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font sentir qu il est indispensable de donner ici quelques notions de la musique des
temps intermédiaires, avant de.nous étendre davantage sur J état de cet art chez les
anciens Egyptiens : car on ne sauroit adoucir assez une disparate aussi choquante
que 1 est celle qui s offre dans le rapprochement de la musique moderne avec la
musique antique ; ce contraste, que nous avons peut-être déjà rendu trop sensible,
pourroit, s il n étoit pas ménagé, offusquer l’imagination de ceux que nos préjuges
ont séduits, et faire paroître peu vraisemblable ce qui nous reste à dire.
ARTICLE ÉÉg
Exposé succinct de la nature de la M usique, et principalement du Chant, chez
les anciens. — Principal objet de cet art chez * ^ M | Usage exclusif de la
Tradition orale et chantée chez tous f p peuples de la haute antiquité. Réflexions
sur l ’inventeur et l ’invention de l’Écriture et des Hiéroglyphes. Conséquences
qui résultèrent de l ’invention des lettres, p a r rapport aux arts de
la musique et de la p oésie, ainsi que relativement aux moeurs. — Première
cause de la dépravation de la M usique, et de l ’aversion que les Égyptiens
conçurent pour cet art.
C ’e s t un point sur lequel nous ne saurions trop insister pour y attirer l’attention,
que plus on remonte vers les siècles de la haute antiquité, plus la musique prend
un caractère grave, sérieux et noble, et plus nous voyons son domaine s’agrandir :
plus, au contraire, nous nous rapprochons des siècles modernes, plus cet art perd
insensiblement de sa gravité et de sa sévérité, plus il devient frivole et plus il se
renferme et se tourmente dans des limites étroites. Jadis, intimement lié par ses
principes à la poésie, et même à la grammaire, l’art musical différoit peu de la
véritable éloquence (i).
Chanter, chez les anciens, c’étoit donner l’inflexion de voix la plus convenable
au sens que chaque mot doit avoir dans le discours (2) ; c’étoit faire entendre
1 accent du sentiment le plus propre à émouvoir le coeur et à produire la persuasion.
Tout discours préparé, fait pour être prononcé en .public, étoit poétique
et chanté, et considéré comme partie intégrante de la musique (3). De là l’usage où
, ( 1 ) Plat, de Legib. Iib . i l e t lib. v j de Republ. lib. i l
et lib . I I I ; e t 'in Protagcra.
Demosth. Orat. de corona.
(2) Strab. Geogr. Iib. i , p. 1: 6 et 1 7, gr. et Iat. Basileoe,
737/, in-fol. Toirte espèce d’inflexion de vo ix étoit anciennement
appelée chant. Ainsi Euripide ( Jphig: in
Taur. v. 145 et 146) appelle des plaintes provoquées par le
sentiment du malheur, des chants antilyrtques; de même
qu il appelle ( Phoertiss. v. 813 ) chant privé de musique ,
des cris affreux arrachés par la douleur : ce qui, dans
le premier cas , signifioit que le chant ne se renfermoit
pas dans les limites prescrites par les sons de la ly re ,
dont on ne devoit jamais s’écarter dans le discours ; dans
le second ca s , cela vouloit dire que la voix procé-
doit par des intervalles désagréables à l’oreille et que
rejetoit la musique. L e même poëte se sert aussi du mot
chanter dans le sens d1annoncer, de publier. C ’est sur-tout
dans les tragiques Grecs qu’on trouve le plus de notions
excellentes et sûres de ce qu’étoit l’antique musique*
(3 ) C ’est ce que dit positivement Platon au deuxième
livre de sa République, où il fart parler Socrate en ces
termes : « S o c r a t e . Les discours sont sans doute une
»partie de la musique. A d im a n t e . Oui. S o c r . II y
» en a de deux sortes, les uns vrais, les autres feints. »
II entend par les premiers les poëmes épiques, et par les
seconds les fables ou les poëmes allégoriques. T o u t le
reste de ce livre est consacré à l’examen de chacun
de ces genres de discours. Ensuite, au troisième livre,
Socrate dit : « Il me semble que nous avons traité à
» fond cette partie de la musique qui concerne les
étôient les poètes Je commencer toujours leurs poëmes par ces mots, chante,
je module. De là le nom de poème qu’ils donnoient à leurs compositions, et qui
vient du mot Grec vroUa, je fa is, je compose avec art, pour distinguer ces compositions
étudiées de celles qui étoient faites sans art, ou du discours vulgaire.
