
Enfuite venoient les bagages qu’il faifoit marcher
fur plufieurs colonnes, quand le terrein le permettait.
Derrière eux la phalange, dont les chefs
faifoient avancer les bagages reliés en arrière, ôc
pouvoient , s’il en étoit befoin , la faire palier
par les intervalles ôc la former au-delà. Lorfque
le terrein fe refferroit, les pefamment armés mar-
choient fur les deux flancs des bagages, & , s’il fe
préfentoit quelque obltacle, les foldats qui les ren-
controient s’ouvroient eux-mêmes un chemin. Le
plus fouvent les bagages de chaque compagnie
marchoient avec elle ôc à fa tête. Alors les uns
ôc les autres arrivant enfemble au camp , n’a-
voient pas l’embarras de fe chercher ; ils trouvoient
plutôt ce dont ils avoient beloin, ôc pour conferver
cet avantage, chacun étoit fort attentif à ne pas
lailfer de charriots en arrière.
L’avant - garde ayant apperçu quelques foura-
geurs dans la plaine, & plus loin de la fumée ou
: de la poulîière, le firent fçavoir à Cyrus. 11 leur
envoya auflïtôt.l’ordre de s’arrêter, de l’informer
de ce qu’ils découvriroient, ôc de laifler palier en
avant une compagnie de cavalerie pour prendre
quelques-uns de ceux qui fourageoient dans la
p lain e , ÔC fçavoir par eux des nouvelles de Penne
mL_En même temps il fit arrêter , repofer,
manger fes troupes, refter chacun à fon rang,J$c
être attentif au commandement. Il convoqua en-
fuite les chefs de toutes les parties de l ’armée.
Comme ils s’affembloient , on amena des pri-
fonniers à Çyrus : ils lui dirent qu’ils étoient fortis
du camp Affyrien pour fourager ÔC faire du bois ;
que l’armée étant très nombreufe, on y éprouvoit
une grande difette , ôc qu’elle n’étoit qu’à deux
parafanges. Ils ajoutèrent qu’on y fçavoit l’approche
des Mèdes, ôc qu’elle y répandoit de l’inquiétude.
Un cavalier de l’avant-garde vint dire au général
qu’elle découvroit dans la plaine un gros
de cavalerie, ôc devant lui environ trente chevaux
qui s’avançoient rapidement. Cyrus avoit toujours
auprès de lui de la cavalerie. Il en envoya
quelques-uns jufqu’à l’avant-garde, avec ordre de
s’y embufquer, ôc lorfque la décade qui la compo-
foit quitteroit.la hauteur où .elle étoit portée, d’attaquer
fubitement l’ennemi. Mais, afin que ce gros
corps de cavalerie, revenu de fa furprife, ne les
accablât pas, il fit marcher Hyftafpe avec mille
. chevaux, ôc lui recommanda de ne pas pourfuivre
jufqu’aux lieux qui n’avoient pas été reconnus,
mais feulement jufqu’au pofte occupé par l’avant-
garde; ajoutant que fi quelques-uns venoient la
main droite élevée, on les reçût comme amis.
11 avoit à peine donne ces ordres, qu’Arafpe,
fuivi de fes gens, parut au pofte avancé..Cyrus le*
reçut avec les témoignages de la joie ôc* de l’amitié,
au grand étonnement de ceux qui l’entou-
roient. Il les tira d’erreur, en leur apprenant ce '
dont çe jeune homme étoit chargé. 11 fçavoit le
nombre des ennemis , ôc l’ordre de bataille qu’ils
dévoient prendre. La cavalerie ôc l’infanterie dévoient
être fur trente de hauteur , excepté les
Egyptiens. J’ai obfervé avec foin, dit Arafpe, le
terrein qu’ils occupoient dans cet ordre ; il étoit
d’environ quarante ilades. Si on calcule d’après le
ftade de dix ou mille , de fept cents cinquante-fix
toifes, qui paroît être celui qu’a employé Xéno-
phon ; ôc fi on donne trois pieds par homme, on
aura'pour ce corps d’armée environ cent quatre-
vingt mille nommes. Et les Egyptiens, dit Cyrus,
— chaque Myriarque, ou chef de dix mille, les
range fur cent de hauteur ; difant qu’une loi de
leur pays les y oblige. Cræfus y a confenti à regret
: il vouloit donner à fon front allez d’étendue
pour dépaffer le nôtre. — Qu’il prenne garde,
dit le général, d’être dépaffé lui-même. Il ordonna
une vifite exaéle des chevaux, des chars ôc des
armes , ajoutant qu’un léger défaut peut rendre
l’homme, le char, le cheval, la lance inutile. Il
ordonna pour le lendemain que les hommes ôc
les chevaux mangeaffent avant le combat; chargea
du commandement de l’aile droite Arafpe, afligna
aux Myriarques la même place qu’ils occupoient
alors, penfant que les hommes font comme les
chevaux, q u i, accoutumés à tirer enfemble le
même char, ne peuvent pas être féparés fans inconvénient.
