
»les hommes s accoutumèrent avec raison à combattre le luxe par la frugalité, et à
» faire consister la parure dans une mise simple et modesîë', plutôt que dans une
« orgueilleuse’et vaine recherche. Alors, le discours ayant aussi changé de forme,
» l ’histoire, comme descendant de son clidr, passa de la poésie à la ptoÉ, f e 'e t le vrai, par ce
» style populaire, fut distingué du fabuleux. La philosophie, préférant la clarté et
» 1 énergie, de l’enseignement à ces poésies qui inspiraient de la terreur et Qu’elle
» regardent comme surannées, leur substitua dans ses entretiens unstyle sans mqsure. »
A 1 appui de ce que nous apprend Plutarque dans ce passage^ nous pourrions
rapporter un grand nombre de'preii^ls f màSs nous nous^contenterons ’cfe'citer
les faits suivans. Les premiers Crétois avoient leurs lois écrites en vers, qu’ils chan-
toient et qu'ils faisoient chanter à leurs enfans, afin quelles se gravassent“1 avJf;
plus de fecilité dans leur mémoire^ Les lois que Charondas donna aux* habitans
de Thurium dans la grande Grèce, ctoient ¡aussi ccrites en vers faits pour être
chantés musicalement : les Athéniens* ën' faisoient tant de cas , qu’ils avoient
coutume de les chanter au milièu de leurs’ festins. Les Agathyrses, au rapport
d Aristote (2), étoient encore/dë son temps!,dans l’usage de transmettre leurs lois
par des chants. Les Turditans, qui/du temps’de Strabon’ (3), faisoient remonter à
plus de six mille ans l’antiquité de leurs lois», ne les transmettoient non plusYtjue
par des poésies chantées. Les Indiens, si nous devons erï croire" le même auteur,
ignorant totalement l’art de l’écriture, ne perpétuoient leuis connoissihdes que
de vive voix / et conséquemment par des chants. Strabon nous apprend' encore
que les anciens Perses avoient coutume de ne célébrer que par dès poésies^cfïan-
tées les louanges de leurs dieux et les hauts faits de leurs héros. Les Germains,
suivant Tacite, et les Gaulois, suivant César, n’avoient pas d’autres annâles de leur
histoire que les chants de leurs bardes.
A u temps d Homère, les poètes se bornoient encore à chanter leurs poèmes,
sans se donner la peine de les écrire. Lycurgue défendit même qu’on écrivît ses
lois, afin quelles ne fussent transmises que par des chants, etquelles- se gravassent
plus profondément dans la mémoire. Depuis, et pendant encore plusieurs siècles,
on n’écrivit qu’en vers faits pour être chantés. Solon rédigea en vers semblables les
ouvrages nombreux qu’il composa en tout genre. Il avoit entrepris, dit-on, d’écrire
de cette manière l’histoire des* Atlantides ; mais il n e f acheva* pas ¡Platon',
qui s’empara de ce sujet, l’a traité en prose.
Ce ne fut que dans le sixième et le cinquième siècle avant l’ère CIfl-étienne,
que Cadmus, Phérécyde et Hécatée commencèrent à rompçe la mesure des vers
et a rapprocher successivement de plus en plus l’ancien style, qui étoit poétique
et cadencé, de ce style irrégulier auquel on a donné Je'nom de prose (4); et,
( 1 ) C e qui est ici en -caractères italiques, se trouve ( 2 ) Arist. Problem. sect. XIX , quæst. 28.
rép é té ii peu près de la même manière par Strabon, (3 ) Strab. Geogr. lib. I I I , de Btrriça.
comme-on va le voir plus bas. L a seule différence qu’il (4 ) Prosa est producta ormio, et à lege mari soluta.
y ait sur ce point entre ces deux auteurs, c’est que P lu- Prosum enim ami,/ni produçtum dietbant, et rectum :
targue, soit par ménagement pour son siè c le , soit qu’il unde a il Varro, apud Plautum prosis leçtis signijicare
le pensât ainsi, paroît croire que ce changement du style rectis; unde etiam ,/uæ non est perflexu numéro, sed
poétique à la prose a été plus utile que nuisible, et que recta, prosa oratio dicitur, in rectum producendo. A lii
Strabon semble être d un avis opposé. prosam aiunt dictam abeo qu'odsitprofusa, vel abeo qubd
comme le dit Strabon (1), qui«en cela s’accorde avec Plutarque (2), ils furent les
premiers qui firent descendre le discours du degré d’élévation ou il étoit auparavant, à
l ’état rampant oit nous le voyons maintenant.
