
qu’il nous met au fait du pays & de fes différentes
fortes de fituations , qui font infinies & jamais
les mêmes , on apprend encore dans ce bel exercice
mille rufes & mille chofes qui ont rapport à
la guerre ; mais la principale eft la^eonnoiffance
des lieux qui nous forme le coup d'oeil , fans que
nous y prenions garde ; ÔL fi l’on s ’exerce à cette_
intention , pour peu de réflexions qu’on y ajoute,
on pourra acquérir la plus grande ÔL la plus importante
des qualités d’un général d’armée. Le
grand Cyrus eut moins Ion plaifir en vue , en fe
livrant tout entier à la chafle pendant fa jeuneffe,
que le deffein de fe rendre propre pour la guerre
ÔL la conduite des armées. Xénophon , qui a
écrit fa v ie , ne nous laiffe aucun doute là-deffus.
Il dit que ce grand homme allant faire la guerre
au roi d’Arménie , raifonnoit fur cette expédition
comme s’il fe fût agi d’une partie de chafle entre-
prife dans un pays de montagnes. 11 s’expliquoit
ainfi à Chryfante , un de fes officiers généraux
qu’il envoyoit dans les endroits * & dans les
vallées les plus difficiles , pour en gagner les
•entrées ôc les iffues, & couper la retraite à fes
ennemis. » Imagine-toi que-c’eft une chafle que
nous allons faire , & que tu as la charge dé demeurer.
aux toiles, tandis que je battrai la campagne.
Sur-tout, fouviens-toi qu’il ne faut point
commencer la chafle que les paffages ne foient
«occupés, & que ceux qui font en embufcade ne
doivent pas être vus pour ne pas effaroucher le
;gibier..............Garde-toi de t’engager dans le fort
du bois , dont tu aurois peine à fte retirer-, &
-commande à -tes guides qu’à moins d’abréger extrêmement
le chemin , ils te conduifent toujours
par les routes les plus faciles : car, en fait d’ar-
m é e , le plus beau chemin eft toujours le plus
'court. »
Que Xénophon art romanifé-cette hiftoire de
^Cyrus , pour nous donner un abrégé de fcienoe
•militaire traité hiftoriquement, peu nous importe,
f i tout ce qui a rapport à cette fcience eft vrai & 1
folide : il veut nous faire connoître que la chafle
mous mène à bien des.connoiffances ; que. c’eft un
•exercice honnête , & très néceffaire à ceux qui
dont nés pour commander comme pour obéir ,
-parce qu’elle nous rend plus propres à foutenir les
fatigues de la guerre, fortifie le tempérament &
/forme le coup d'oeil : car , une -eonnoiffance exaâé
•d’une certaine étendue de :pàys nous facilite celle
'des autres, pour peu qu’on les voie. -Il ne fe peut
«qu’ils m’aient quelque conformité entre eux * quoiq
u ’ils foient touts différents, & la parfaite con-
-moiffance deTun nous conduit à celle de l’autre,
^dit 'Machiavel dans fes difcours apolitiques. Au
«contraire , -ceux qui ne font point formés à cette
^habitude , ont beaucoup de peine à y parvenir :
-au lieu que les autres d’un coup d'oeil appercevoient
-l’étendue d’une plaine,l’élévation d’une montagne,
la grandeur & l’aboutiffement d’une vallée , &
-toutes -les -circonftanees des différentes natures du
terrëin, auxquelles ils fe font formés autrefois par'
beaucoup d’expériences & d’étude. Je ne perle
pas qu’aucun auteur ait traité cette matière que
celui que je Viens de citer ; le refte eft excellente
je vais le copier.
