
moyens de M. Abeille y furent examinés & discutés
avec Sévérité : s’il eut été: de ces gens qui
n’opèrent qu’à peu-près , . il auroit eu lujet de
s’aliarmer ; mais il étoit fans crainte. Tout fut
reconnu bon , pofiible , heureufement inventé :
M. Gabriel dréfl'a-le procès-verbal de cette recon-
noiffance , & le projet de M. Abeille plus confiâté ,
plus applaudi que jamais , fut approuvé , reçu , &
enregiftré au greffe des états, le 18 novembre 172.7.
Pour donner à fon ouvrage plus d’authenticité ,
MM. les élus firent imprimer fon mémoire , &
permirent qu’il leur fût dédié. Ils firent imprimer
auffi le procès-verbal de vérification de M. Gabriel. !
Ils voulurent que les cinq cartes qui comprennent
le projet du canal fuffent placées dans une Salle des
états.
Ainfi fe terminèrent les grands travaux de
M. Abeille pour le canal de Bourgogne. 11 avoit
abandonné pour cettë éntreprife douze mille livres
d’appointements qu’il avoit au port de Cette : il
avoit quitté le Languedoc ou fa fortune étoit
affurée ; il avoit refufé-les appointements que les
états de Bourgogne avoient offert de lui donner
pendant la durée de fon travail ; il n’avoit voulu
recevoir de ces mêmes états qu’une fomme de
24000 livres pour le payement de fes ouvriers :
( Extrait de la délibération des états du 18 novembre
172.7, & certificats qu’ils ont donnés le 28
juin 1729). Il avoit toujours efpéré qu’il obtien-
droit les lettres patentes pour la confe&ion du canal
de Bourgogne , ou du moins une récompenfe proportionnée
à l’utilité du projet qu’il venoit de pré-
lènter : mais, content d’avoir travaillé à la Satisfaction
de la province & du public , il ne fongeoit
point encore à demander l’entreprife du canal dont
il venoit d’apprendre à toute la France la pofïibilité.
Penfant que les états de Bourgogne pourroi'ent Solliciter
pour eux-mêmes l’honneur de faire exécuter à
leurs frais un aufii grand projet, ou que peut-être
même fa majeffé regarderoit cette exécution comme
un ouvrage digne d’e lle, il croyoit devoir garder fur
fes intérêts particuliers un filence refpeélueux , & il
attendoit tranquillement une occafion convenable
à fa modeftie. ,
M. Abeille jouiffoit en paix du plus doux fruit
de fes talents ,d u plaifir d’avoir Servi fa patrie ,
lorfque le fieur Marchand Efpinaffy fit ufage des
liens à Paris. Ce fut au commencement de l’année
1728. M. Millain qu’il redoutoit venoit de mourir ;
‘M. le cardinal de Fleury avoit Succédé à M. le duc
dans le miniilère ; le projet de M. Abeille étoit
public, ainfi que la vérification que M. Gabriel en
avoit faite. Efpinaffy s’étoit procuré un exemplaire
de ces deux ouvrages, &■ s’étoit acheté par
de grandes promeffes des proteéleurs auprès du
nouveau miniffre.
Raffemblant & combinant en lui-même ces cir-
conftances, il crut pouvoir en profiter. Il dreffa
d’abord, ou fit dreffer un écrit, qu’il intitula,
projet du canal de Bourgogne, Cet ouvrage, tout
différent du mémoire qu’il avoit fait paroîtré en
1721 fur,le même Sujet, eft parfaitement Semblable
dans les points effentiels au projet de M. Abeille ,
ou au procès-verbal de vérification de M . Gabriel ,;
deux pièces, dont l’auteur du prétendu projet d’Ef-
pinaffy a mal-adroitement copié jùfqu’aux termes.,
Un autre trait du nouveau projet d’Efpinaffy ne
caraélérife pas moins fon ignorance , & démontre
avec quel Scrupule il a copié M. Abeille. Il dit
avoir jaugé en 1 7 2 1 , &. ( l’on a vu de quelle manière
) , les eaux qui defcendent au point de partage
du canal, & il leur donne précisément les
mêmes mefur.es que celles portées au procès-verbal
de vérification de M. Gabriel qui les jaugea en
1727. Il eft impoffible que deux hommes qui au-
roient jaugé parfaitement euffent trouvé dans les
mêmes fources, on ne dit pas à fix années , mais
à fix mois, mais à fix Semaines d’intervalle, exactement
la même quantité de pouces d’eau.
