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etude , que ces livres ne quittent point vos mains ,*
nuit & jour feuitlcte£. A cette étude importante ,
le commandant en chef joindra encore les moyens
dont nous donnerons les détails, en parlant de la
manière de connoître le peuple qu’on veut vaincre.
§ . 1 V.
Connoijfance de fes fubordonnés.
« Ce qu’un fage général doit le mieux connoître
dit l’immortel Bôlîuet j appuyé fur l’opinion du
grand Condé, ce font fes foldats & fes chefs : parce
que fous un général qui connoît & les foldats &
les chefs comme fes bras & fes mains , tout éft
égal , v if & mefuré , & c’eft ce qui donne la
vitfroire. » Le général cherchera donc à pénétrer le
earaâère des principaux officiers qu’il a fous fes
ordres ; il aura appris quel eft leur genre de valeur
6 quels font leurs talents. S’il n’a pas acquis toutes
ees connoifïances , comment tirera-t-il de fes fub-
ordonnés le plus grand parti poflible. Confie-t-il,
par exemple , des entreprifes qu’il faut conduire
avec prudence à un officier-général dont le plus
grand mérite confifte en une valeur bouillante &
aveuglé ? Commet-il aux foins d’un homme glacé
par l’âge ou- lent par caraélère, celles qui demandent
une ame de feu & toute l’aêlivité de la - jeu-
neffe ? Remet-il un commandement confidérable
à celui qui n’a jamais porté fes regards au-delà
de la conduite d’un régiment ? Il ne pourra efpérer
de voir le luccès couronner fon attente ; de même
s’il ne donne qu’un foibîe détachement à celui dont
la vue rapide eft accoutumée à tout voir en grand ;
s’il emploie dans les confeils celui qui n’eft bon
que pour l’exécution ; s’il envoie un commandant
févère oh il ne faudroit montrer que de la douceur
; un chef indulgent où la fermeté fuffiroit pour
faire tout rentrer dans l’ordre , ne reflemblera-
t-il pas, fuivant l’ingénieufe comparaifon de M.
de Santa-Cruz, à l’homme , qui au lieu de tenir
l’épée par la poignée la prendroit par la pointe ,
& tourneroit ainfi contre lui - même le fer dont
il s’étoit armé pour fa propre défenfe ?
La néceffité de connoître parfaitement touts
fes fubordonnés a été regardée comme indifpen-
fable pour celui qui commande en chef, que quelques
généraux , des empereurs même, font def-
cendus jufqu’à connoître chacun de leurs foldats :
Othon connoiffoit touts les fiens , les appelloit par
leur nom , & cette connoiffance lui valut l’empire ;
Sévère avoit un état exaél de fon armée , & s’oc-
cupoit fouvent à le lire ; on peut voir encore , à
cet égard, la conduite fage que le célèbre Xéno-
phon faif tenir à fon héros.
De grands obftacles oppofent, je le fçais , à
l’acquintion de ces connoiffances, mais ils ne font
pas invincibles , puifque tant de grands capitaines
les ont furmontés; on n’a donc , comme ces hommes
célèbres, qu’à le vouloir avec confiance , qu’à le
| dévouer entièrement à fon métier , qu’à lui facri-
fier touts les inflants de loifir que la paix , les
vrais plaifirs & les vrais bèfoins laiflent au militaire
, & bientôt toutes les difficultés difparoîtront.
Pour apprendre à connoître fes fubordonnés,
le ~général s’informera d’abord à fes prédéceffeurs
des qualités des officiers qu’ils avoient fous leurs
ordres; il comparera enfuite le compte qu’on lui
aura rendu, & les découvertes qu’il aura faites
lui-même. Il s’entretiendra fouvent & librement
avec fes fubordonnés. Il fera rouler la converfa-
tion fur des objets intéreflants ; c’efl à fa table *
.fu r - to u t , qu’il pourra acquérir en ce genre les
connoiffances les plus étendues ; & pour connoître
enfin les objets auxquels chacun d’eux eft le plus
propre , il réfléchira attentivement fur la manière
dont ils fe feront comportés lorfqu’ ils auront été
charges d’exécuter des entreprifes égales ou fem-
blabies à celles qu’il veut leur confier ; leur conduite
dans ces circonftances eft l’indice le plus
alluré de ce qu’il peut attendre d’eux.
