être éclairés par des gens sages et instruits; on n’auroit pas enhardi ceux-ci à
vouloir porter des jugemens téméraires sur ce qu’ils auraient dû respecter comme
des m)stères, et ils n auraient pas eu l’imprudente audace de vouloir soumettre la
religion et les lois aux caprices de leprimagination déréglé^ enfin on n’aurait pas
vu se répandre dans la société toùs les désordres que la licenoe, l’insubordination
et la rébellion contre les lois et l'autorité légitime y ont causés depuis.
Mais détournons nos^regards de ces désordres affligeans, dont nous avons
nous-memes" éprouvé les épouvantables effets, pour les reporter sur d’autres incon-
"véniens'non moins funestes dans leurs conséquences, mais qui nous touchent de
moins près.
N est-il pas incontestable que, si l’usage' de l’écriture n’eût pas fait cesser celui
de Ja tradition orale, le chant ne serait pas devenu un art distinct de la poésie et de
1 éloquence, et ne se serait jamais écarté des principes qüi l’unissoient à ceux de la
parole; la poésie, toujours jointe au chant, n’auroit pas perdu les avantages qu’elle
retirait de I expression et de la cadence du rhythme rendues sensibles par la voix ( i ) ;
la musique et la poésie auraient toujours exercé sur l’ame ce pouvoir bienfaisant
qu elles tenoient de leur intime union, presque autant que de la nature de leurs
moyens ; elles auraient toujours mérité la même estime qu’on eut jadis pour elles ;
enfin nous n aurions encore qu’une instruction authentique, sûre et solide, ^ue
nous donneraient des gens respectables autant qu’instruits, qui, soumis aux lois
de 1 Etat, et sous la surveillance des magistrats, du public même, n’enseigneraient
que ce quil conviendrait à chacun de savoir; nous n’aurions pas à craindre que des
principes pernicieux se répandissent clandestinement, à la faveur du silence, dans
la société, et y produisissent des germes de discorde!
Rien ne prouve mieux la sagesse des Égyptiens à cet égard et ne fait mieux
sentit les motifs de 1 éloignement qu’ils eurent pour l’usage de l’écriture, que les
réflexions suivantes d un ancien roi d’Égypte, nommé Tham (2), qui faisoit sa résidence
a Thèbes (3), sur les inconvéniens de l’écriture, lorsque Theuth, inventeur
des lettres (4), s étant présenté a la cour de ce prince, lui eut demandé la permission
den introduire 1 usage dans ses états, lui annonçant cet art comme le meilleur
moyen de fortifier la mémoire et de propager la science (5) : « O trop artificieux
» Theuth, lui dit Tham, autre chose est d’être apte à la composition des ouvrages de
» lart, et autre chose de savoir juger sainement de l’avantage ou du préjudice
» quils doivent apporter à ceux qui en font usage. Et vous, qui êtes le père des
» lettres, vous avez avancé, d’après votre affection pour'elles, tout le contraire
( 1 ) Plat. deRepubl. lifa. x . Mais Jablonski n’est pas de cet avis. V o y e z le Panthéon
( 2 ) O n prétend que ce roi a depuis été adoré à Ægppriorum de cet auteur, liv. i l , chap. i l , pag. 176
Thèbes sous le nom de Dieu Aetimon. et 1 77.
( 3) Cette ville s appeloit, dans la langue Égyptienne, (4 ) Clément d’A lexandrie (Strom. lib. I , pag. 303),
Amon-no ( Jerem. XLVI, 25 ) , ou Hamon-no (Ezech. XXX, en parlant de ce roi d’É gypte auquel se présenta T lio y ili”
1 5 ) , ou N o -Am o n ( Nahum , n i , 8 ) ; ce qui signifie a eu certainement en vue le passage de Platon que nous
le domaine dAmmon. Quelques personnes ont pensé citons, page334. du même livre. Clément d’Alexandrie
que ce personnage é ta it . le même que Charn , l’ainé compte parmi les grands hommes d’É gypte qu’on honora
des en fans de N o é , qui eut en partage la Syrie et comme des dieux, Hermès le Thébaiti et Esculape de
JEgypte. C e qui sans doute aura porté à croire c e la , Memphis.
c ’est que Saint Jérôme a écrit Ham le nom de Chain. ( 5 ) Plat. Phxdrus, sive de Pulchro.
