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une violation du traité. C’eft ainfi que Polybe,
en examinant li les Romains avoient pu légiti-,
me ment donner du fecours aux Mamertins , distingue
fi la chofe étoit jufte en elle-même &
li elle étoit contraire au traité qu’il y avoit entre
•les Romains & les'’Carthaginois. En effet , rien
n empêche que l’un des alliés ne puifTe Secourir
ceux que l’autre attaque , fans préjudice de l’alliance
, & en forte que la paix lubfifte d’ailleurs
entre eux. C’eft ainfi que les Corcyréens, quelque
temps après celui dont il vient d’être parlé, résolurent
de garder leur alliance avec les Athéniens,
ians cefier d’être amis, comme auparavant, des
autres peuples du Péloponnèfe. Juftin , dans l’hif-
toire des temps dont nous- avons parlé un peu
plus haut j dit que les Athéniens & les Lacédémoniens
, après avoir fait une trêve en leur propre
nom, la rompirent fous le nom de leurs a llié s ;
comme s’ils euffent. été moins parjures, en donnant
du fecours les uns contre-les autres à quelque
a l l i é , qu’en fe Faifant une guerre directe & ouverte
-m.
Le fçavant traducteur & commentateur de Grotius,
M. Barbeyrac eft d’un avis différent. «Sans
avoir égard , dit—rl , à la diftinétion incertaine du
favorable & de l’odieux, je crois qu’on ne doit
pas j-a la vérité, préfumer légèrement un fens
qui tende à autorifer quelque chofe , d’où la
rupture d’un traité peut fuivre. Mais auffi, comme
on n’a pas lieu de croire que lès parties aient
voulu que le traitélùbfiftât, quoiqu’il pût arriver ,
il faut voir f i , en fuivant un certain fens , on n’y
trouvera pas quelque raifon pour laquelle elles
ont vraifemblablement mieux-aimé que le traité
fut rompu, ou en danger de l’être , que s’il de-
meuroit à l’abri d’une rupture à la faveur d’un
autre fens. Or quiconque entre dans une alliance,
fçait, fans contredit, qu’il peut arriver facilement
qu’il lui foit autant ou plus avantageux, & quelquefois
même néceffaire , de s’allier dans la fuite avec
d’autres , fans préjudice des engagements par lesquels
il s’eft ôté à lui-même le pouvoir de faire
ou de ne pas faire certaines chofes. Ainfi il eft
cenfé s’être réfervé la liberté de faire de telles
alliances , tant qu’il n’y a pas renoncé expreffé-
ment ; & , par conféquent , il y a tout lieu de
croire que, lorfqu’on ftipule réciproquement qu’on
ne fera point de mal aux a llié s l’un de l’autre, chacun
entend cela de fes a llié s à venir, àuffi-bien que
de fes a llié s préfents.
Mais , comme les Carthaginois pouvoient, fans
préjudice de leurs engagements , tirer raifon du
tort que leur avoient fait véritablement quelques-
uns des a llié s des Romains, même de ceux qui
l’étoient déjà au temps du traité ; les Romains ,
d’autre part, pouvoient aufîi, fans violer l’alliance
prendre la défenfe de leurs nouveaux a l li é s , fup-
pofé qu’ils les cruffent injuftement attaqués. Ainfi
tout fe réduit à fçavoir fi la guerre étoit jufte
pu non. Les Carthaginois, en attaquant Sagonte,
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donnoient atteinte à l’article du traité dont il
..s’agit , fuppofé que cette, ville ne leur eût fait
aucun tort. Mais fi , au contraire , elle leur avoit
fourni un jufte fujet de guerre , l’infraélion du traité
étoit1 alors du côté des Romains ».
Voilà comme on tourne fans ceffe au tour d’une
queftion , fans parvenir jamais à la folution que
l’on cherche , lorfqu’on ne pofe pas d’abord le
principe général d’après lequel elle peut être décidée'.
Celle-ci, embarraffée comme elle l’eft ici des
circonftances relatives , à la pofition particulière ,
& à la conduite réciproque des Romains & des
Carthaginois , devient très compliquée, & n’eft
fufceptible que d’une folution convenable à ce
cas particulier. Il faudroit, au contraire , à ce qu’il
me femble , chercher une folutiomgénérale, & l’appliquer
au cas particulier où fe trouvoient Rome &
Carthage.
