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utile a la focieté générale. Cette conduite humaine
eft la feule vraiment avantageufe ; celle de rigueur
feroit tyrannique , deftruélive, directement op-
pofée aux intérêts du conquérant.
La conquête des peuples barbares eft la plus
difficile à taire & à conferver. L'a Germanie coûta
plus aux Romains que l’A frique, l’Efpagne, les
Gaules & l’Afie. La force des armes qui foumet
de tels peuples ne fuffit pas pour les contenir
dans l’obéiffance : il faut y joindre la force plus
puiffante des bienfaits, flatter leur palfion pour
les adoucir. Ils aiment les richefles , augmenter
celles qu’ils pofsèdent, la liberté ; laiffez leur toute
celle qu’ils peuvent avoir. L’état de paix leur
pefe ; empîoyez - les à des guerres néceffaires :
s’il n’y en a point alors, donnez-en l’efpoir, &
flattez-les par des exercices militaires & par l’image
des combats.
Un des plus précieux bienfaits que puiffe recevoir
un peuple conquis , un des plus capables
d’adoucir l’amertume de fon afferviffement & d’en
effacer la mémoire, c’eft la confervation de fes
loix & de fes ufages. Lorfque l’Athénien Timothée
fe fut emparé de Corcyre, il n’y établit aucune
fervitude, il n’exila aucun citoyen il ne fit aux
loix aucun changement: la faveur & les fe cours de
toutes les villes furent le prix de fa modération.
( Xenoph. L. V , ad fin. ).
Un autre bienfait, capable d’exciter, la plus vive
reconnoiflance , eft celui de laiffer la jouiflance des
terres à leurs maîtres naturels. Si on ne peut le
faire en entier , comme dans le cas où l’armée
conquérante s’établit dans le pays , il faut du moins
ne s’en réferver que ce qui eft indifpenfable pour
ne pas mécontenter les vainqueurs. Les Francs ne
prirent que le titre des terres. Charlemagne ne fe
yéferva qu’une partie de l’Italie ; le refte fut diftri-
bué aux principaux du pay s , feulement à la condition
de l’hommage <&c du fervice, & à la charge '
de reverfiori faute d’en&nts mâles, & de félonie
ou de forfaiture. Il y établit la loi falique ; mais il !
permit aux habitants de choifir entre cette loi ou
la romaine & la lombarde. D ’ailleurs , il traita les
peuples avec humanité , grandeur & confiance.
Lorfqu’il fe rendit de Pavie à Rome , il n’avoit
que le nombre de gardes convenable à la majefté
d’un roi dans une paix profonde. ( Voyeç Hijl. de
Çharlem. parM. Gaillard ^tom. I l , pag. 94 & fuiv.fi
La confiance plaît aux peuples domptés : elle
annonce des difpofitions favorables & une grande
ante : mais il nç faut pas qu’elle devienne exceffive.
Le caractère du peuple doit en prefcrire les bornes.
S’il eft inquiet, foupçonneux, vindicatif, on eft
obligé , en employant les moyens les plus puif-
lants pour gagner fon affe&ion , de lui ôter ceux
de nuire. Il faut alors le défarmer, Après la révolte
des Bergiftants, M. Portius Caton ôta les armes à
touts lçs Efpagnols qui étaient en-^deçà de l’Ebre ,
&. repréfenta aux chefs des cités, que c’étoit la
voie la plus, douce pour empêcher la rébellion.
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(L iv , Z. X X X I* ). C. Flaminius défarmà les LU
gures fujets à fe révolter. ( ld. XXXIX* lnit.fi
Ce n’eft ni dans le moment de la conquête, ni longtemps
après qu’il faut penfer à des changements
dans les moeurs & dans les lo ix : ils doivent être
l’ou vrage du temps & de la plus grande prudence ;
un moment détruit l’effet d’une conduite fage de
plufieurs années. Dans les contrées de la Germanie
qui étoient foumifes à Augufte , les Romains y
avoient leurs quartiers d’hiver ; ils y bâtiffoient des
villes , accoutumoient peu-à-peu les Germains à
des moeurs nouvelles : ceux-ci venoient fouvent
à leurs marchés, & y commerçoient paifiblement.
Ils confervoient encore la mémoire &. l’amour de
leurs ufages, de la liberté , de l’ancienne gloire
de leurs armes , mais elle s’affoiblifToit , & ce
changement infenfible leur devenoit fupportable,
Varus arrive, entreprend de changer fubitement
l’efprit & les moeurs, ordonne en tyran, impofe
des tributs, révèille dans les chefs l’amour du
commandement, dans le peuple celui de fes anciennes
moeurs, la haine des nouvelles ; toute la
nation fe foulève. ( Dio. L. LFI. ).