De là le nom d’ode, qui vient du mot Grec <Jis! et qui signifie chant. De là le
no.jn?de tragédie (t), composé du mot précédent <»Aî, chant, et de
signifie bouc, parce que celui qui avoit remporté la victoire dans les combats qu’on
exécutoit dans les fêtes en l’honneur de Bacchus, recevoit pour prix une peau
de bouc, c’est-à-dire, une outre remplie de vin. De là les noms de comédie, de
rhapsodie, de palinodie, de psalmodie, Sépode, de parodie, &c. tous formés aussi
du mot âSH , chant, et d’un autre mot qui désigne l’espèce de chant. Enfin, de
là le nom de prosodie lui-même, composé des deux mots Grecs mçjji, pour, et
çfJhi, le chant, ce qui fait pour le chant, parce que cette partie de là grammaire
•renfermoit les règles que l’on devoit suivre pour bien accentuer un discours, c’est-à-
dire, pour le bien chanter ; car le mot accentuer vient aussi du mot Latin A C C E N T U S ,
accent, mot formé de ces deux1ci, A D , pour, et C A N T U S , le chant; ce qui est,
comme on le voit, la traduction exacte des mots mçjc, et ¿Si,, qui signifient également
pour le chant, d’où s’est formé le mot prosodie.
En effet, le mot accentus chez les Romains, de même que nspoa-aSia. chez les
Grecs,-signifioit ce mouvement par lequel la voix s’élevoit ou s’abaissoit dans le
discours, suivant des règles qui en formoient une espèce de chant. C’est pour
.cette raison aussi que ceux qui apprenoient à déclamer, se faisoient toujours
accompagner par un musicien qui régloit leur déclamation avec un instrument
.de musique appelé tonai-ion, parce qu’il donnoit le ton, ou phonasque , parce qu’il
dirigeoit la voix. On a vu même des orateurs très-distingués chez les Romains (2)
se faire accompagner ainsi jusque dans les discours qu’ils prononçoient en public, •
soit à la tribune, soit au barreau; mais c’étoit là un abus, une recherche de pure
ostentation, que Cicéron blâmoit, disant qu’il suffisoit alors du sentiment de l’habitude
qu’on s’étoit faite des règles de la prosodie. Cette habitude étoit telle chez
les Grecs, et sur-tout à Athènes, qu’on n’y eut pas été moins choqué d’entendre
une inflexion de voix contre les règles, qu’on ne le seroit chez nous d’urie faute de
langue ou de grammaire:;' et parce que les autres Grecs n’observoient pas ces
règles de la prosodie aussi soigneusement que le faisoient les Athéniens, les gens
memes de la dernière classe du peuple les reconnoissoient sans peine à ce défaut,
dès qu’ils parloicnt. ‘
L usage d employer un instrument de musique pour soutenir ou guider la voix
» discours et les fables ; car nous ^vons parlé de la matière
» et de la forme du discours. A d im a n t e . Je suis de
»votre avis. S o c r . II nous reste à parler de cette autre*
»partie de la musique qui regarde le chant et ïa'Wélo-
» d ie, & c . » Ainsi il n’y a donc ici aucune ambiguité : il
est évident que Platon regardoit les discours comme
faisant partie intégrante de la musique.
(1) Suivant le sentiment de l’abbé Vatry (Discours
prononcé à l’assemblée publique de l’A cadémie des
inscriptions et belles - lettres, le 26 avril 1748) , la
tragédie se forma de la poésie lyrique. Aristote pense
qu’elle tire son origine des dithyrambes que lp n chantoit
en l’honneur de Bacchus. Voye^ les Mémoires de l’A cadémie
dès inscriptions et belles-lettres, tom. X V , p a g . i j f
et suivantes. » ; ■
( 2 ) Plutarque, OEuvres morales, Comment il fa u t réfréner
la choleré, page 57, traduction d’Am yo t, edit, déjà