
général doit èonnoître à fond le Caraftere des généraux
ennemis. Auffi , pour y parvenir , quoiqu’il
fu t , dit fon hiftorien , plutôt taciturne que grand
parleur, lorfqu’il tenoit quelques prisonniers , ou
qu’il voyoit quelques étrangers, il leur faifoit adroitement
une infinité de queftions fur les forces de
leurs pays refpeéfifs, fur la difcipline des troupes ,
6c principalement fur le génie & les talents de
ceux qui les commandoient. Àinfi Eugène apprécia
bientôt les talents ôc les qualités des différents
généraux de l’Europe ; ôc dans toutes fes guerres
contre les Turc s , il connut toujours mieux leurs
généraux que le fultan lui-même ne les connoiffoit.
Parmi la foule d’exemples qu’on pourroit citer à
l ’appui de cette vérité , nous nous contenterons
rie celui que nous offre le fiège de C o n i, dans
la guerre de 1691. Le Marquis de Feuquières affié-
geoit C o n i, & touchoit au moment de fe rendre
maître de la place , lorfqu’il reçut ordre de M. de
^Catinat d’aller relever la garnifon de Cafal. Le
Prince Eugène q u i, pendant la durée du commandement
de Feuquières , n’a ofé employer ni la rufe ,
s i la force ouverte, parce qu’il fçait bien qu’il a
affaire à un général auffi habile qu’intrépide, le
prince Eugène, dis-je, averti que le commande-
md’nt de l’armée affiégeante refte entre les mains
du marquis de Bulonde , qu’il connoît pour un
Îietit génie, extrêmement crédule 6c facile à s’alarmer
, forme auffitôt le projet de lui faire lever
le fiège , 8c affure le duc de Savoie qu’il délivrera
bien-tôt la place ; mais , comme il aime
mieux encore , ( car c’étoit un de fes principes ) ,
■ réuffir par la rufe que par la force ouverte , il
emploie- le ftratagême que .nous allons rapporter ,
ilratagême qu’il imagine d’après la connoiffance du
général ennemi. Il écrit une lettre au Marquis de
Ta Rovere, commandant de la place : il lui marque
qu’il vient à fon fecours avec un corps d’armée »
ik qu’il efpère, dès le lendemain , attaquer kg
affiégeants dans leurs lignes ; il le prie de tout
difpofer de fon côté pour faire une fortie générale
pendant qu’il fera aux prifes avec l’ennemi. Il
donne cette lettre à un payfan, à qui il ordonne
de faire toute, la diligence poffible pour la porter
au gouverneur. Cet homme ne manque pas, comme
Eugène l’a prévu, d’être arrêté par des partis François
; on trouve fur lui la lettre du général ennemi ; on
da remet à Bulonde ; à peine l’a-t il lue, qu’il fe livre-
aux plus vives inquiétudes ; il ne donne plus fes
ordres qu’en bégayant ; il ne fonge qu’à lever le fiège
ôc à hâter fa retraite. Ni une lettre d’avis qu’il avoit
reçue de M. de Catinat, ni une défenfe expreffe d’abandonner
lç fiège, ni un fecours confidérable &
.certain que fon général lui annonce , rien ne peut le
raffiner, rien ne peut le retenir ; il ordonne de plier
bagage , 8c à peine l’armée a-t-çlle détendu, qu’il
fiait battre aux champs, abandonnant fon artillerie ,
fies munitions 8c une partie de fes équipages.
A in fi, fans effufion de fang, & par la feule
«çnnqiffiinçç du général «juif avoiç le gri&qg
Ëugêfté fit leVéf aux François le fiègè de Gofli I
obligea Catinat à repaffer le P ô , 8c battit fon arrière#
garde au paffage de cette rivière.