d e l ’ a n t i q u e é g y p t e . 3 7 9
» précisément de l’effet qu’elles doivent produire; car l’usage qu’on en fera, en
» portant à négliger la culture de la mémoire, engendrera l’oubli dans l’esprit de
» ceux qui le contracteront, puisque ceux qui se reposent ainsi sur le secours de
» ces monumens extérieurs des lettres, ne repassent plus les choses elles-mêmes
n dans leur esprit. C’est pourquoi vous avez découvert le moyen, non de con-
» server la mémoire, mais de la rappeler, et vous donnez à vos disciples une
» opinion de la science, plutôt que vous ne leur en donnez une véritable con-
» noissance ; car, lorsqu’ils auront tout lü sans'ctre dirigés par un;maitre instruit,
» ils paraîtront au vulgaire savoir beaucoup, tandis qu’ils ne seront qu’ignorans;
» ils deviendront plus incommodes en société, parce qu’ils ne seront pas pénétrés
» de la science elle-même, et qu’ils auront été trompés par l’opinion qu’ils s’en
» seront fonnée. »
Ce fut donc par de semblables motifs aussi que tous les anciens peuples
conservèrent si long-temps l’usage de la tradition orale et chantée, et non par la
seule habitude qu’ils avoient contractée de cette tradition; du moins il est évident
quelle fut la première, qu’elle datoit de l’origine des premières sociétés, et qu’elle
fut inspirée par la nature à tous les peuples, puisque c’est la seule qu’aient connue
et que connoissent encore toutes les nations, tant de l’ancien que du nouveau
monde, qui ne sont point sorties de leur premier état de civilisation. Ainsi donc,
devenue 1 objet de la musique des anciens Égyptiens, perfectionnée, tant pour le
style des paroles que pour la mélodie du chant, par un peuple aussi sage et aussi
instruit que le fut celui de l’antique Égypte (i), elle dut avoir nécessairement sur
la tradition écrite les mêmes avantages qu’a sur la peinture des choses le récit
qu’un bon orateur en peut faire.
Si cette tradition fut tant respectée des anciens peuples, c’est qu’ils étoienttous
imbus des mêmes principes,« que ces principes, étant sortis de la même source,
avoient été répandus dans tous les pays d’Europe et d’Asie où les Egyptien:
avoient envoyé des colonies : car c’est d’eux, en effet, que la plupart des peuples
ont reçu les premiers principes de la religion, des lois, des sciences et des arts.
L ’art de l’écriture lui-même a été inventé en Égypte," quoiqu’il y ait été d’abord
rejeté. C ’est évidemment le même Theuth, Égyptien, inventeur des lettres (z),
qui, n’pn ayant pu faire adopter l’usage par le roi Tham, en porta la connois-
sance aux Phéniciens : ceux-ci, qui les premiers l’admirent, s’en attribuèrent
( i ) Indi y gens populosa cultorious, et finibus maxima,
procul à nobis ad orientem siti, prope oceani refîexus et
solis exortus primis sideribus, ultimis terris, super Ægyp-
tios eruditos, et Judceos superstitiosos, et IVabat/nvos mer-
catores, et fiuxos vestium Arsacidas, et frugum pauperes
ltyroeos, et odorum divites Arabas. L . Apul. Florid. lib. I ,
pag. 407. Lutet. Paris, jô o i } in-16. ■
d’assez semblable à une lanterne; tenant de la droite
un style ou un poinçon qu’elle applique sur ce hâtor
ou cette règle qui semble avoir des entailles du haut er
bas. Nous nous sommes imaginé que cette figure pourroit
bien ctre l’image allégorique de Mercure décrite de cette
manière par HorapoIIon ( Hierogl. 1 4 ) : Quid cynoce-
phi! lu m pi rigentes demonstran ! Lunam demonstrantes , aut
terrarum orbem, aut litteras,autsacrijtcium, aut irath, aut
natationem, cynocephalumpingunt. Lunam. . . . litteras, quia
est (apud Ægyptios) natia qucedam et genus cynocephalo-
rum, qui litteras norunt.'Quapropter, ubiprimùm in sacrarn
cedem ductus fuerit cynocephalus , tabellam et sacerdos
apponit unà cum scirpeo stylo atque atramento ; nimirum
( 2 ) Nous avons remarqué sur plusieurs monumens
de l’Egypte supérieure, parmi les figures sculptées dont les
murs sont ornés, une figure de cynocéphale, c’est-à-dire,
d'homme à tête de chien, tenant de la main gauche un
long bâton, ou une règle recourbée par le haut, d’où l’on
voit pendre, à l’extrémité de cette partie , quelque chose