Qn peut, je crois, pofer comme règle générale y
que , dans toute convention, lorfque la compréhenjîon
d un terme général n a reçu aucune reflriélion 3 Ce
terme doit être entendu dans, toute f a généralité. La
raifon de cette règle eft évidente. Ilieroit abfùrdë
de fuppofer que deux parties , ayant chacune également
un grand intérêt à ce qu’un article très
important foit exprimé en termes clairs & non
équivoques, ne joigniffent pas à ceux de çès termes
qui font généraux, les reftriâions néceffaires pour
en limiter le fens, & le cirçonfcrire avec précifion.
Un traité de paix ou d’alliance ne fe fait point à
la hâte : il eft pefé, examiné, réfléchi. D ’après
cette règle , toute puîffance qui, par un traité ,
garantira fes à llié s & ceux de l’autre partie contractante,
fans reftri&ion ni exception quelconque ,
entend par ce mot alliés les préfents &. ceux qui
font à venir.
Cette règle, appliquée aux Romains, a encore
plus de force ; parce que leur politique donnoit
la plus grande prote&idn aux peuples qu’ils hono-
roient du nom d'a llié s de Rome , & ne s’occupoit
du préfent qu’avec de grandes vues fur l’avenir.
Suppofé donc que les Sagontins n’euffent exercé
envers Carthage aucune hoftilité, cette république
ne pouvoit pas les attaquer fans enfreindre le traité.
Mais , fi les Sagontins étoient agreffeurs, les Carthaginois
, en vertu du droit naturel, pouvoient &
dévoient repouffer la violence. Ils le pouvoient
même fans en prévenir les Romains ; ils le pouvoient
, quoique\Rome eut envoyé vers Annibal
des ambaffadeur’k, pour lui enjoindre de ne rien
entreprendre contre Sagonte, & fans les charger
de défendre aux Sagontins les hoftilités continuelles
que cèux-ei faifoient fur les terres de Carthage,
foutenus par l’alliance du peuple Romain. Cette
république & ion général ne firent qu’ufer du droit
univerfel de la défenfe perfonnelle. Les Romains
dévoient ou réprimer Finjufte agreflïon de leurs
a llié s , ou refter neutres entre eux & les Carthaginois.
Le jeune Annibal, ayant confulté le fénat
marcha par fon ordre contre Sagonte, Ce ne fut
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point une colère aveugle ciui le conduifit, comme
le dit Polybe; mais la juftice &. fon devoir, &
la guerre des Romains fut une guerre injufte.
Leur politique, odieufe dans fon objet,.celui
d’aflèrvir la terre , le fut toujours dans fes effets.
Ils ne vouloient d'alliés , & ne les employoient
que pour l’agrandiffement de leur empire. « Quand
quelque prince , dit Montefquieu , ou quelque
peuple s’étoit fouftrait à l’obéiffance de fon fou-
verain , ils lui accordoiènt d’abord le titrçr'àéallié
du peuple romain , & par là , ils le rendoient
ïaeré Ôc inviolable ; de forte qu’il n’y avoit point
de roi, quelque grand qu’il fûtqui pût un moment
'être, fûr de fes fujets , ni même de la famille........
Ils n’accordoient point de paix à un ennemi >
qui ne contînt un traité d’alliance ; c’eft-à dire ,
qu’ils ne fouméttoient point de peuple qui ne leur
fervît à en abaiffer d’autres ».
Un deleurs artifices politiques étoit de chercher
plutôt l’alliance des foibles que des puiffants. Ceux-
là , étant plus expofés aux attentats & aux injures
de leurs voifins, & ne pouvant par eux-mêmes
repouffer la violence, demandoient aux Romains
un fecours qui n’étoit jamais refufé. La certitude
d’être fecourüs foutenoit leur courage : ils atta-
quoient avec confiance un ennemi plusYort qu’eux.
Semblables aux troupes légères, ils commençoient
le combat ; & , lorfqu’ils étoient prêts de fuceom-
ber, les Romains furvenoient, qui accabloient le
plus puiffant. Ainfi, feignant toujours de protéger
le plus foible, ils faifoient paffer pour vertu les rufes
de leur ambition. Ils engageoient même leurs
a llié s à fe faire entre eux des guerres injuftes ,
pour avoir une raifon jufte en apparence d’opprimer
le plus puiffant.