11 prefcrivit aux Taxiarques ôc chefs
de Lochies ( ou efcouades ) de former la phalange ,
de forte que chaque Lochie formât deux files de
douze hommes,. Un Myriarque lui demanda comment,
avec fi peu d epaiffeur, fon armée réfifteroit
à l’ordre profond de l’ennemi. Si la profondeur,
répondit Cyrus , forpaffç la portée des armes ,
quel dommage penfes-rtu qu’elles feront aux ennemis?
Je voudrois que les nôtres , au Jfou de
mettre leurs pefamment armés fur cent, les miffent
fur dix mille : nous combattrions alors contre un
nombre bien moins grand. Il prefcrivit de mettre
les peltaftes derrière les pelamment armés , les
archers derrière les peltaftes, parce que ces deux
armés n’étant pas propres à combattre de près ,
ne pouvoient pas occuper les premiers rangs dans
un ordre ferré fans intervalles. Les derniers ou
ferrefiles dévoient former les derniers rangs. Ceux-
ci étoient chargés d’obferver ceux qui les précé-
doient, de les exhorter, de les punir de mort s’ils
quittoient leur rang, de leur infpirer pfos de crainte
que l’ennemi même.
Euphradate reçut l’ordre de faire marcher fes
charriots portant les tours le plus près de la phalange
qu’il feroit ' poflible ; Dauchus, de former
les bagages derrière les tours, ôc de veiller foi-
gneufement à ce que nul charriot ne précédât ou
ne reliât en arrière ; Carduque , de placer enfuite
les charriots qui portoient les femmes. Cyrus dif-
pofa ainfiles bagages, afin de paroître à l ’ennemi
plus nombreux, d’avoir oçcafion de tromper par
quelque ftratagême, en couvrant fes manoeuvres
par plufieurs lignes de troupes ôc de charriots, de
lui préfenter une plus grande étendue à embraffer,
s’il
s’il tentoit d’envelopper les Mèdes, ÔC par là de
le contraindre à s’ouvrir ôc affoiblir fa phalange.
Mais pour ne les pas laifler fans dérenfe, il y plaça
en arrière-garde deux mille hommes d’infanterie ,
deux mille cavaliers, ôc les chameaux, avec ordre
de fe préparer comme s’ils dévoient combattre les
premiers. Cent chars furent mis devant la phalange
, ôc cent à chaque aile. A in fi, en ne donnant
à fon ordonnance que l’épaiffeur néceffaire , ôc ne
plaçant à fes flancs que des chars, dont la fupé-
riorité pouvoit remplacer d’autres armes, Cyrus
fit évanouir la difproportion du nombre, 6r rendit
fon front égal à celui de fon ennemi. Quant au
céfttre où réfidoient l’élite de la force de fon ennemi
, il p r im n foin particulier d’y accumuler
les fiennes. Son infanterie pefamment armée n’y
étoit que fur douze de hauteur , mais protégée à
fon front par les chars, à fes ailes par la cavalerie,
derrière par trois lignes de gens de trait, ôc une
ligne de tours. Ce mélange d’armes, difpofé avec
autant d’intelligence, devenoit bien fupérieur aux
gros quarrés Egyptiens.
La confiance qu’infpiroit le général, fit régner,
dans tout le camp, pendant la nuit, le fommeil
ôc le filence. Un repas pris le matin., acheva
de réparer les forces. Chacun fe revêtit de fes
habits les plus beaux, ôc de fes armes les plus
brillantes, comme dans un jour de fête. Penthée
fit apporter à fon mari Abradate les vêtements
ôc l’armure qu’elle avoit fait en fecret préparer
pour lui. La tunique étoit de pourpre, le cafque
d’or, furmonté d’une aigrette couleur d’hyacinthe.
