
Mais Enguien n’avoit-il pas reçu une excellente 1
éducation ? n’avoit-il pas vécu fans ceffe au milieu
des hommes les plus fçavants dans touts les genres ?
l’étude de l’hiftoire n’av oit-elle pas été l’objet de
fa première paffion ? le prince de Condé, fon père,
n’avoit-il pas été fon inftituteur ? Richelieu , étonné
de fes connoiflances * n’avoit-il pas jugé qu’il deviendront
le plus grand capitaine de l’Europe 3 &
le premier homme de fon fiècle ? le duc d’Enguien
n’avoit-il pas fait l’apprentiffage de la guerre fous le
maréchal de la Meilîeraie} n’avoit-il pas été inftrint
par les fautes que .commit ce favori de Richelieu ?
n’avoit - il pas fervi fous le maréchal de Châtillon 3
un des meilleurs généraux de Louis XIII ? n’avoit-il
pas fait la campagne de Rouffillon en homme qui
le prépare à commander les armées ? enfin, le
duc d’Enguien , commandant à R o c ro y , n’avoit-
il pas fous lui le maréchal de l’Hôpital &. Gaffion ,
ce digne élève de Guftave Adolphe ? Changeons
donc maintenant de langage ; ne difons plus que
Condé naquit grand général 3 nous attenterions à fa
gloire ; difons, au contraire, qu’il le devint par
l’étude & le travail.
Mais admettons pour iur inftant que quelques
hommes naiflënt avec le génie de la guerre ; ce
feu ne s’éteindra-t-il pas s’il n’eft entretenu ? qui
ofera d’ailleurs fe flatter d’avoir été compris dans
cette claffe d’êtres fupéiieurs, nés avec cette pénétration
qui fupplée aux lumières acquifes ? la nature
ne fe repofe-t-elle pas pendant des fiècles entiers
après avoir produit un génie élevé ? enfin ,
ces hommes extraordinaires n’auroient-ils pas étendu
plus loin la gloire de leur nom ? n’auroient-ils
pas rendu de plus grands fervices à leur patrie, fi ,
par un travail affidu, ils euffent perfectionné les
talents dont ils avoient été doués ? A in fi, même
dans cette fuppofition, l’étude de la fcience militaire
, & l’aequifition des connoiflances qui ont un
rapport immédiat avec l’art de la guerre , n’en
feroient pas moins néceffaires. Dans les hommes
nés pour devenir généraux, l’étude développeroit,
reélifieroit & montreroit dans leur plus beau jour
les talents dont ils auroient été doués: & quant
aux hommes bornés par la nature à ne jouer que
des rôles fubalternes * cette étude les aideroit du
moins à imiter les grands hommes, fi elle ne par-
yenoit pas à les leur faire égaler. L’opinion contraire
s’eft accréditée feulement, parce qu’elle autorife
notre pareffe & notre goût pour les plaifirs ; elle
a été célébrée dans touts les temps par l’envie &
la petite vanité 3 parce qu’elle careffe notre amour-
propre, & parce qu’elle femble nous décharger
du tribut de louanges fi légitimement dû aux
hommes formés par le travail & par l’étude.
