
vent expofé , lui dit fon fils , les difficultés du
commandement , 8c je les fens à préfent. Si je
confidère les chefs ennemis , il me ^paroîtroit
honteux de les craindre ; eux qui ne cherchent
a différer de leurs inférieurs que par de grandes
richefles, des repas plus abondants, un lommeil
plus long , & moins de fatigues. Je ne crois pas que
ce foit une vie molle 6c pareffeufe qui doive distinguer
un chef». Mon fils', répondit Cambyfe ,
il y a des fituations où Ton n’a point à combattre
les hommes, mais les chofes mêmes, 6c quelquefois
elles font plus difficiles à vaincre. Tu lçais que
ton commandement finiroit bientôt, fi ton armée
manquoit des chofes néceflaires. Cyaxare les promet
, dit Cyrus.— Ainfi , mon fils , ton efpoir
le fonde aux tréfors de Cyaxare ? Oui , mon
père.— Mais les çonnois-tu ? Nullement, répondit
Cyrus.— Et tu pars avec cet appui, fans connoître
I etendue de tes besoins 6c de tes dépenies; mais fi
les moyens lui manquent , ou fi les ayant il les
refufe , comment fera pourvue ton armée ?— Mon
père, fi vous connoifl’ez' quelques reffources dans
cette pofition, inftrui(ez-moi. Qui peut mieux les
trouver, continua Cambyfe, que celui qui a les
forces ? . Tu pars avec une infanterie que tu ne
changerois pas contre une autre plus nombreufe.
Elle fera fécondée par la cavalerie mède qui eft
excellente. Crois-tu qu’il y ait une nation voifine
qui ne vous fecoure pas , foit par crainte, foit par
bienveillance? Souviens - to i, fur-tout, de ne pas
attendre le moment du befoin pour te procurer le
néceflaire. Quand tu auras l’abondance , prévois
la difette. T u obtiendras alors plus facilement,:
tes troupes te refpederontV feront plus obéif-
fantes ; tu poflèderas plus facilement, lorfqu’on te
verra des forces fuffifantes pour fecourir ou pour
nuire.
Je me rappelle , dit Cyrus, que m’interrogeant
fur ce que m’enfeignoit celui qui me donnoit dès
leçons d’art militaire, vous me demandâtes s’il y
joignoit des préceptes d’oeconomie, parce que les
chofes néceflaires à la fubfiftance ne concernent
pas moins une armée qu’une famille, je répondis
qu’il n’en partait pas. Mais, ajoutâtes-vous, met-il
au nombre des foins du général l’entretien de la
force & de la fanté ? Non , vous dis-je, en aucune
manière.—Vous enfeigne-t-il comment on inftruit
les troupes à combattre , à faire la guerre ; par
quels moyens on excite l’ardeur & le courage du
foldat ; quelle adreffe on peut employer pour captiver
l’attention , 6c l’obéiflance ? Je vous dis alors
qu’on ne me donnoit que des leçons de tâ&ique :
vous fourîtes ■> 6c me continuant votre inftruêtion ;
que ferviroit, me dites-vous, Ja taâique fans les
vivres , fans la fanté , fans la force , fans la difci-
pline, fans la connoiflance des rufes de guerre ?
Vous me renvoyâtes pour ces objets à l’entretien
des officiers inftruits dans l’art du commandement.
Je l’ai fait, 8c j’ai appris, quant à la fanté , que
de même que les villes employoient des médecins,
les généraux en avoient pour les armées.
Mon fils, ait Cambyfe , les médecins reffemblent
à ceux qui réparent les vêtements déchirés. Le
plus excellent foin que tu puifles prendre pour la
fanté de ton armée , c’eft d’y prévenir les maladies
, en ne campant qu’en des lieux lalpbres , fur-
tout quand tu dois y refier longtemps. Mais il
faut aufli penfer aux moyens de conierver la
tienne. J’en connois deux,, dit Cyrus , la fobriété
&. l’exercice. -— 11 faut les employer aufli pour ton
armée.— En aurai-je le loifir?—-Non feulement le
loifir, mais le beloin. Il faut toujours occuper une
ar.mee, foit à enlever des avantages à l’ennemi ,
ou a, s’en procurer. On nourrit difficilement un
feul homme dansToifiveté, plus difficilement toute
une famille, 6c bien plus encore une armée. Les
chofes qu’elles confomment doivent être Amples ,
nombreules, 6c en abondance.