Ouvrons les faftes de l’hiftoire, nous y verrons
par-tout les peuples vaincus ou vainqueurs contenus
par les vertus & révoltés par les vices. Le plus
grand des conquérants, & le plus célèbre, Alexandre
nous offre touts ces exemples. Il accorda
aux Saliens la démocratie, & la remife de cinquante
talents, refte du tribut qu’il leur avoit im-
pofé : il remit aux Malliens celui qu’ils payoient au
roi de Perfe, facrifia en Egypte aux dieux du pays ,
reçut à Memphis les ambaffadeurs de la G rèce, &
accorda tout ce qui lui fut demandé. 11 donna le
gouvernement de l’Egypte à un Egyptien, & mit
lous lui plufieurs gouverneurs, afin que l’autorité
iuprême ne fût point aux mains d’un feul. En même
temps il pourvut à la confervation du pays, en
confiant les forces militaires à des Grecs. Cléo-
mène eut le commandement de l’A rabie, avec
ordre de laiffer l’empire des loix aux chefs du pays
iuivant l’ancien ufage. Il confia fouvent à des Perfes
le gouvernement des provinces conquifes, laiffa
toujours aux peuples l’üfage libre de leurs loix,
fe rendit à l’avis prudent d’Amphis , lorfqu’il
voulut emmener de Nyffa les membres les plus
eftimés du confeil au nombre de cent. « Comment
penfe-tu, lui dit Amphis, qu’une cité privée des
cent meilleurs citoyens puiffe être gouvernée ? Si
tu veux le bien des Nifféens, prends trois cents
cavaliers & plus ; mais permets qu’au lieu des cent
que tu ordonnes que l’on te choififle, nous t’en
donnions deux cents des plus médiocres, afin qu’ai
ton retour tu retrouves la cité dans fon ancienne
fplendeur », Alexandre obéit à la fageffe de ce coq-?
feil.
Il faifoit rendre une juftice ex aâ e , & ne foqf-
froit aucune vexation dans les provinces qu’il avoit
conquifes. Cléandre & Sitalie accufés par les habitants
& par leurs troupes çfie$-mêmes, d’avoir
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fpolié les temples, détruit d’anciens monuments,
& commis en Médie plufieurs violences , furent
mis à mort. Ce caractère de juftice contribua fur-
tout à retenir dans l ’obéiffance un aufli grand
nombre de peuples, répandu dans un efpace im-
mérïfe.
Ce qu’il y a peut-être de plus difficile après
une conquête, c’eft de plaire également au peuple
conquis & au peuple conquérant. Si on flatte l’un,
on déplaît à l’autre. Si on favorife le vaincu en
l’admettant aux emplois , fi on prend fes loix, fès
moeurs, fes ufages , le yi&orieux fe croit méprifé, ;
murmure, s’indigne, & peut, dans fon reffenti-
ment, abandonner ou détruire fon ouvrage. Ce j
ménagement de deux partis contraires , dont il
faut le concilier l’un & récompenfer l'autre , demande
toute la vigilance de la plus grande cîrconf-
peéfion. On ne peut obtenir cet heureux tempérament
que par cette équité immuable qui dompte
touts les efprits, & par cette raifon dont la marche
lente arrive à fon but d’un pas ferme & sûr. Si
les moeurs du peuple fournis font les meilleures, il
faut d’abord en adopter ce qu’elles ont de plus
évidemment bon : les recevoir tou t-à- coup dans
leur entier, c’eft traiter le vainqueur en vaincu.
Quant aux ufages, il ne faut en prendre que ce !
qui eft évidemment utile : le refte , toujours indifférent,
ne peut être adopté fans que l’armée
vi&orieufe en foit aigrie : c’eft lui montrer une
partialité qu’elle ne peut fupporter. Peuceftas,
établi fatrape , fut le premier des Macédoniens qui
prit l’habit perfe, & apprit la langue du pays. Ce
changement flatta les Perfes & fut approuvé par
Alexandre, qui, peu de temps après ,-imita lui-
même cet exemple dangereux. Son imprudence
alla plus loin : il époufa trois femmes Perfes ; il en
fit époufer à Epheftion , à Perdicas, à Ptolémée, à
Néarque , à Eumënes ; toutes ces noces furent célébrées
publiquement, fuivant l’ufage des Perfes :
il récompenia touts les Macédoniens qui l’imitèrent.
