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de l’empire Ottoman : il rapporte que les Turcs
tâchent à faire la paix dès qu’ils ont conquis une
province, afin de pouvoir mieux s’y établir &
avec plus de fûreté qu’ils ne fçauroient faire pendant
les troubles de la guerre.
La fécondé raifon eft que fouvent, pour conferver
un vafte pays conquis , on dépeuple les
anciens états du prince , qui perdent leur plus
grande richeffe quand on diminue le nombre de
leurs habitants. C e ft pour cela que plufieurs ont
confeillé fagement aux rois d’Efpagne de vendre
ou d’abandonner certains pays éloignés qui obligent
de tirer d’Ëfpagne tant d’hommes qu’on y fait
palier. « Ce n’eft pas , difoit Périclès aux Athéniens.,
des champs & des maifons de campagne
dont il faut pleurer la perte , mais celle des
hommes , parce que ce ne font pas les biens
qui jouiffent des hommes, mais les hommes.qui
jouiffent'des biens».
Enfin, pour une troifième raifon, je dis avec
Quinte-Curce qu’il eft difficile de conferver un
empire trop vafte, & qu’il eft dangereux dlétendre
trop loin les conquêtes.
Des moyens de fe conferver un prince neutre jaloux
des conquêtes.
Si , malgré les précautions dont je viens de
parler, vous vous appercevez qu’un prince neutre
a quelque deffein de s’oppofer à vos conquêtes,
tâchez de l’entretenir par l’efpérance de vouloir
faire la paix ; & pendant que vous différez adroitement
à la conclure, pourfuivez vivement vos
conquêtes, & mettez en bon état de défenfe celles
que vous avez déjà faites : tâchez en même temps
de gagner , par des préfents, les miniftres des
princes neutres, afin qu’ils diffuadent leurs fou-
verains d’en venir à une guerre , ou qu’ils retardent
du moins les préparatifs néceffaires pour la commencer.
Si touts ces expédients deviennent inutiles,
offrez au prince neutre une partie des conquêtes
que vous avez faites, ou quelque autre pays^ qui
lui convienne , parce qu’ordinairement les intérêts
d’état font la bafe des amitiés des princes.
Pendant que Lonis X I , roi de France, entre-
tenoit les Anglois, par des efpérances réitérées ,
de donner la paix à la ducheffe de Bourgogne, il
gagnoit, à force d’argent, les miniftres d’Edouard ,
roi d’Angleterre, qui ne prêta pas du fecours à
cette ducheffe ; & tandis que Louis X I prenoit
peu à peu toutes fes places, il flattoit Edouard de
l ’efpérance de marier le dauphin avec fa fille, &
d’employer fes armes pour le, mettre en poffeffion
du comté de Flandres. Cependant le roi de France,
qui ne penfoit nullement à conclure le traité, ne
perdoit pas un moment pour achever la conquête
entière de la Bourgogne. Dans cette même vu e ,
Louis X I gagna encore, à force d’argent, les
miniftres de Sigifmond , duc d’Autriche , pour
l’empêcher de donner du feçours a Maximilien fon
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couftn, déjà marié avec la ducheffe de Bourgogne.
Au refte, je fuppofe que le miniftre du prince
neutre que vous tâchez de gagner rend fervice à
fon prince , en le diffuadant adroitement de^ la
guerre, parce que la confcience pourroit être
bleffée, fi vous le follicitiez pour lui' faire trahir
les intérêts de fon maître.
Si la guerre que vous faites eft jufte, celle par
conféquent dont le prince neutre vous menace eft
injufte ; & s’il n’y a pas moyen de l’éviter qu en
lui cédant quelques pays, offrez-lui celui qui, par
fon étendue &. par fa richeffe, peut iatisfaire Ion
avarice, mais qui, par le defaut de places, par
le génie des habitants & par fa fituation, puiffe
- vous donner plus de facilite pour le prendre ^
lorfque, débarraffé de cette guerre , votre fouve-
rain aura un motif légitime de recouvrer par la
force les terres cédées par néceffité.