§• v.
Connoijfance de la nation qtiïl doit combattre1
AulTitôt que par un travail fuivi le général fe
fera inftruit dés intérêts & ' des états des princes,
affez pour fçavoir quels font les ennemis naturels
& néceffaires de la nation à laquelle il
doit commander ; il cherchera à pénétrer leur ca-
raêlere militaire , leurs paffions, leurs vertus, leurs
goûts & leurs vices; en un mot, il fera fur ces
peuples les mêmes études qu’il aura faites fur celui
dont il eft le général ,* mais il le fera dans des vues
tout - a - fait oppofées à celles qui l’ont engagé à
etudier fa nation ; car il doit ne faire aucune des
démarchés que fon -ennemi voudroit qu’il fit , &
ne manquer jamais à celles que fon ennemi pour-
roit fouhaiter qu’il ne fît pas.
Pour connoître la nation qu’il doit combattre ,'
le général fuivra la voie que nous avons indiquée
pour étudier le peuple auquel il commande. -Mais
comme les connoiffances que lui fourniroit l’hif-
toire pourroient être infuffifantes à certains égards ,
il y joindra celles que procurent des voyages faits
avec foin ; s’il lui eft impoffible de voyager, il recherchera
avec foin la converfation des perfonnes ,
qui , par un long féjour dans le pays qu’il a intérêt
de connoître , ont eu le temps d’acquérir les lumières
qui lui manquent.
Mais il en eft des voyages comme de touts les
autres moyens d’inftruêtion ; fi on n’adopte pas un
ordre méthodique ; fi on ne fait pas toutes les réflexions
que demande le genre d’étude auquel on
fe livre ; fi on ne fuit pas de bons guides , on ne
fait en voyageant qu’augmenter fon amour-propre ,
& l’on n’acquiert que l’impoflibilité de s’inftruire à
l’avenir. Nous n’entrerons pas dans le détail des
avantages que les militaires d’un ordre éminent
peuvent tirer de leurs voyages ; nous donnerons
feulement une notice des diverfes chofes qu’ils doivent
obferver dans les pays qu’ils parcourent. Quelques
unes des obfervations que nous allons indiquer,
pourront paroître fuperflues ; mais comme
il importe de connoître à fond le peuple qu’on
veut combattre , & comme le trait le moins Taillant
, en apparence , influe quelquefois beaucoup
fur la reffemblance d’un portrait , nous croyons
ne devoir'en négliger aucun.
La conftitution militaire doit fixer les premiers
regards du guerrier obfervateur : il doit chercher
a connoître le nombre des combattants que la
nation a continuellement fur pied , & la quantité
dont elle peut l’augmenter ; la proportion entre
les differentes armes ; la manière dont chacun des
corps eft conftitué, difcipliné , armé , équipé ,
habillé & compofé ; fes ordonnances; fes régle-
mpnts ? fes ufages ; fes peines j fes récompenlés
militaires ; les qualités morales & phyfiques des
hommes ; la formation habituelle & accidentelle
des troupes ; les moyens qu’elles emploient pour
pafl’er de l ’une à l’autre ; leurs exercices &
leurs manoeuvres ; enfin , les places de guerre &
touts les établiflements militaires. On cherchera
enfuite à reconnaître les frontières , les rivières .
les chemins , les montagnes , les vallées, les gorges
& les autres objets que la campagne préfente ; les
qualités du climat, la durée &.la température des
faifons ; la nature des maladies & les remèdes les
plus ufités ; le gouvernement, la population , le
commerce, les richeffes, la quantité , la qualité
des beftiaux ; les habitations -, les plaifirs , les
mets, la boiffon ordinaire, les arts & les fciences.
Tels font les objets que le militaire doit obferver
quand il voyage chez une nation qu’il lui importe
de connoître , & il ne peut efpérer de.remporter
fur elle de grands avantages s’il a négligé quelques-
uns de ces détails , qui, tout minutieux qu’ils parodient
, ne font pas toujours fuffifants. Voyez
Seél. I I , § . H ; 1
§ . V I.