Ceux - ci reçurent fes dons & murmurèrent
en fecret. Mais touts éclatèrent lorfqu’ils virent
trente mille jeunes' Perfes armés & exercés comme
les Gress. Ils accusèrent Alexandre du projet de
fe rendre les Macédoniens déformais inutiles ; ils
blâmèrent fes habits,fes noces perfanes : Peuceftas ,
revetu de 1 habit mède , &. parlant la langue du
pays , leur devint odieux , ils s’indignèrent en
voyant dans la cavalerie des amis un grand nombre
de Ba&riens, de Sogdiens, d’Aracotes, deZaran-
giens, d’Ariens & deParthes ; dans le refte de la
cavalerie , & même dans l’Agéma plufieurs barbares
, ayant au lieu de leurs traits des piques
macédoniennes : ils dirent hautement qu’Alexandre
devenu Perfe n’avoit plus que du mépris pour eux
&. pour leurs ufages. ( Arrian. L. VII. ). Jufqu’alors
l’amour & le refpeâ: les attachoient à fes pas ; mais
ce ne fut depuis ce moment qu’une dure nécef-
(ité
.Qengis eut une conduite plus fage dans le point
militaire, Tome IL
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le plus important, & ce fut ce qui furtout affura
fa conquête. Il trouva pour fon bonheur le fage
Yélu de la maifon des Léao. C ’étoit un de ces
hommes rares qui méritent & obtiennent la vénération
univerfelle. Gengisle fit fon misiiftre, & Yélu
apprit à ce conquérant & à fes fucceffeurs comment
on gouverne un grand empire. Etranger ÔC
vaincu, la nation conquérante le refpeéla, parce que
la vertu unit touts les hommes. Il prit fur elle tout
l’afcendant qu’elle donne : il tempéra fa férocité
la détourna du meurtre & des ravages , en lui fai-
fant voir l’utilité qu’on retiroit des terres en y con-
fervant les cultivateurs, abolit l’ufage de faire
mourir les. habitants des villes qui réfiftoient longtemps.
Il excita la jaloufie de quelques hommes
médiocres , mais leurs accufations furent impuifi-
fantes contre une conduite irréprochable , une fermeté
inébranlable, une préfence d’efprit extraordinaire
, une vafte connoiffance du pays & de fes
reffources , du génie des peuples , & des hommes
en général, une équité dont les pafîions ne faifoient
jamais pencher la balance. Il diffipa la barbarie des
vainqueurs en leur communiquant une partie de
fes lumières. Il fit pour eux un calendrier. S’ils
prenoient une v ille , fa part du butin étoient les
cartes géographiques , les livres, les peintures, les
monnoies anciennes, les drogues pharmaceutiques :
il étoit le médecin des armées. Par fes confeils
& fes foins des collèges publics furent établis, où
les Tartares prirent quelques connoiffances de l’hif-
toire & des autres fciences. Il fit venir de l’Igour ,
d’Arabie, de Perfe, plufieurs fçavants, & traduire
beaucoup de livres en langue tartare. Impuiffante
contre lui tant qu’il vécut, l’envie tenta de flétrir
du moins fa mémoire. Ses ennemis perfuadèrent à
l’Impératrice Toliékona de faire examiner les biens
de ce grand homme. Ils fe flattoient qu’on y trou-
veroit l’efpèce de richefles qui étoient l’unique
objet de leur avidité. On trouva chez lui peu d’argent
, beaucoup de livres écrits de fa main fur
l’hiftoire, le gouvernement, l’agriculture, l’aftro-
nomie , quelques inftruments de mufique, des
livres anciens, des monnoies antiques, d’anciennes
infcriptions gravées fur le marbre, la pierre, ou le
métal : c’étoient fes tréfors. On voit à quelques
lieues de Péking les reftes de fon tombeau.
Ce qu’il y a de plus à craindre & de plus fréquent
dans un pays conquis, fur-tout s’il eft vafte,
ce font les révoltes. Nous en voyons plufieurs
fous Alexandre, un plus grand nombre dans les
Gaules fousCæfar, l’Efpagne, la Germanie , l’Afie
foumife aux Romains fe révolter fans ceffe contre
eux ; & toujours, parce que l’injuftice publique de
la conquête étoit fuivie des injuftices particulières de
ceux qui gouvernoient les pays conquis. C e fut
ainfi que le royaume de Naples conquis par
Charles V III lui fut enlevé, plufieurs v ille s , au
lieu d’ être réunies au domaine de la couronne,
comme elles le demandoient, furent cédées à des
particuliers dont elles 1edo.Wt9i.ent la rapacité, Les