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Durant courut annoncer la vifion qu’il avoit eue.
Le peuple s’étant aflemblé dans ï’églife , le chanoine
, homme faige 6» emparlé , prit thème & parla
au peuple par manière de fermon, expofant comment
la reine de miféricorde , par Tes prières auprès
de fon fils, avoit obtenu la paix au mondeJ
&. menaçant de mort fubite quiconque ne voudroit la
prendre ou Vèmpêcheroit. Et f i venoierit de toutes
parts évêques & gens de touts états prendre cette paix
qu ils cuidoient être venue du ciel.
Aufii-toî la confrairie fut formée , & fes ftatuts
arrêtés. Les confrères portèrent fur la tête des
chaperons de toile blanche , & fur la poitrine une
plaque de plomb ou d’étain avec ces mots :
agnus Dei qui tollh peccata, don a nobis pacem.
Ils promirent ne Jouer à deç ne à tables , n aller
en tavernes, navoir vefiements ou coutel à pointe,
ne faire faux ferment ou deshonnête, ne nommer de
Dieu , ou de Notre-Dame , ou de faint ou fainte
aucun membre de defjous le nombril, & jurèrent
de détruire les ennémis de la paix,, routiers,
cotereaux, brabançons & autres brigands.
En effet, les aventuriers 3 ayant pafle d’Aquitaine
en Bourgogne , furent a {faillis par les chaperons,
qui en tuèrent dix-fept mille dans une
rencontre , & neuf mille dans une autre. Ces
deux vi&oires changèrent leur dévotion en licence.
Ils s’abandonnèrent aux mêmes excès que
les aventuriers. Ils portèrent l’infolence jufqu’à
défendre aux princes & aux feigneurs de rien
exiger de leurs fujets, fous peine d’éncourir leur
indignation ; & pis fans comparaifon avenoit par
le fait des chaperons que par le fait des routiers.
Us en furent châtiés à leur tour. Un cher des
anciens brigands , nommé L a p oriusdétruifit tellement
les nouveaux, que nul nofa plus dire
qu'il fut de la confrairie.
Vers la fin du,règne du/roi Jean , le connétable
Jacques de Bourbon , comte de la Marche, &
de Ponthieu, marcha à la tête d?une armée contre
les aventuriers de ce temps, qu’on nommoit aloTs
grandes compagnies. C ’étoie'nt les troupes qu’Edôuard
avoit laiffées dans les places du royaume', qu’il
avoit promis d’en faire fortir , & qu’il n’en reti-
-roit pas. Bourbon les attaqua près de Brignais,
avec ce mépris qui expofe prefque toujours à
la défaite. Ces brigands étoient conduits par des
capitaines expérimentés.'Ils laifsèrent approcher
l’avant-garde de l’armée françoife, & lancèrent fur
çe corps tant de pierres & de traits, qu’ils y,j et-
tèrent l’épouvante & la confufion. En même temps
,ils détachèrentTélite de leur cavalerie, qui marchant
à couvert d’une montagne, vint prendre à
dos la cavalerie françoife , la plia, la rompit, & la
mit en fuite. Le connétable & fon fils Pierre de
Boürbon furent blelfés à mort,
Ces compagnies fe féparèrent après leur viéfoire, ]
afin d’embralfer plus de pays, & de faire un plus
grand butin. Une de ces bandes, conduite par un
çhçf qui fe faifoit nommer ami de Dieu & ennemi
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de tout le monde, homme cruel de fens-froid , fai-
fant tuer touts les hommes & violer toutes les
femmes, courutjufqu’aux fauxbourgs d’Avignon.
Le pape effrayé publia une croilade ; mais, comme
il n’oftroit que des indulgences à ceux qui venoient
pour le détendre , ils fe joignirent aux brigands.
Il y avoit alors en Italie un, homme de guerre
célèbre ; c’étoit le marquis de Montferrat. Le pape
eut recours à lui. Le marquis fe rendit à fes inf-
tancesj mais , ne voulant pas attaquer ces vieilles
troupes avec de nouveaux foldats, il tenta la voie
dés négociations, & perfuada facilement à ces brigands,
avides de pillage, qu’ils en trouveroient
dans l’Italie un plus riche & plus abondant. Ils
confentirent donc à l’y fuivre moyennant foixante
mille florins.