Pour apprendre à connoître votre adverfaire j
fuivez l’exemple du prince dont nous venons de
parler : entretenez-vous des qualités des chefs ennemis
avec les étrangers, les prifonniers, le$
déferteurs ; dans vos voyages, cherchez à lier
connoiffance avec les militaires qui , par leur»
talents ou la faveur dont ils jouiffent, peuvent
prétendre au commandement des armées ; étudiez
leur caractère , leurs moeurs ; en un mot, tâchez
d’être inftruit d’avance , 6c pendant que cela eft
facile , de tout ce que vous feriez bien-aife de
fçavoir pendant la guerre. Si la campagne s’ouvre
avant que vous ayez pu connoître le général ennemi,
ne vous découragez point ; vous pourrez encore
le pénétrer. Pour y parvenir, prenez toutes les
informations qu’il vous fera poffible de recueillir
auprès des officiers habiles qui auront fervi fous
fes ordres ou qui auront été à portée de l'étudier 5
fçacbez par vos efpions quelle eft fa manière de
vivre ; découvrez comment il s’eft conduit pendant
les loifirs de la paix ; faites faire à votre armée
quelque petit mouvement ; obfervez les manoeuvres
qu’il fait faire à celle qu’il commande , la manière
dont il choifit 6c difpofe fon camp ; réfié chiffez
fur toute fa conduite, 6c bientôt, comme le grand
Sobieski, vous découvrirez fi votre adverfaire eft
timide ou hardi , ignorant ou fçavant , lent ou
t f t i f , prudent ou inconfidéré ; 6c dirigeant vos
opérations d’après cette connoiffance, vous vaincrez
, parce que connoître le génie du général qnne-
m i, 6c celui de la nation qu’il commande , c’eft a
dit M , çk Turpin, l’art de vaincre Vun ôc l’autre*
§ . V L
'Connoiffance des généraux fubalternes*
Mais le prince Eugène ne fe bornoit pas à co&
noître le commandant en chef de l’armée qu’il
avoit en tête ; il étudioit auffi les généraux fubal-
ternes, 6c cette étude lui fut fouyent utile. Dans
la campagne de 170 1 , au combat de Carpi, il fait
paffer l’Adige à une partie de fon armée, au-deffous
de Labadia , & à la faveur des foffés dont ce pays
eft coupé , il fe pofte de manière à ne craindre ni
M. de Catinat, ni M. de Teffé , ni M. de Saint*
Fromont, 6c par fa pofition il fe trouve à porté#
ds combattre celui des deux derniers officiers-généraux
qu’il lui plaira }. mais, quoiqu’il puiffe aifé-
ment attaquer le comte de Teffé à Légnana, il
préfère de tomber à Carpi fur M. de Saint-Fromont,
qu’il fçait être très inférieur en connoiffances militaires
au comte de Teffé. En 1706 , au paffage d$
la même rivière, 8c au même endroit, il Fe conduifit
de la même manière. Il en ufa de même au paffag«
de l’Efcaut, en 1708 ; car , pouvant tenter facilement
k paffage de cefte rivière (fil côté jjp Pottes ,
qui étoit, fans doute', le côté le plus aîfé , 8c oh
le marquis de Guébriant étoit avec un corps de
troupes affez médiocre , il aima mieux attaquer le
côté de Berken qui paroiffoit impratiquable.
Les avantages que le prince Eugène 8c mille
autres généraux ont retirés de la connoiffance des
commandants fubalternes fon t, fans doute , plus
que fuffifants pour démontrer la néceffité de cette
connoiffance.
Quant à la manière de l’acquérir, nous renvoyons
à ce que nous avons dit dans le paragraphe
précédent.
| Quoique jûfqu’ic i, nous ayions paru ne nous
adreffer qu’au commandant en chef , les militaires
fubalternes ne doivent pas imaginer qu’ils puiffent
impunément négliger les connoiffances dont nous
venons de nous occuper ; dans quelque rang qu’ils
foient placés , comme ils doivent toujours afpirer
à commander les armées, ils doivent auffi chercher
toujours à acquérir les connoiffances qui peuvent
leur faire remplir avec gloire la place élevée de
général. Qu’on fe garde bien de condamner cette
ambition , loin d’être blâmable elle eft noble ,
utile 6c même néceffaire : elle eft noble parce qu’elle
annonce de l’énergie , de la grandeur d’ame, 6c un
amour violent de la gloire ; paffions dont on doit
defirer que touts les guerriers foient animés ; elle
eft utile , parce que bien commander eft un art qui
demande de longues études , 8c des réflexions qu’on
ne peut faire au moment de l’exécution; elle eft
utile encore, parce que l’homme qui ambitionne les
honneurs du commandement, fe livre néceffaire-
ment tout entier à chacun des emplois qu’il occupe
pour en mériter de plus relevés. Elle eft néceffaire ,
parce qu’il faut pour exécuter de, grandes choies ,
fe propofer un but qui par fon éloignement exige
de grands efforts ; elle eft néceffaire enfin, parce
que le defir d’atteindre à ce terme anime toutes
les facultés de notre ame , 8c par là fait de nous
des hommes nouveaux. Mais indépendamment de
ces motifs , la connoiffance de foi-même eft encore
néceffaire aux militaires de touts les grades ; elle _
fait voir à l’officier fubalterne s’il eft né avec cette
portion de courage propre à lui faire furmonter les
difficultés les plus grandes , fupporter les fatigues
les plus v iv e s , 6c braver les périls les plus éminents
; elle lui découvre s’il eft doué de cette
fermeté , de cette intrépidité d’ame ; vertus feules
capables de l’élever au-deffus des grands dangers.