On a peine à concevoir, d’abord, comment la poésie a pu exister avant la
prose, e,t comment’ la tradition orale et chàntée'a été préférée à la tradition écrite.
On est choqué de voir les peuples anciens, rejeter l’usage d’un art tel que celui de
l’écriture, qui est devenu parmi nous le véhicule des relations sociales les plus
importantès, tandis qu’ils avoient pour d’art musical, qui nous semble si frivole,
une estime qui alloit jusqu’à la vénération , et qu’ils n’avoient pas craint de lui
confier les prières qu’on adreSsoit aux dieux, les lois qu’on vouloit promulguer,
et toutes les connoissances humaines qu’il étoit utile de propager.
Notre esprit, trop préoccupé de ce que nous voyons, saisit difficilement des idées
totalement opposées à celles auxquelles nous sommes habitués. Oubliant que la musique
ne fut pendant très-long temps que l’art d’exprimer ses pensées avec autant de
grâce que d’énergie, on n’aperçoit plus le lien qui jadis unissoit cet art à l’éloquence
et à la poésie (3).
On est sans cesse porté, malgré so i, à considérer ces trois arts comme ayant
toujours été séparés, ou comme devant l’être. On ne les juge que relativement
à cet étât d’isolement où les a jetés depuis si long-temps la fausse direction
que chacun d’eux a prise, en se séparant des autres, et en s’éloignant de plus
en plus chaque jour du but commun que la nature leur avoit prescrit à tous les
trois, celui d'instruire les hommes, de modérer leurs passions et de régler leurs
mcèurs. Mais, sitôt qu’on les envisage dans leur premier état de perfection, qu’on
n’y distingué plus qu’un seul et même art composé de la réunion intime de tous
leurs moyens, et qu’on examine ensuite les graves inconvéniens qu’entraîne
l’usage de l’écriture ,,1’étonnement cesse, et l’on est bientôt convaincu que ce
dernier état dé part n’a pas été moins préjudiciable à l’avancement des sciences et
des arts qu’au maintien des bonnes moeurs.
Il est hors de doute que, sans l’usage de l’écriture, on eût conservé plus longtemps
celui de la tradition orale et chantée; on n’eût pas abandonné l’ancien
style poétique et cadencé; l’habitude de l’harmonie des vers, toujours entretenue
par le chant, qui fait mieux sentir la force des pensées, la grâce et la cadence du
style, ne se serait pas affoiblie ; l’on n’auroit jamais songé à substituer à ce style
noble, élevé.et harmonieux, le style rampant et vulgaire de la prose, qui, par cela
même qu’il est à la portée de tout le*monde, a en quelque sorte profané la
science ; les faux ou demi savans n’auroient pas été exposés à dénaturer par leurs
erreurs les principes qu’ils n’étoient pas en état de comprendre d’eux-mêmes et sans
spatiosïùs proruat et excurrat, nullo sibi termino preefi-
ni to, Proeterea sciendum, tarn apud G rte cos quàiii apud
Latinos longè antiquioreni curam fuisse carminum quant
proste. Omnia enim priùs versibus condebantur, Proste
autem Studium sero viguit. Primus apud Groecos Pliere-
cydes Syrus soldtâ oratio ne scripsit, Apud Romanos autem
Appius Ctecus adversùs Pyrrhum solutam orationem
primus exercuit. Jam exhinc et cceteri prosam orationem
A .
condiderunt. Isidor. Hispalensis Origin. lib. I , cap. XXVI,
sect. x i i , Basileæ, ¡5 7 7 , in-fol.
( 1 ) Strab. Geogr. lib. 1.
(2 ) Voye^ le passage de cet auteur ci-dessus -cité,
Vaêe37S• ” - ¿ B E L ,
( 3 ) Plutarque, OEuvres morales, des Propos de table,
liv. v u , question 8, pag. 4*9» édition déjà citée.
Bbbi