Connoijfance du général ennemi. N
Toutes les connoifïances que nous venons d’indiquer
, & toutes celles dont on pourroit parler
encore , deviendront inutiles au commandant en
chef, s’il ne connoît parfaitement le général qui
lui eft oppofé : par cette connoiffance , il*devinera
aifément tout ce que lé chef ennemi doit entreprendre
contre lu i , & comment il l’exécutera ;
par là , il pourra aller au-devant de fes defleins, &
les rompre ; il pourra en former lui-même, dont
• la réuffite fera d’autant plus allurée, qu’il les aura
calculés d’après des idées plus faines.
Mais quelles font les connoifïances que le général
vdoit acquérir fur le compte de fon adverfaire ? Il
doit connaître l’étendue de fon génie , fes qualités
morales & phyfiques, fon genre de valeur, fe
talents, fon caractère, fes goûts , fes paffions, &
jufqu’à fes caprices ; en un m o t, le général doit
connoître le chef qu’il a en tê te , comme il fe
connoît lui-même; & nous avons tâché de montrer
dans le § 1er touts les rapports fous lefquels il
importe au commandant d’une armée de s’étudier
foi-même : mais , pour mieux prouver la néceffité
d’acquérir la connoiffance dont nous nous occupons
actuellement-, nous allons rapporter quelques
exemples qui en feront fentir touts les avantages.
Le vicomte de Turenne affiégeoit Cambrai;le
grand Condé vouloit introduire du fecours dans
la place. Pour l’en empêcher, M. de Turenne pofta
d’abord l’aîle droite de fa cavalerie fur une des
grandes avenues de la v ille ; mais deux heures
après ayant fait réflexion que le vainqueur de
Rocroi étoit trop habile pour fuivre en pareille
rencontre un grand chemin plutôt qu’un petit fen-
tier, il dépofta fa cavalerie & la plaça fur une
petite avenue. Le prince, de fon côté, jugeant
bien que le maréchal auroit fait cette réflexion,
partit avec trois mille chevaux , fuivit le grand
chemin , & entra dans Cambrai fans éprouver
prefque aucune difficulté. Ainfi la connoiffance
du général qu’il avoit en tête fervit plus au prince
de Condé que n’auroit pu faire toute fa valeur.
Le vicomte de Turenne commit une faute, dira-
t-on , peut-être ; en garniffant le fentier il n’auroit
pas dû dégarnir la grande route. Si cette conduite
fut une faute, ( on doit être circonfpeêl à blâmer les
grands hommes ) , que cette faute ferve à notre inf-
truelion , qu’eîle nous apprenne qu’on ne doit jamais
allez compter fur les paffions, fur l’ignorance ,
ou même fur les lumières du général ennemi pour
ne pas fe conduire d’après les règles diêlées par
la prudence ; que cette faute nous apprenne encore
qu’on doit toujours craindre de voir fon ad-
verfaire faire une fois des réflexions fages; dompter
fa paffion dominante dans une occafion décifive ;
ou recevoir un Jxm confeil & en profiter. Oui ,
l’homme lent & circonfpeêl peut devenir aclif &
entreprenant ; le fçavant peut faire une fauffe démarche
, ou parce qu’il eft mal inftruit, ou parce
qu’il eft obligé de hafarder le tout pour le tout.
C ’eft ainfi qu’à Denain une faute qui àuroit dû
faire effuyer au maréchal de Villars la défaite la
plus complette , lui fervit à remporter une viêloire
fignalée. Comme le prince Eugène étoit perfuadé
que ce général habile ne hafarderoit pas une manoeuvre
auffi délicate que celle de traverfèr une
rivière ayant l’ennemi fur fes flancs , il ne crut
que les François tentoient le paffage de l’Efcaut
que quand il ne fut plus temps de les en empêcher.
Mais fi l’opinion que le prince Eugène avoit conçue
de fon adverfaire l’a empêché une fois de profiter
d’un moment avantageux, en combien d’autres
circonftances cette connoiffance ne lui a-t-elle pas
ete utile ? Une des maximes militaires de ce grand
homme etoit, qu'ayant d'entrer en campagne, un
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