Stenon Stur, gouverneur & prote&eur de la
Suède, fe vit obligé de céder quelque pa^s à
Ibare Affelfon , pour l’engager de ^rendre à la
couronne de Suède la province de Finlande qu’il
occupoit. Pour y réuffir, Stenon fe montra libéral
à l’égard d’ibare , & lui donna Stechebourg ,
Geftric, l’Angermanie, Encoping, &. plufieurs
autres terres importantes, mais fituées de telle
manière, qu’il lui étoit beaucoup plus aifé de les
recouvrer quand il voudroit, que de reprendre la
Finlande par la force des armes.
Des occafions dans lefquelles il faut dijjimuler d avoir,
: connoijfance des fecours fecrets qu’un prince neutre
donne aux ennemis.
J’ai dit comment il faut éviter d’exciter , par
vos conquêtes , la jaloufie des princes neutres, &.
comment il faut fufpendre l’inimitié de celui qui,
malgré toutes vos précautions, commence a ne
pas les voir de bon oeil ; mais comme les effets
ne répondent pas toujours aux mefures que l’on
prend, fur-tout lorfque les intérêts font différents,
il peut arriver qu’un prince yoifin, fans vous de**
clarer la guerre, donne aux ennemis des fecoürs
fecrets en argent, en vivres , & c . ou qu il refufe
de condefcendre à certaines chofes q u i, quoiqu’elles
ne foient pas entièrement contraires à la
neutralité, vous privent de quelques avantages ;
ou peut-être ce prince veut fe conferver exactement
neutre. Il s’agit donc a prefent d examiner
s’il eft à propos de le forcer par les arpies à fe déclarer
& prendre parti ; ce qu’il n’eft pas poffible
de réfoudre, à tïioins que d’en venir a certains
détails ou je vais entrer; car la neutralité peut etre
regardée comme avantageufe dans quelques occafions',
& comme contraire dans quelques autres.
« Celui qui n’eft pas pour m oi, dit S. Matthieu,
eft contre moi » ; & félon S. L u c , « celui qui n eft
pas contre vous eft pour vous ».
Je prouve ailleurs , par l’exemple du duc
d’Arcos , qu’il faut diflimuler l’offenfe des fujets
rebelles
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rebelles jufqu’à ce que les troupes que vous attendez,
pour les fubjuguer fans péril, foient arrivées
, ou qu’à l’ombre d’un peu de paix vous
puiffiez garnir les places, les châteaux ÔC les citadelles
qui ne le font pas.
Les mêmes réflexions que j’ai faites alors,
peuvent vous fervir pour ne pas témoigner un
prompt reffentiment d’un fecours fecret qu’un
prince neutre donne aux ennemis, fi les frontières
de vos états , qui regardent les fiens, font dégarnies
, ou fi vous ne vous trouvez pas avec des
forces fuffifantes pour vaincre votre principal ennemi
& fon fecret allié.
Çæfar fçavoit parfaitement que les Gaulois fe
préparoient à faire ligue avec les Allemands ; il
fit pourtant femblant de l’ignorer, parce qu’il ne
fe crut pas affez puiffant pour battre les forces
réunies d’Allemagne des Gaules ; il continua
donc à faire paroître de la confiance pour les
Gaulois, jufqu a ce qu’ayant vaincu les Allemands,'.
il tourna fes armes contre les premiers.
Louis X I , roi de France, qui ne voulut point
faire étudier Charles VIII fon fils , avoit coutume
de dire qu’il feroit affez fçavant, pourvu qu’il
apprît bien cette maxime : ne fçait pas régner qui
ne fçait pas dijjimuler.
Polybe, parlant de Caïus-Pompilius, ambaffadeur
de Rome , qui fe trouva à l’affemblée d’Achaye ,
quand Proandre Etolien falloir valoir les fervices
qu’il avoit rendus au peuple Romain, s’exprime
ainfi : « il lui applaudit & approuva tout ce qu’il
avoit d it, quoiqu’il connût parfaitement fa haine
contre Rome ».
Lorfque l’offenfe des princes neutres eft fi claire
qu’il n’y a pas lieu de pouvoir faire femblant de
l’ignorer, & qu’il n’eft pas à propos de rompre
avec eux , attribuez cette offenfe à quelque dé-
fordre de leurs troupes , ou à la paflïon de quelqu’un
de leurs généraux ou de leurs miniftres ,
contre qui vous ferez éclater vos plaintes ,N en les
accompagnant de paroles qui marquent de la
confiance envers leur fouverain.