Rien n’eft plus vrai, continue-t-il, que ce que j’avance
ici : s’il en faut croireTite-Live , & l’exemple
qu’il nous cite de Publius-Décius, qui fut tribun dans
l’armée commandée par le conful Cornélius contre
les Samnites ; il arriva que ce général fe laiffa
pouffer dans un vallon où l’ennemi auroit pu le
renfermer : dans cette extrémité Décius dit au
conful, voyez-vous cette éminence qui commande
les ennemis ? C ’eft un pofte qui doit fervir a nous
tirer d’affaire fi nous ne perdons pas un feul moment
pour nous en rendre maîtres, puifque les
Samnites ont eu l’aveuglement de l’abandonner. Et
avant que Décius eut parlé de cette forte au conful-,
Tite-Live dit que Décius avoitapperçu au travers
des bois une colline qui commandoit le camp de
l’ennèmi ; qu’elle étoit affez aifée pour des foldats
armés à la légère. Q u e le -conful commanda au
tribun de s’en rendre maître , avec trois mille'
hommes qu’il lui donna ; ce qu’ayant heureuiement
exécuté, toute l’armée le fauva pour fe mettre aufli
en lieu de fureté , avec les troupes qu’il commandoit
; ordonna à quelques gens- dë le fuivre , pendant
qu’il y avoit encore un-refte de lumière , afin
de découvrir les endroits gardés par l’ennemi, &
^eux par où l’on pouvoit faire retraite ; & il alla a
la découverte babillé comme un -.{impie foldat,
afin que les Samnites ne s’ap.perçuffent pas que
c’étoit un des officiers généraux -qui battoit l’ef-
•trade.
Si Fan Fait -réflexion fur tout ce que Tite-Live
dit ic i , continue Machiavel, l ’on verra combien
il eft néceffaire à un bon capitaine de fçavoir juger
de la nature d’un pays car fi Décius n’eût pas eu
-cette eonnoiffance, il n’auroit pu fçavoir combien
il -étoit avantageux aux Romains de s’emparer de
cette hauteur , & il n’auroit pu voir de loin fi elle
étoit de facile ou difficile accès : quand enfuite il
en fut le maître, & qu’il étoit queftion d’aller rejoindre,
le conful, il n’auroit pu non plus découvrir
de loin les poftes que l’ennemi gardoit , & ceux
par où ils pouvoient taire retraite. Il falloit donc
àbfolument que Décius .fût fort intelligent dans ces
| fortes de chofes j car avec,- cette eonnoiffance il
fauva l’armée Romaine en s’emparant de cette
hauteur, & enfuite il trouva le moyen de fe délivrer
des ennemis qui Tenvironnoient dans ce
pofte.
Il y a très peu de gens de guerre capables de
tirer d’un fait hiftorique les obfervations qu’on
vient de lire dans ce paffage de Machiavel ; c’eft
tout ce que pourroit faire l’homme le plus con-
fommé dans le métier des armes. Je n’en fuis
nullement furpris, une étude profonde & réfléchie
de l’hiftoire nous mène néceffairement à une infinité
de connoiffances qui-nous mettent en état de
juger fainement & folidement de tout. L’étude de
la politique, dont l’hiftoire eft le fondement, eft
un puiffant moyen pour nous perfe&ionner l’ef-
prit ÔL le jugement. Les difcours politiques ÔL militaires
de cet auteur fur les décades^e Tite-Live ,
font un ouvrage immortel : & je trouve digne de la
curiofité des gens, de guerre , ÔL d’en être bien lu
ÔL bien médité. La vie de Caftrucio ,.un des plus
grands capitaines de fon fiècle, quoique peu connu,
n’eft pas moins admirable' : elle eft toute ornée
de' faits curieux, très inftruétifs, & pleins de réflexions
& d’obfervations militaires que peu de
gens de guerre fçavent faire , tant cet homme
avoit le génie tourné au métier ; hors un livre
de guerre de fa façon , qui ne lui fait pas beaucoup
d’honneur, quoiqu’il ait pillé Végèce , qu’il a très
mal travefti, il eft admirable en tout. 11 s’étoit
trouvé dans un temps où l’Italie étoit agitée de
tant de troubles & de guerres inteftines & étrangères,
qu’il ne faut pas être furpris qu’un homme
d ’efprit & de jugement, lçâvant d’ailleurs , ait été
capable d’uü fi bel ouvrage ; car , comme il fe
trouvait fur les lieux , il étoit en état d’avoir
d’excellents mémoires , & de confulter les officiers
qui s’étoient trouvés, dans ces guerres.
I V .
Le coup d’oeil réduit en principes & en méthode.