Elle lui apprend encore à juger fainement du genre
auquel il doit s’adonner, de l’efpèce de fervice qui
lui convient le mieux, 6c de l’emploi auquel il eft le
plus propre.
Ainfi la connoiffance de foi-même eft néceffaire
à l’officier particulier dans une infinité de circonf-
tances ; mais la connoiffance du coeur humain eft-
e lk moins indifpenfable pour lui ? N’a-t-il pas fans
ceffe à vivre avec des hommes ? Toutes les fois
qu’on a des intérêts à ménager 6c à difcuter avec
eux , toutes les fois qu’on veut leur faire adopter
Art militaire• Tome IU
des opinions nouvelles , ou modifier celles qu’ils
ont, combien d’art ne faut-il pas employer r Et
cet art ne dépend - il pas de la connoiffance du
coeur humain ? D ’ailleurs touts les militaires répondant
de la troupe qui leur eft confiée, ils doivent
influer autant fur fes volontés, fes penfées 6c fes
aélions que le général fur l’armée entière. Comment
y parviendront-ils s’ils ne connoiffent parfaitement
leurs fubordonnés ?
Des principes que nous venons d’établir , 8t
dont on ne p eut, ce me femble , contefter la
vérité, découle naturellement pour touts les militaires
la néceffité de connoître le cara&ère , les
moeurs 6c la valeur de la nation qu’ils fervent ;
de celle qu’ils ont à combattre, 6c du général qui
la commande. Des mêmes principes naît auffi pour
eux le befoin d’étudier leurs principaux fubordonnés
: enfin, d’acquérir pendant les loifirs de
la paix & toutes les connoiffances dont nous venons
de nous occuper , 6c toutes celles dont nous parlerons
dans la fécondé feérion de cet article.
Connoiffances relatives aux fciences & aux arts•
Obliger par des* viétoires les ennemis de l’état 2
réparer les injuftices qu’on peut leur imputer ; les
forcer d’accepter les j uftes conditions qu’on a droit de
leur impofer ; 6c, pour les amener à une paix folide
6c durable , employer les moyens les plus prompts
8c les moins difpendieux en hommes 6c en argent ;
tel eft le devoir du général d’armée. P eu t-il ef-
pérer de fournir avec gloire cette carrière immenfe,
peut-il fe flatter de voir fes entreprifes couronnées
par le fuccès , s’il ne furpaffe en connoiffances
militaires le général ennemi qui lui eft oppofé ?
La viftoire dépend davantage des combinaifons
de celui qui commande, que de la valeur de ceux
qui combattent. Cette propofition eft une vérité
pour ries hommes verfés dans la connoiffance de
î’hiftoire ; mais comme elle doit avoir pour détracteurs
touts ceux qui aiment mieux parvenir au
commandement par des moyens ferviles 6c honteux
, que par la voie noble 6c glorieufe du fçavoir
6c du mérite ; 8c que leurs clameurs réunies pour-
roient étouffer, ou affoiblir la voix de la vérité ;
nous allons montrer par des faits hiftoriques que
dans touts les temps ôc chez touts les peuples, la
I viftoire a fuivi plus fouvent les drapeaux bien
guidés que les diapeaux nombreux. Aux preuves
tirées de l’hiftoire , nous aurions pu joindre encore
l’autorité des écrivains célèbres ; mais à quoi nous
auroit-il fervi de recueillir leurs opinions, on nous
auroit obje&é certainement que dans touts les temj s
les livres ont été faits par des fçavants , qui avoient
un grand intérêt à tout accorder à l’étude ôc à la
fcience : ainfi , nous nous fommes bornés à appuyer
la propofition que nous venons d’avancer
fur le témoignage de l’hiftoire.
Pour prouver par des faits que les connoiffances
militaires des généraux ont influé de la manière
la plus forte fur les fuccès des armées , nous ne
A a a a