guife de
camifole, 6c elles nous donnèrent enfin du pain ,
de la bière , 6c quelques,oeufs frais; & nous apportèrent
de la paille pour nous coucher. Je ne pûs
m’empêcher de verfer des larmes de tendreffe & de
reconnoiffance, en voyant l’affe&ion & l’empreffe-
ment avec lefquels ces bonnes gens me donnoient
généreufement des fecours qui fàifoient tout leur
bien, 6c qu’ils déroboient peut-être pour nous à
leurs bëfoins journalieis' : quelque peu proportionnés
qu’ils fuffent à mon éta t, ils ne_ laifsèrent
pas de m’être très utiles. Il eft vrai que je ne man-
D d d d