Quoi qu’il en Soit, " ( & fans relever ici toutes
les bévues groflïères dans lefquelles l’auteur du prétendu
projet d’Efpinaffy tombe à chaque- p as ,
quand il ne. copie pas fervilément M; Abeille ou
M. Gabriel) , Efpinaffy ofa préfenter ce projèt
aux deux perfonnes qui avoient le plus de pouvoir
fur l’efprit du cardinal de Fleury.
S’étant enfuite fait introduire par ces mêmes personnes
devant ce prélat, il parvint à lui pérfuader.
qu’iLétoit l’auteur du projet du canal de Bourgogne:
il obtint même quelque temps après une
promeffe de lettres patentes , & fon but n’étant,
comme on l’â vu,, que de fe faire donner une bonne
penfion, ou de toucher promptement de l’argent,
il eut à peine obtenu cette promeffe de lettres
patentes qu’il publia qu’il étoit muni de lettres patentes
en forme.
Ce bruit fe répandit jufqu’à D ijon, & chacun en
l’appreriant fe démândoit où eft donc M. Abeille ?
auroit-on perdu M. Abeille ? Ce bruit étoit aufli
parvenu à M. Gabriel ; il avoit pénétré jufqu’au
véritable auteur. Bientôt on fut inftruit que M.
Abeille vivoit encore, & que.les lettres patentes
prétendues étoient l’effet de l’intrigue d’Efpinaffy,
& de la furprife qu’il avoit. faite à la religion du
cardinal miniftre. MM. les élus des é.tâts de Bourgogne
, auxquels le Secrétaire d’état avoit communiqué
le projet des lettres patentes, M. Lébelin,
M. Gabriel, & M. Abeille s’élevèrent avec force
contre l’impofture. Si les allégations d’Efpinaffy,
inférées au projet des lettres patentes, & fon prétendu
projet du canal, qui lui avoient fait obtenir la
promeffe de ces lettres patentes , fe fuffent accréditées,
il auroit. fallu en conclure que M. Abeille.,
M. Gabriel, M. Lébelin & les états de Bourgogne
en avoient impofé à M. le duc, au public, & au.
roi lui-même , par les mémoires & procès-verbaux
de toutes lés opérations qui avoient été faites en
Bourgogne au Sujet du canal depuis 1724 jufqu’en
1727 ; mémoires & procès-verbaux que MM. des
états,
états avoieftt fait imprimer, Sc qu’ils,àvoient cofi-
fignés dans les régiftres de leur greffe.
Pour écarter une imputation aufli grave, MM.
les élus des états firent fur le projet des lettres
patentes leurs obfervations ; ( lettre de M. l'Abbé de
Perigny, élu des états, à M. Abeille , du yt mai
»729 ) , dans lefquelles ils rendirent à M. Abeille
la juftice qu’il méritoit. Il envoyèrent ces obfervations
à M. le : comte de Saint-Florentin & au
fieur Girard, fècrétaire des commandements de
M. le duc : ils donnèrent a M. Abeille les certificats
les plus avantageux. ( Lettre de M. l'Abbé de
Perigny à M. Abeille, du 28 juin 1727,6* certificat.).
M. Lébelin en particulier lui écrivit le 13 avril 1729
une lettre qui contient toute l’hiftoire d’Efpinaffy, &
ce fon voyage de Bourgogne en 1721. Le fieur
Gabriel porta fes plaintes au miniftre fur l’inconce-
rable témérité d’Efpinaffy, & produifit la carte du
projet de M. Abeille, carte qui fut préfentée dans
le temps à M. le duc de Bourbon, & a paffé'entre
les mains de M. Gabriel fils. Enfin M. Abeille
prouva fon travail, par les pièces les plus authentiques
qui lui furent fournies par MM. les élus
des états, ou qu’il avoit en.fa poffeffion, telles que
les brouillons & les mémoires particuliers de fes
operations. Il le prouva par les termes mêmes du
projet des lettres patentes, où il eft dit qu’elles ne
font données quen conféquence d’un projet de canal
préfenté par le fieur Efpinajjy, & reconnu par le
fieur Gabriel , ( Extrait du projet des lettres patentes
) , & il fit voir que puifque M. Gabriel
n’avoit reconnu d’autre projet de canal que celui
qu’avoit préfenté M. Abeille , c’étoit ce projet de
M. Abeille qui étoit l’unique fondement des lettres
patentes.