Cyrus ayant facrifié, publia que les entrailles des
vi&imes annonçoient la vi&oire par les mêmes
lignes qui avoient déclaré les précédentes. Il
exhorta ion armée en lui remettant fous les yeux
fes avantages, des cavaliers, des chevaux couverts
d’armes défenfives , contre des cavaliers ôc des
chevaux nuds, des chars armés de faulx tranchantes,
oppofés à des chars fans armes. Une infanterie
toujours viâorieufe, combattant celle qu’elle a
vaincue, ôc ces Egyptiens embarraffés de leurs
immenfes boucliers, rangés fur cent de profondeur,
ordre qui ne peut entraîner que la confufion
ôc la défaite.
Cyrus ayant pris quelques aliments , mit fon
armée en mouvement. Il marchoit entre la cavalerie
ôc l’infanterie , recommandant à fes troupes
d’obferver l’enfeigne ôc de le fuivre d’un pas égal.
C ’étoit une aigle d’or aux ailes étendues, portée
fur une longue hampe. Il les fit repofer trois fois ,
afin qu’elles arrivaffent plus en état de combattre.
A peine elles avoient fait vingt ftades , ou trois I
quarts de lieue, qu’il apperçut les ennemis. Leur „■
defteip étant de l’envelopper, le centre de leur
armée s’arrêta , tandis que les deux ailes fe cour-
boient pour gagner les deux flancs des Mèdes. Elles
s’élbignoient beaucoup du centre , ôc fe tenoient
en même-temps à une grande diftance des Mèdes ,
parce qu’elles craignoient d’être attaquées, ÔC de
Art militaire. Tome I I .
ne pouvoir être fecourues. Cette manoeuvre ne
fufpendit point la marche de Cyrus. 11 ordonna que
l’infanterie ôc la cavalerie avançaffent du même
pas, tandis qu’il alloit donner fes derniers ordres.
En paffant devant la ligne , il parloit à chaque
troupe fuivant le caraélère qu’il lui connoiffoit ,
ôc avec la férénité qui préfage la vi&oire : il ofoit
même la promettre, quoiqu’il n’eût pas le défaut
de fe vanter.
Abradate lui repréfenta qu’il craignoit pour les
flancs. Il les voyoit menacer par des troupes de
toute efpèce, ôc défendus feulement pas des chars :
u Ne charge ce qui ejl devant toi, lui dit le général,
que lorfque tu verras fuir ceux que tu crains : tu
trouveras alors les ennemis moins fermes, & les tiens
plus braves. Cyrus parvenu ,à la gauche où H y ftafpe
commandoit la moitié de la cavalerie Perfe :
« c’eft aujourd’hui, lui d it - il, qu’il faut employer
ton aélivité. ».Nous aurons foin de nos adverfaires,
répondit-il en riant ; mais recommande à ceux du
flanc qu’ils ne foient pas oififs. Le général y paffa ,
ôc donna ordre au chef des chars de courir fur
l’aile droite, lorfqu’il le verroit charger la pointe
de l’aile gauche , ôc de faire touts fes efforts pour la
percer, parce qu’il étoit plus sûr pour eux de.
paffer au-delà que de refter au milieu des ennemis.
Il vint enfuite à l’arrière-garde, où Pharnaque ÔC
Artagerfe commandoient mille hommes d’infanterie
ôc mille cavaliers. Il leur dit que lorfqu’ils
le verroient charger l’ennemi avec fon aile droite,
ils menaffent les leurs contre l’ennemi, ôc fiffent
marcher les chameaux contre la cavalerie des ennemis
qui étoit à l’extrémité de leur droite , les
affurant qu’ils verroient cette aile en défordre avant
qu’ils leuffent abordée. Ces ordres étant donnés ,
il revint à la droite.
Figure 165,
A A A . Armée de Cræfus.
B. Ses Egyptiens rangés fur dou?e corps, Sont
chacun de cent de front ÔC de çenî de
profondeur,
cc. Son infanterie,
d d. Sa cavalerie,
e e . Ses chars.
f f. Terrein' qu’occupoient les deux ailes, avant
de marcher par leur flanc , en faifant un
grand circuit g pour venir fe former en
ligne ôc fe porter for le flanc de l’armée
ennemie, foivant la direélion h,
C C C . Armée de Cyrus.
D D . Sa cavalerie.
EE. Ses pefamment armés.
FF. Ses peltaftes.
G G . Ses archers.
HH. Serfiles.
II. Chariots portants des tours , traînés chacun
par huit paires de boeufs, attelées a huit
timons.
E