Ceux qui étoient reftés en France y.continuèrent
leurs ravages jufqu’en 1366. «Etyetoient
Engloiz, Gafcoings, Héneyers', Allemans , &
autres gens ou moult avoit larrons & murdriers
qui roboient le pays &. rançonnoient, & tant fai-
loient de perfécutions.&, de maux que on ne les
pourroit raconter. E t , pour obvier &.réfifter à leur
folle emprinfe", le roi Charles qui moult amoit
fon peuple, & fecourir le vouloit, affembla fon
grand & eftroit confeil, auquel il montra cette
chofe, pour avoir advis comme on en peuft ordonner
pour le mieux, fans aventurer ne mettre en
péril de mort fes nobles barons & tout fon royaume
à iceux malfaiteurs, fans combattre. Car i l , qui
étoit très faige fur touts autres,. de. fon dit confeil ,
& de fa personne plein de grant hardiefle, dou-
btoit pour fes barons les mauvaifes fortunes de bataille
qui peuffent avenir. Et pour ce voulzit bien ,
quoiqu’il deuft coûter, qu’ils fuffent hors de fon
royaume , & s’en allaflent enEfpengne contre le
faux Pierre mefcréaut, qui fa belle fuer avoit fait
mourir. Et Bertran dit au roi qu’il en délivreroit
bien fon pays, ce lui fembloit, mais qu’il peuft
leur parler ». _
Le pape Urbain V avoit lancé contre eux touts
les foudres fpirjtuels , & promis vainement toutes
les grâces apoftoliques à ceux qui s’armeroient
pour les détruire. Ces bandits bravoient le ciel & les
hommes : ils ne furent pas plus touchés des exhortations
que leur adreüa le faint père, pour les
engager à quitter leur infâme genre de vie. Ils
méprisèrent le procès qui leur fut fait en plein
cçnfiftoire,- les Sommations de comparoître , les -
excommunications, les cenfures, les interdits &
dénégations de fépulture. Et cependant ces brigands
qui avoient abjuré tout fentiment de religion ,
qui violoient toutes les loix , qui fembloient avoir
détruit en eux toute humanité , çes animaux féroces,
cçs monftres refpeftèrçnt la vertu. Le bon
St brave du Guefclin alla dans leur camp , leur
propofa d’être leur chef , &. ils l’acceptèrent aVec
j des tranfports de joie. Il leur promit de i’aTgènt, Sc
quoiqu’ils fuffent fans foi pour touts les hommes, .
! ils crurent à celle de Bertrand, &. en retrouvèrent;
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pour lui en eux-mêmes. « A donc on fift apporter
du meilleur v in , dont Gautier Huet fervy Bertran.
Lequel ne le vouloit prendre mais lui dift que ce
feroit pour lui. Toutefois n’y ot oncques cheva-
valier, qui voulzift boyre , jufques à tant que Bertran
ot beu. Après boyre, leur dift, feigneiirs, je
vous diray pourquoy je fuis icy de par le roy de
France, qui fon peuple gardaftvoulentiers. Et, fe
me voulez croyfre, je vous feray tous riches. J’ay
grand voulenté d’aller àidier au roy de C yp re ,
ou en Grenade, pour grever les Sarrazins. E t, fe
voulez venir avec moi, je vous feray très loyal
compaignie , &. avec ce bailler de l’argent du roy
deux cent mille florins , & avoir du faint père abfo-
lucion de tous Vos péchiez ; lequel nous, fera aufli
bailler de fon thréfor. Et puis irons parmi Ef-
pengne, pour grever le roy Dam Pietre qui a fait
un villàin murdre, fur lequel roy nous pourrons
grandement gangner & prouffiter. Et aufli eft le
pays plantureux. Si nous vaut mieux ainfi faire , &
pour nos âmes fauver, que de nous dampner &
donner au déable. Car trop avons-fait de péchiez
& de maux, comme chacun puet favoir endroit
foy. Et tous nous conviendra finer».
Cette courte Tiarangue, qui propofoit en -même
temps un changement de conduite , une fomme
d’argent certaine , & l’efpérance d’un grand butin,
eut tout le iuccès que du Guefclin pouvoit en-
attendre. Vingt-cinq des principaux chefs s’engagèrent
à le luivre , & même à venir dévers le
r o i , difant que bien favoient la loyauté de Bertran,
& qu'ils fe fioïentplus en lui quen tous les prélas^.
qui efioient en Avignon ne en France.
Du Guefclin avoit promis à fa nouvellé armée
de la mener dans l’Avignonois , & il tint parole.