Quant aux exercices., dit Cyrus , il .me femble
qu’il faut propofer des combats 8c des prix. Alors ,
répondit Cambyfe, les mouvements des troupes
feront d’accord comme ceux des choeurs de mu-
fique : 8c, pour exciter leur courage par l’efpéraiîce
du fuccès , il faut être attentif à n’en jamais donner
de faufles. Lorfqu’on a fouvent trompé , on n’obtient
plus de foi , même en donnant de vraies
efpérances. On excite une meute de la voix en
voyant la bête, elle pourfuit vivement: fi vous
l’induifez fouvent en erreur , elle celle bientôt
d’obéir.
N ’y a-t-il nul autre moyen pour obtenir l’obéif-
fance que la récompenfe 6c la punition ? — Cette
voie , Cyrus, efi celle de la force. 11 en efi une plus
courte. Nous voyons les malades obéir à leur
médecin, les pafl'agers au maître d’un vaifleau ,
les voyageurs à leurs guides, touts les hommes à
ceux qu’ils croient plus capables qu’eux - mêmes
de leur procurer .certains avantages. S’ils croient
que l’obéiflance doive leur nuire en quelque chofe,
ils ne céderont en entier ni aux peines , ni aux ré-
compenfes. Celle donc qui efi volontaire, ne
s’accorde qu’au plus habile , 6c pour paroitre tel
aux yeux de fes inférieurs , il faut l’être en effet.
Que fert de le perfuader par des artifices ? La
première occafion vous dément, 6c il ne refte
que la honte de la vanité avec l’ignominie de l’im-
pofture. On évite l’une 6c l’autre en acquérant par
l’étude ce qui peut être fçu. Quant aux évènements
qui ne font pas en notre pouvoir , il faur
que l’entendement les préjuge. L’obéiflance a encore
un autre fondement non moins folide 8c
néceflaire, l’amour des inférieurs pour leur chef.
Il s’acquiert par les foins 8c les témoignages d’une
bienveillance univerfelle.
Voilà donc, reprit Cyrus, tnon armée inftruite,
exercée, obéiffante : le temps du combat n’eft-il
pas venu ?— Il l’e ft, fans doute, fi le fuccès paroît
certain 8c d’un très-grand avantage ; mais, plus je
me fentirois moi 6c mes troupes fupérieur à l’ennemi
9 plus je voudrois employer cette prudence
qui met en sûreté ce qu’on a de plus précieux.
J’emploierois dans l’invention , les combinaifons ,
la rufe, le ftratagême, tout ce qui pourroit augmenter
ma fupériorité.
. Cyrus ayant reçu ces inftruêlions , fe rendit
auprès de Cyaxare , 6c le pria de lui apprendre
quelles étoient les forces de l’ennemi, fes armes ,
fa manière de combattre , afin qu’ils pufient délibérer
fur les moyens de faire la guerre avec
fuccès.
« Croefus, lui dit Cyaxare , a dix mille chevaux ,
& plus de quarante mille archers ou peltaftes.
Artamas , prince de la grande Phrygie , n’a pas
moins de dix mille haftaires ou peltaftes, 6c huit
mille hommes de cavalerie. Aribée, roi de Capa-
doce , environ fix mille cavaliers, trente mille
archers ou peltaftes. L’Arabe Maragdus cent chars,
dix mille cavaliers, 8c un grand nombre de frondeurs.
11 eft encore incertain fi les Grecs d’Afie
entrent dans l’alliance. On dit que Gabée doit
l’embraffer avec les Phrygiens , voifins de l’Hellef-
p on t, 6c amener des plaines du Cayftre fix mille
chevaux 6c dix mille peltaftes. Quant aux Gariens ,
aux Ciliciens , 6c aux Paphlagoniens , on allure
qu’ils refufent leurs fecours. Le roi d’Affyrie aura
vingt mille chevaux, deux cents chars, 6c une infanterie
nombreufe. Ainfi l’ennemi aura foixante
mille hommes de cavalerie , 8t deux cents mille
d’infanterie. '
Je fournirai dix mille cavaliers ôc foixante mille
archers ou peltaftes : les Arméniens nos voifins
quatre mille hommes de cavalerie, vingt mille
d’infanterie. Quant à la manière de combattre , il
n’y a que des archers 6c gens de trait, foit dans
nos troupes, foit dans celles de l’ennemi.