Qui croiroit que tant de preuves réunies, tant
de témoignages accumulés ne purent faire que la
vérité triomphât de l’impofture accréditée ? Cependant
Efpinaffy trembla. Incapable de parler pertinemment
d’un ouvrage de génie dont il ofoit fe
dire l’auteur, craignant fans celle des confrontations,
& même de fimples queftions qui l’auroient confondu
, il partit incognito pour la Bourgogne, afin
d’étudier lur les lieux un projet qu’il n’entendoit
pas , & d’en faire , s’il lui étoit poflible, l’application
fur le terrein. Il fe fit accompagner dans ce
voyage par le fieur RouffeleG ingénieur, & par le
fieur J omard, entrepreneur, dont il avoit déjà tiré
des fournies confidérablés. Ces trois hommes ,
arrivés à Dijon, vont aux falles des états; ils y
examinent avec attention les cartes, les deflins ,
les mémoires & toutes les pièces du projet ; las de
cet examen ils fe rendent à Pouilly.
Jufqu’à ce moment l’ingénieur & l ’entrepreneur
avoient regardé Efpinaffy comme l’auteur du
projet : mais, lorfqu’ils virent que perfonne ne le
connoiffoit dans Pouilly, quelques foupçons fur fa
fincerite commencèrent à les inquiéter. Ces foup-
£®ns devinrent bientôt conviction, lorfqifétant au
Art militaire. Tonie J,
point de partage Indiqué par les cartes'& les mémoires
, le 'fieur Efpinaffy ne fçut pas feulement
leur montrer les premiers piquets du tracé. Ils
tentèrent eux-mêmes de trouver la route du canal
mais inutilement : Efpinaffy fut contraint d’implorer
le fecours &. les lumières, de qui? (on
rougit de le dire) ; d’un pauvre payfan du village
deFleurey, nommé Jean Trouillot, qui avoit porté
les inftruments. de M. Abeille. Voici la lettre
qu’Efpinaffy lui écrivit à ce fujet.
A Pouilly en Auxois le 27 feptembre ( 1729).
« J’ai appris, monfieur, que vous aviez une entière
connoiffance des lieux où le canal doit paffer ,
ayant travaillé fous M. Abeille. Comme le Roi m’a
fait l’honneur de m’accorder les lettres qui m’en
permettentfexécution, je fuis bien aife d’en faire
une nouvelle reconnoiffance à laquelle j e ferai bien
aife que vous vous trouviez Je vous prie , à la récèp-
tion de cette lettre, de prendre la peine de vous
rendre ici, où vous aurez lieu d’être content, êc
où j’efpère également l’être, de vous. Je fuis, monfieur
, &c. Signé, Esp ïn a s s y».
On doit obferver ici que c’eft le fieur Efpinaffy
qui écrit ôc figne lui - même , que lé fieur Abeille a
tracé le canal, pour Vexécution duquel il avoit,
difoit-il, obtenu des lettres patentes , & que lui-
même , qui fe difoit l’auteur & l’inventeur de ce
projet du canal, avoit befoin, pour en reconnoître
la route, d’être guidé par le porteur d’inftruments .
de M. Abeille.
L’ivreffe de fes fuccès lui fit commettre peu de
temps après une autre indifcrétion qui lui fut plus
funefte. Cet homme qui faifoit parler, comme il lui
plaifoit, les fecrétaires, les miniftres, les princes, &
le roi lui-même, dont, à l’entendre , il avoit la
faveur , avoit annoncé que tout le canton de
Berne vouloit prendre part à l’exécution du canal
de Bourgogne.il fut aile de prouver à M. le cardinal
la fauffeté de cette affertion : ce prélat , jufte-
ment indigné contre Efpinaffy, & ouvrant enfin
les yeux fur toutes les furprifes qu’il avoit faites
à fa religion, fe décida à ne lui point accorder les
! lettres patentes qu’il nlavoit promifes à fes pro-
tefteurs, que parce qu’on l’avoit préfenté comme
le véritable auteur du projet vérifié par le fieur
Gabriel.
La promeffe des lettres patentes Faite à E f pinaffy
avoit appris à M. Abeille que le véritable
auteur du projet pouvoit y prétendre. Lui feul en
étoit l’auteur ; il avoit demandé ces lettres pa-
- tentes pour récompenfe de fes travaux ; la difgrace
fi méritée du fieur Efpinaffy lui faifoit entrevoir
plus d’efpérances ; il redoubla fes démarches
Mais les proteéleurs du fieur Efpinaffy, foit qu’ils
ne fuffent pas encore détrompés fur fon compte ,
foit par quelque autre motif fecret, tel qu’il ea eft
trop fouvent eq de femblables circonftances , fe