Il délivroit ce. pays, ainfi que la France, du pillage
de ces brigands ; il les menoit à une guerre
qui pouvoit être regardée --comme fainte, puif-
qu’une grande partie des ennemis qu’on alloit combattre
étoient des infidèles. Il étoit jufte que le
pape contribuât aux frais de cette guerre. La
forme de la demande fu t, il eft v ra i, très irré- j
gulière ; mais la loi de îiéceflité ne laifloit à Charles
& à du Guefclin aucune "autre voie. On ne pouvoit
emmener les compagnies hors du royaume , -
fans leur donner de l’argent ; le roi èn avoit peu.
En demander au faint père par voie de négociation
, c’étoit s’expofer à un refus, ou à des longueurs'&
des délais qu’une affaire de cette nature
ne pouvoit pas fupporter. Il falloit donc
abandonner la France, & les états mêmes du
pape aux ravages des compagnies, ou exiger par
la force une contribution légitime. Ces circonf-
tances 11’étoient-elles pas de celles où l’obferva-
tion rigoureufe du droit eft la plus grande in-r
juftice.
Le faint père, apprenant l’entrée des compagnies
dans l’Avignonois, envoya un cardinal les
fommer de fe retirer fous peine d’excommunication,
Il fut reçu par Bertran , fuiyi d’un
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grand nombre de chevaliers & gens de guerre,
qui Venclinèrént & honcurèrent hautement ; mais telç
y efioient qui fa vefiure vouluffent bien avoir rob-
bées. Le maréchal Ernoul d’Àndréhem lui dit :
« Sire , vecy une gent qui ont été ou royaume
de France, où ilz ont fait des maux & perfécu-
tions plus qu’on ne vous ^pourroit dire. Ores fe
font accordez de aller fur les Sarrazins en Grenade.
Si fupplions tous à notre faint père , qui
eft lieutenant de Dieu , que tout premièrement
il nous abfoille de paine& de coulpe; & après,
qu’il nous fafîe délivrer deux cents mille francs
pour notre voyage faire ». Quand le cardinal
l’entendi, tout le lanc lui mua ; & dit, feigneur ,
le nombre eft trop grand. Quant eft d’abfolu-
tion, vous l’aurez ; de ce n’en doutez. Mais de
l’argent ne répon-je pas. Et Bertran lui dit;
Sire, il convient avoir en préfent tout ce que
le marefchal demande ; car y c y en y a moult
qui d’abfolution ne parlent point, & trop mieux
aimeront avoir de l’argent. Car nous les faifons
preudommes malgré e u lx , & les merrons en
ex il, afin qu’ilz ne faflent mal à milles gens
chreffiennes. E t , quant ilz auront de l’argent largement,
fi tiendront-ilz à enviz de mal faire. Et
pour ce dites au faint pere que nous ne les po-,
vons autrement emmener. Et le cardinal dift qu’il
ÿroit, & fa refponfe leur feroit briefment favoir.
Or voushaftez, dit Bertran. Com plus demourrez,
& plus y aurez de dommaige ; car nous yrons logier
en ville neufve. A donc ledit cardinal pria humble,
ment à Bertran qu’il ne confentift en aucune manière
qu’on fift mal au pays. Et Bertran refpondi,
qu’il ne promettoit pas qu’il les en peuft tous garder
, mais iL en feroit fon plain pouvoir
A tant s’en party icelui cardinal , puis ala au
pape relater la confeflion des gens de la grant com-
pengne , qui requér-oient abfelucion. Et le faint
père refpondit qu’ilz l’auroient ; mais que pourtant
ilz vuidaflent pays. Mais le cardinal dift que
avecques ce il leur conviendroit bailler deux
cens mille francs : ce tint le pape à grant merveilles.
On a accoutumé ,,ce diîoit-il, dé nous donner
grands dons d’or & d’argent pour abfoldre les
gens ; & il convient que nous abfoillons ceux-cy à
leuf'dèvife , & encor que nous leur donnions du
noftre : c’eft bien contre raifon ». Cependant le '
faint père fit afleoir une taille fur les habitants
d’Avignon, & la fomme levée ne monta qu’à
cent mille francs , qui furent acceptés par Bertran
& les autres barons de France. Mais , lorfquè le
prévôt du pape les vint apporter : «Dite s-m o i,
frère, lui dit Bertran, &~ne me le celez. Dont
vient cet argent ? L’a prins le pape en fon thréfor
? Et il lui répondit que non, & que le commun
d’Avignon l’avoit payé , chafcun fa portion. Lors ,
dift Bertran, prévoft , je vous promets que nous
n’en aurons denier en noftre vie , fe il ne vient de
l’argent du pape de fon riche clergié ; & voulons
que cet argent cueilly foit rendu à çeuix