Les Indiens de Cholula, follicités fous main par
1 empereur Montezuma, cherchoient l’occafion de
dreffer des embûches à Fernand Cortès , peur exterminer
fon armée , en le recevant dans leur ville
comme ami , ainfi que Montezuma lui-même fai-
foit^ femblant de l’être. Cortès découvrit la
conjuration, & quelques-uns ayant déclaré qu’elle
avoit ete formée par l’ordre de Montezuma, il
les fit punir comme faux accufateurs de leur
prince ; & quoiqu’il y eût des miniftres de l’empereur
avec Cortès, ils n’osèrent fe plaindre de
ce châtiment, de peur de confirmer l’accufation
contre le fouverain. Cortès, fous prétexte d’avoir
voulu difculper Montezuma, trouva grâce auprès
de lui, par rapport à l’offenfe qu’il lui avoit
.atte en puniffant cette ville, & en exerçant une
juridiction de maître dans l’empire-du Mexique,
« e vous, déclarez pas contre un prince neutre ,
Art militaire• Tome 11*
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qui,- pour petit qu’il fo it , pourra par des enchaînements
d’intérêts, par une ligue, ou par les
alliances du-fang , engager un autre prince neutre
plus puiffant à lui donner du fecours.
A peine les Saguntins avoient eu l’idée de s’oppofer
aux deffeins d’Annibal, qu’il fufpendit touts
les projets qu’il avoit formés contre eux, parce
que Sagunte étoit alliée de Rome & fous fa protection.
Annibal, fans avoir auparavant beaucoup
avance fes conquêtes , ne vouloit pas donner ouvertement
aux Romains une occafion de déclarer
la guerre aux Carthaginois.
11 importe encore de diflimuler l’inimitié fecrète
d’un petit prince neutre , lorfque fes états font
tellement fitués qu’avec peu de troupes il peut
incommoder le paffage de vos convois, à la'faveur
des payfans , accoutumés à faire la guerre
dans un pays rude, ou à la faveur des places qui
dominent les gués ou les ponts fur les grandes
rivières qu’il faut traverfer, fur-tout lorfqu’il ne
vous eft pas aifé de pouvoir prendre en peu de
temps ces places.
Ce fut principalement cette confidération de fe
conferver un paffage libre pour les convois, qui
porta les confuls Romains, M. Valerius & M. Q&a^
vius, à faire l’alliance avec Hieron, roi de Syra-
cuf e , quoiqu’alors les armées de Rome n’euffent
rien à craindre ni d’Hieron , ni des Carthaginois
fes alliés.
Ce que je vais dire vous donnera encore à
connoitre dans quelles autres occafions il faut dif-
fimuler à l’égard du prince qui, fous l’apparence
d’une neutralité, vous rend certains offices d’ennemis.
Des circonflançes dans lefquelles il faut obliger le
prince neutre à fe déclarer & à prendre parti.
Souvent les princes neutres, par le defir de
s’aggrandir , ou par averfion de voir aggrandir
les autres , tâchent d’arrêter tout d’un coup les
progrès du vainqueur , ou de s’enrichir fur les
ruines du vaincu.
Quelquefois, fans que l’intérêt ni' la jaloufie
s’en mêle, le génie timide d’un prince neutre eft
caufe de la ruine entière d’une armée qui aura été
défaite; car alors, pour s’attirer'l’amitié du prince,
viftorieux, il coupera la retraite aux troupes battues
, comme fit le vaivode de Valachie, q u i,
fans être ennemi de Jean Huniade , gouverneur
de Hongrie , mit tout en oeuvre pour lui empêcher
la retraite , après qu’Huniade eut été
mis en déroute dans la bataille de Varna ; le
vaivode ayant cru par-là s’attirer la bienveillance
d’Amurat II.
. 'J’ai fait obferver , dans un autre •endroit, que
les ennemis choififfent leurs meilleurs efpions parmi
les peuples qui font neutres. Ainfi , quand le pays
ou vous faites la guerre n’eft pas porté pour votre
fouverain, c’eft un avantage d’avoir à ce voifinagq