Cette conduite n’avoit pas feulement des avantages
politiques : elle y réunifioit Futilité dans
la guerre. Ils avoient toujours pour a llié s plufieurs
peuples voifins de celui qu’ils attaquoient, &
quelquefois au coeur de fon pays même. Ils trouvoient
chez ces peuples des fubfiftances , de l’argent
, des chevaux , des armes. Ils connoiffoient
par eux le génie de ceux qu’ils alloient combattre,
la nature du pays, les chemins , les forces , les
•moeurs, les ufages, les intérêts, le fort & le foible
de leur ennemi. Tout cela eft à la guerre d’un avantage
ineftimable , & autant qu’on le peut , il faut
fe le procurer. La douceur, la juftice, Fobferva-
tion exaéfe de la difcipline en font les véritables
moyens. C’eft par eux qu’on peut en acquérir ,
qu’on détache ceux de l’ennemi, fur-tout, lorfque
fa conduite eft contraire. Ils ont tant de force,, qu’ils
nous font même du peuple ennemi une efpèce
d'allié. Ce fut par eux qu’Annibal s’en fit clans
FItalie en fi grand nombre. Après la défaite de
Flâminius, un corps de dix mille Romains , retiré
en un lieu avantageux, paroiffoit réfolu à s’y
défendre. Maharbal, craignant d’attaquer un ennemi
au défefpeir, recourut à la perfuafion, & leur donna
fa foi que, s’ils mçttoient les armes bas, ils pourroient
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aller où ils le voudroient. Mais, lorfqu’ils eurent
livré leurs armes , le Carthaginois les fit conduire
devant Annibal. Celui - c i, proteftant que
Maharbal n’avait pu faire de traité fans fès ordres ,
reçut avec bonté touts les foldats tflliés des Romains
, & les renvoya fans rançon. Enfuite il
diftribua le butin aux Gaulois auxiliaires qu’il avoit
dans fon armée, pour fe les attacher par l’appas
du gain. Mais, comme il n’agiffoit ainfi que par
politique , & non par un fentiment d’humanité qui
lui fût naturel ; fon caraéfère cruel, aigri par les
revers, l’emporta quelquefois fur le raifonnement.
11 ne ménagea pas meme les Brutiens , le feul a llié
qui lui fut refié fidèle. 11 en exigea de grandes contributions
; il tranfporta dans les plaines les habitants
des fortereffes fituées dans les montagnes ,
fous prétexte qu’ils méditoient de le trahir. 11
accufa de crimes luppofés les plus riches, pour
s’emparer de leurs biens. Il fit faifir & garder par
fes Numides les principaux habitants de Pétélia,
©ta les armes au peuple, & les donna aux efclaves
auxquels il confia la garde de cette ville ; il livra
au pillage les biens des Thuriens, n’en exceptant
que ceux qu’il croyoit affeélionnés aux Carthaginois.
Ces violences eurent l’effet qu’elles auront toujours :
Annibal perdit les Brutiens, fa dernière & unique
reffource.
Céfar, faifant la guerre coiitre Scipion en Afrique,
tenta de s’attirer îes Africains du parti de fon adver-
faire, en leur promettant la jouiflance de touts leurs
biens & la liberté. Scipion employa, pour les retenir,
les mêmes promeffes. Il faut joindre à ces moyens
la précaution de ne pas s’éloigner de fes a llié s .
Touts les habitants des côtes d’Efpagne, qui étoient
dans le parti de Pompée , l’abandonnèrent , dès
qu’à l’arrivée de Céfar, Pompée fe fût retiré dans
la Boetique. Mais on agiroit contre la véritable
raifon de politique, dont la bafe éternelle eft- la-
juftice , en recevant les a llié s de fon ennemi, lorfqu’ils
ne le quittent que parce qu’ils l’ont trahi ou
lézé injuftement. On fe feroit à foi-même deux
maux à la fois , l’un en faifant fociété avec des
hommes faux & "légers , defquels on ne peut
attendre que trahifon & baffeffe , tels que ces Germains
qui abandonnèrent Antoine pour Céfar &
peu après revinrent à Antoine ; l’autre , en donnant
à fes a llié s le funefte exemple de l’impunité du
crime. De plus, on ne peut, par cette conduite
que flétrir fa réputation. Si vous donnez un afyle
aux méchants , on croira que vous l’êtes. Ceux de
vos a llié s ,• dont la foi feroit la plus confiante ,
prendront de l’ombrage , parce qu’il ne peut y
avoir de fociété durable qu’entre les hommes
de même eara&ère , de principes & de moeurs
femblables.
11 faut auffi ménager les terres de fes a l li é s , de
crainte qu’irrités de cette in juftice , ils ne changent
de parti. Le général qui violeroit cette maxime
doit être puni, comme Thimbron- le fut à Sparte
par l’exil, pour avoir permis le pillage à fes troupes