- Un général qui eft à la tête d’une armée doit
penfer, méditer fans cëffe & perpétuellement, foit
dans fon camp, foit dans fà marche , voir tout
par fes y e u x , s’il lui eft pofiible, ÔL jamais par
ceux d’autrui : il n’y en a pas, dit-on , de meilleurs
que ceux du maître. En effet, il eft prefque
impoflible à un général d’armée de bien régler
l ’état de la guerre , & de juger des deffeins de fon
ennemi, non plus que des Tiens propres , s’il n’eft
parfaitement inftruit du pays où il fait la guerre :
tout chef d’armée qui néglige une chofe fî importante
ne mérite point le nom de général. Les
foldats & les officiers de fon armée font difpenfés
de ce foin ; mais ceux de ces derniers qui veulent
avancer dans la fcience des armes , & qui veulent
pouffer au loin leur fortune, ne le font pas. On
ne regarde pas moins les grands feigneurs, dont
le nom fait fouvent tout le mérite , & leur donne
le droit de nous commander , que ceux qui fe
l’acquièrent uniquement par leur application ÔL par
leur courage : ceux-ci comme les autres qui veulent
ajouter à leurs titres , les vertus & le s qualités qui
peuvent les rendre capables de la conduite dès
armées , doivent néceffairement s’attacher à fe
former le coup d'oeil pour la guerre : c’eft là le
premier principe du général, il n’eft pas moins
çelui de l’officier particulier ; c’eft le feul peut-
être de la fcience des armes qui demande la plus
grande pratique , le,feul encore qui nous mène au
grand dé la guerre très facilement : il nous conduit
à tout.
Pour avancer & fe former dans cette connoii-
fance , il faut que notre imagination travaille conf-
tamment , à la guerre , à la chaffe, dans nos
voyages , ou dans nos promenades , à pied ou a
cheval. Dès qu’on eft arrivé dans un camp, on
doit examiner , en repos & dans l'a tente, la carte
du pays où l’on e f t , ÔL le pofte que 1 on occupe
avec beaucoup d’attention ; confiderer aufli ou.
l’ennemi eft campé ; fi l’une ou l’autre des deux
armées couvre fes places ; fi la ligne de commu-.
nication eft bien obfervée pour !a fuivre, Ôù
couler fur la même parallèle félonies mouvements
que chacun peut faire, ôc fi l’un peut fe faifir d un
pofte important plutôt que L’autre ; fi les deux
armées font affurées à leurs ailes , ÔL à quoi; fi
l’une peut entreprendre fur l’autre ; le chemin
qu’elle a à faire ; les obftacles quelle^peut rencontrer
dans fa marche ; le temps qu il lui faut
pour venir à nous , ou à nous pour aller a elle ■ ;
d’où chacune tirq^fes vivres ; fi nous pouvons
intercepter fes convois, ou fi elle peut nous couper
les nôtres ; fi nous faifons tels & tels mouvements
fur notre droite, ou fur notre gauche ; où eft-ce
que cela nous mènera; où eft-ce que nous irons
nous - mêmes , fi l’ennemi s’en ayife plutôt que-
nous, ou s’il remue fon camp d’une toute autre
façon. Rien de plus inftrucfif que c e la , ÔL rien
qui forme davantage l’efprit & le jugement : c eft
la logique militaire , au moins le commencement.
C ’eft ainfi qu’on médite d’abord fur la carte , mais
véritablement fur une idée fort confufe ; car la
! carte n’eft autre chofe que l’idée d’un=pays : il s’en .
I faut bien qu’on puiffe raifonner deffùs avec quelque
* certitude.
On forme un projet de campagne dans le ca~
binet, foit d’offenfive , foit de défenfive ; on con-
fulte la carte ; ç’eft prefque toujours l’oracle oh
l’on a recours : il feroit trop dangereux de s’informer
des gens qui ont une grande eonnoiffance
des lieux, cela leur feroit bientôt connoître les
deffeins que l’on a en tête'; on ne va donc
qu’au gros des chofes, le général fe réfervant
d’agir enfuite félon La nature du pays où l’on s’eft
déterminé de porter la guerre. Cela me femble
peu fûr & fo r t abrégé pour un projet de campagne
qui n’eft pas de petite importance.. On, ne fe
conduit pas ainfi dans les confeil.s lorfqu’on trouve
des généraux comme. M. de Turenne, M. le
* Prince , le maréchal de Luxembourg, qui raifon-
noient ÔL établiffoient l’état de la guerre fur la
eonnoiffance qu’ils avoient du pays :^ un projet
qui fort de telles mains, fort tout parfait, comme
je crois qu’il le feroit encore-pour La Flandre, ft
M. de Puyfégur l’avoit enfanté.
Un officier particulier qui n’eft pas initie dans
les miftèîes , & qui ne médite que p.our s inftruire
aux grandes' parties de la guerre, ÔL fe former le
coup d’oeil, n’a pas feulement l’avantage de raifonner
fur la carte , comme on fait à la cour ; mais
| il en a un beaucoup plus grand , qui eft d’êtrç