Pour rendre les connoiflances moins néceffaires,
on a dit encore que l’expérience pouvoit fuppléer
à l’étude. Ce langage étoit bien naturel dans la
bouche des militaires des derniers fiècles ; pendant
ces toms, que j’ofe appeller malheureux, le feu
de la guerre étoit fans ceffe allumé dans quelque
partie de l’Europe 3 fouvent même il l’embrâfoit
toute entière ; les guerriers voloient dès l’âge le
plus tendre, vers les lieux oh il éclatoit avec plus
de force ; on ne parvenoit au commandement des
armées qu’après avoir vu une multitude de combats,
les deux partis étoient enfevelis dans une ignorance
égale ; & quand la paix fe fnontroit pendant quelques
inflants, on fe livroit à des jeux , à des plaifirs
qui offroient encore l’image des combats. Les militaires
pouvoient donc fans danger, dans ces
tems orageux, confier leur inftrucFion à l ’expérience
, mais aujourd’hui tout a changé de face,
grâce à la fage politique qui s’eft introduite dans
les conléils des princes, & à la philofophie qui
les a éclairés. Les guerres font rares aujourd’hui
& l’on peut prévoir qu’elles le deviendront encore
davantage. L’Europe a fait de grands pas dans
la fcience militaire , nos jeux &. nos plaifirs ne
refpirent que la moleffe & la volupté , on parvient
enfin fouvent aux grades les plus élevés fans avoir
vu ni combattu les ennemis, il eft donc indifpen-
fable de nos jours pour apprendre l’art militaire
de recourir à l’étude. Ah 1 combien le nombre des
reffources qu’elle nous fournit n’eft-il pas fupérieur
aux foibles fecours que l’on trouve dans l’expérience
! L’intervalle qui fépare le commencement &
la fin de la vie militaire eft fi court, que ces deux
extrémités paroiffent fe toucher ; quelques temps
d’ailleurs que le même général refte à la®oete des
armées, comme il n’a jamais à conduire deux
grandes affaires qui fe reffemblent parfaitement,
il eft prefque toujours à fon coup d’effai, & dans
les camps jamais un coup d’effai ne fut un coup
de maître. Les leçons que donne l’expérience font
fouvent fatales à celui qui les reçoit , fouvent
même à une nation entière ; de plus 3 fe trouve-
t-il à la guerre deux occafions de faire la meme
faute, & n’eft-il pas plus fage & plus utile de
s’instruire par celle des autres que par celles qu’on
ferbit foi-même. L’hiftoire ne nous prouve-t-elle
pas que l’expérience feule ne corrige point ? Le duc
Robert, frère de l’infortuné Charles I , roi d’Angleterre
, ne perdit-il pas trois batailles dans la même
campagne , pour avoir commis trois fois la même
faute. 11 eft donc très-difficile que l’art de la guerre ,
exercé fans théorie ,, produife des effets heureux,
& une longue expérience, qui n’eft pas appuyée
fur des connoiflances acquifes par l’étude, n’eft le
plus fouvent qu’une longue habitude d’erreurs.
L’étude , par un chemin facile & abrégé , nous
mène à des lumières plus étendues, plus parfaites ;
on eft rarement à portée de tout voir , ■ & la
leélure peut tout enfeigner ; elle feule forma le
célèbre Iphicrate, apprit à L. Lucullus à vaincre
Mïthridate & à réduire l’Arménie fous le joug de
Rome. Elle donna au célèbre duc de Guife la fu-
périorité qu’il eut fur les guerriers de fon fiècle ;
en un m o t, les plus grands généraux anciens &
modernes font prefque tous fon ouvrage. C’eft
donc aux principes écrits qu’on doit avoir recours ;
fans leur aide on manque fouvent- le but auquel
on fe propofe d’atteindre, ou au moins on y arrive
très-tard. Ce qu’on apprend par l’étude ne fuffit
pas , il eft v r a i, pour former un grand général ;
il faut que l’expérience perfeâionne l’homme de
guerre, qu’elle lui apprenne à faire ufage des principes
que la théorie lui a’ fournis; en un mot, le
général doit joindre les connoiflances militaires au
génie de la guerre , les leçons des fiècles paffés
à fa propre expérience , & la fpéculation à la pratique
; mais il doit toujours commencer par acquérir
les connoiflances qui lui font propres. Ces
connoiflances font divifées, comme nous l’avons
déjà d it, en connoiflances des hommes & en cbn-
noiffances relatives aux fciences & aux arts ; occupons
- nous d’abord de la connoiffance des
hommes.
C O N N O I S S A N C E D E S H O M M E S .
§. i " .
De la connoiffance de foi-même.
Les philofophes de l’antiquité , perfuadés que
la connoiffance de foi-même eft le commencement
de la fageffe & la première de toutes les fciences,
avoient fait graver *fur le frontifpice du temple de
Delphes cette courte infcription : connois-toi toi-
même.
Les philofophes modernes ont aufîi confervé,
avec raifon, le premier rang à cette connoiffance ;
mais eft-elle auffi indifpenfable au commandant
en chef d’une armée qu’au refte des hommes ? Oui
fans doute, & même , comme le général influe
fur le bonheur de la fociété de la manière la plus
direéte & la plus fenfible, il feroit à defirer qu’il
portât cette connoiffance jufqu’au plus haut degré.