Cyrus voyant que les Mèdes feroient inférieurs
en infanterie d’environ moitié, 6c en cavalerie
d’un tiers , craignit qu’en fe bornant aux armes
de j e t , le grand nombre n’eût l’avantage , imagina
d’y fuppléer par des a'rmes fupérieures. Il
conleilla donc à Cyaxare d’armer touts les Perfes
comme la troupe qui chez eux portoit le nom
d’komotimes, c’eft-à-dire, égaux en dignité, 6c qui
en étoit l’élite ; ceux-ci avoient des cuiraffes , des
boucliers d’ofier , des haches . ou des épées hachantes.
Il difoit qu’avec cette armure le petit
nombre combattroit de près, avec plus d’avantage,
& que celui de l’ennemi feroit d’éviter le choc.
Son avis fut fuivi, 6c ces armes diftribuées aux
Perfes.
L’ennemi ne paroiflant point encore, Cyrus employa
ce délai à fortifier fes foldats par les exercices
du corps, 6c à les animer aux actions de guerre
en leur enfeignant les évolutions des armées.
Comme il avoit obfervé que les hommes n’at-
îeignentkà la perfection que lorfqu’ils s’adonnent à
■ une feulé occupation, il ordonna aux Perfes d’abandonner
les armes de jet , 6c de ne s’exercer
qu’avec la cuiraffe, le bouclier 6c l’épée. L’émulation
fut excitée par des récompenfes. Il en offrit
au fimple foldat pour l’obéiflance envers fes chefs
la patience dans les travaux , l’ardeur à braver les
dangers, la confiance à garder fon rang, l’application
à fes exercices, le foin de fes armes, 6c le
defir de fe diftinguer ; au pentadarque ou chef
de cinq hommes, pour remplir touts les devoirs
d’un excellent foldat, 6c les faire obferver dans fa
divifion , de même au décadarque , Ôc ainfi de
grade en grade : la récompenfe d’un chef étoit
l’avancement aü grade fupérieur, 6c il en faifoit
efpérer de plus grandes pour les aétions importantes.
11 y en avoit aufli pour les troupes ôc les
divifions qui fe diftinguoient.
Gyrus donna une tente par troupe ou compagnie
de cent hommes, ôc voulut qu’ils vécuffentr
enfemble ; il y voyoit davantage de les attacher
plus étroitement enfemble par une vie commune ,
à l ’exemple des animaux qui, ayant eu les mêmes
pâturages, ne peuvent plus fe quitter ; de les accoutumer
par-tout au même ordre , de leur donner
. avec les moyens de fe mieux connoître une plus
grande crainte de fe dégrader aux yeux de leurs
compagnons, de les rendre plus doux entre eux
par l’habitude même d’être enfemble ; de leur faire
juger qu’ayant à la table des portions égales, ils
dévoient prendre une part égale au combat. Il
vouloit qu’avant de manger ils fe fuffent exercés
jufqu’à la fueur, pour entretenir leur fanté, fup-
porter mieux la fatigue , trouver les mets plus
agréables, 6c porter au champ de bataille plus
d’ardeur 8c de courage, en fçachant touts combien
ils s’y étoient préparés par ces exercices.
Il invitoit fouvent à fa table les Taxiarques ou
Centurions, quelquefois les officiers inférieurs, 6c
les foldats même, par divifions, pentades, décades,
compagnies entières. Cet honneur étoit
rendu à ceux qui faîfoient ce qu’il vouloit que touts
fiffent; 6c Cyrus, à ces repas, étoit fervi comme
touts les convives. Il faifoit donner aufli les mêmes
portions à ceux qui portoient fes ordres , parce
I qu’il ne regardoit pas leurs fondions comme in-
j férieures à celles des hérauts 6c des envoyés : elles
demandoient en effet de l’intelligence, de l’exactitude
, de la fidélité, de la promptitude, de la
docilité, de la fermeté.
Cyrus avoit donné à fes troupes les armes qu’il
croyoit les plus avantageufes. Il les accoutumoit
à en faire ufage : mais ce n’étoit point allez. Il
falloit encore leur prouver qu’elles . étoient les
meilleures. Le chef d’une compagnie la partagea
en deux divifions, 6c les amena au général. II
avoit armé l’une de cuiraffes, de boucliers, ôc de
groffes tiges de férules ; l’autre, de mottes de terre , 1' ôc lès ayant mifes en préfence, il donna le lignai.
Celle qui avoit les mottes dé terre , en fit pleuvoir
une grêle fur les boucliers, les cuiraffes, les cuiflès ,
j les jambes de leurs adverfaires : mais , lorfque
ceux-ci les eurent joints, le combat changea de
face, ils les frappèrent à leur tour, les mirent en fuite,
* 6c les pourfuivirent avec de grands cris, des huées
D ij