Sans cette fcience , le général 3féduit par les cour-
tifans dont il eft environné ; aveuglé par l’amour-
propre , le premier & le plus grand des flatteurs ;
bouffi de l’orgueil que donnent trop fouvent les
hautes dignités, oublieroit aifément l’immenfité des
devoirs qu’il a à remplir ; ne feroit plus frappé de
la foibleffe de fes moyens pour y réuffir ; mé-
connoîtroit les motifs & l’origine du pouvoir qu’il
a en main, & fe reffouvenant feulement de fes
droits , deviendroit le fléau de la nation dont il
devoit être le défenfeur, & cauferoit les malheurs
des peuples -, au lieu d’affurer leur tranquillité &
leur bonheur.
Si au contraire le général eft parvenu à fe con-
noître foi-même, fans ceffe en garde contre les
vices & les défauts qu’il a reconnus en lu i, il les
bannit de fon âme, ou les maîtrife au point de
n’avoir plus à les redouter. Connoiffant la paffion
qui le domine avec le plus d’empire , il fe roidit
contr’e lle , & il travaille d’avance à fe détacher de
tout ce qui n’eft pas fon devoir. Certain que mille
pallions, que mille intérêts particuliers peuvent in-
'fluer fur fes jugemens & l’éloigner du but auquel
il doit tendre ; il perfifte dans Ion opinion , toutes
les fois qu’il a pris un parti, di&é par la raifon
& par la prudence ; fachant que fes vertus dégénèrent
fouvent en fôibleffes, il fe défie de celles
qui font les plus chères à fon coeur. Inftruit de la
puiffance de fes moyens, de la portée de fes facultés
& de l’étendue de fes connoiflances, il ne
conçoit jamais d’efpérances vaines & chimériques ;
il n’entreprend rien au-deffus de fes forces ; il avoue
fon infériorité avec une noble franchife ; il a Je
courage de demander des confeils &. la fermeté
de les fuivre.
Parmi la foule d’exemples que nous pourrions
citer à l’appui de ce que nous venons d’avancer
fur la ncceffité de la connoiffance de foi-même ,
nous nous bornerons à celui que nous fournit
l’hiftoire du fiége de Turin par le maréchal de la
Feuillade.
Louis X I V , après avoir dépouillé le duc de
Savoie de prefque toutes fes poffeffions* voulut
encore lui enlever la capitale de fes états ; il confia
le fiége de Turin au maréchal de la Feuillade &
lui donna pour cette opération cent bataillons &
quarante-fix efcadrons. La Feuillade , commandant
une armée auffi formidable, pourvue de tout ce
qui peut affurer le fuccès le plus prompt, pouvoit
efpérer , fans doute, de voir bientôt les drapeaux
françois flotter fur les remparts ennemis. Son ef-*
poir fut néanmoins déçu. Que lui manquoit-il
donc ? Qu’il fe connût , qu’il fçût qu’il étoit incapable
des entreprifes qui exigent de l’art, de
la méditation & du temps, & que dans l’art de
prendre les places Vauban étoit fait pour être fon
maître comme celui du refte de l’Europe. Le maréchal
de Vauban , le feul général, dit M. de Voltaire
, qui aimât mieux l’état que foi-même 3 le
maréchal de Vauban avoit propofé au duc de
la Feuillade de venir diriger le fiége comme ingénieur
, &. de fervir dans fon armée comme vo-
■ lontaire ; mais le duc prit les offres du maréchal
pour de l’orgueil caché fous de la modeftie , ou
bien il crut pouvoir remplacer ce célèbre preneur
de villes , & piqué de ce que le plus grand des
ingénieurs vouloit lui donner des avis, il répondit ;
j’elpère prendre Turin à la Cohorn. Cependant
il manqua l’occafion de prendre la place; il donna
au prince Eugène le temps d’attaquer fes lignes
& de remporter fur lui une vi&oire, dont les
fuites furent infiniment funeftes aux Fiançois.
Si l’on demandoit comment on peut apprendre
à fe connoître foi-même ? C ’e ft , dirois-je , en étudiant
les autres ; en obfervant ce qu’ils font ; en
fe demandant ce que l’on feroit à leur place ; c’eft
dans- le filence du cabinet qu’il faut fouvent s’interroger
; defcendre dans fon propre coeur, en
étudier tous les mouvements ; là , féparé du refte
des hommes, on voit fuir l’amour-propre , & on
fe découvre tel que l’on eft. La vanité peut bien
I quelquefois venir jetter des couleurs fauffes fur le