
” yeux de ceux qui gouvernent ». Ceux d’un
ambaffadcur ou d’un prince, font, en plufieurs
chofes, différents de ceux dont un général d’armée
a befoin. Je traiterai de ces derniers.
La première maxime pour entretenir les efpions 3
eft que peu de -perfonnes fçachent qui font ceux
dont vous vous fervez, parce que les ennemis en
auroient bientôt connoiffance, ôc vos efpions fe-
roient pendus.
Ne leur témoignez pas en public de l’àffeâiori ;
ne leur faites pas des dons qui puiffent être connus,
& ne leur parlez que dans un lieu fecret. Si cela
vous paroît trop embarraflant | un officier de confiance
peut aller prendre dans un endroit écarté
les avis.que les efpions vous apporteront, & cet
officier viendra enfuite vous les rapporter.
Vous devez yous défier même de vos propres do-
meftiques qui fervent peut-être d’efpions contre
vous, parce qu’il fe peut' quils né foient entrés à
votrefervice que dans cette vue, ou qu’ils ayentité
fubornes par les ennemis : d’ailleurs un maître qui
communique fon fecret à les domeftiques , s’en
rend en quelque façon , l’efclave, puifqu’il eft
forcé de les ménager, à quelque prix que ce foit,.
de peur qu?ils ne le découvrent, ou du moins il
avilit fon cara&ère par cet excès de confiance, en
leur faifant occuper une place qui n’eft due qu’à
fés intimes amis.
‘ 11 y auroit encore plus d’inconvénients, fi les
efpions fe connoiffoient les uns les autres, parce
que ,^’il s’en .trouvoit quelqu’un qui fervît d’efpion
double contre vous, ils feroient bientôt périr touts
les autres : ils pourroient âuffi s’accorder entr’eux
pour vous tromper , en vous donnant des avis uniformes
, lorfque par crainte, par pareffe ou par malice
, iis ne feroient pas d’humeur d’exécuter la com-
miffion dont vous les auriez chargés , ou qu’il leur
importeroit de vous donner quelque avis. C ’étoient
là les raifons qu’alléguoit Pompifque, pour auto-
rifer le foin qu’il prenoit, afin qu’aucun de fes
efpions ne connût fes camarades.
On peut encore ajouter que , fi les ennemis
planifient un efpion, lès autres qüi ne fçavent pas
le métier qu’il faifoit, & qui peut-être' ne le, con-
ftoiffent pas , ne feront pas alarmés de fa mort,
dont ils ignorent la caufe ; & , fans être intimidés
davantage par cet exemple, ils continueront à fervir
dans cet emploi.
Les efpions de Paufanias, pour s’être connus'lés
uns les autres ., furent caufe de la môrt dé ce càpi-.
taine de Sparte ; car un d’eux, nommé Argile l
voyant que fes camarades, qui'avoient été envbyés
par Paufanias a la cour d é Perlé ne f evenoiént
pas, foupçonna qu’après avoir reçu les lettres , on
faifoit mourir ceux qui les avoîent portées, afin
qu’on n’eût paKconnoifiance à Sparte des-négo*
dations de Paufanias ;• ainfi Argile * au lieu. de
porter en Perfe la lettre de Paufanias y la remit
aux éphores de Sparte.
: Ne faites pas connoître, que vous étés fïéquemment
& ponéhiellement informé des deffeins & des
mouvements des ennemis, afin qu’ils ne tachent
pas de découvrir d’où vous viennent ces avis , &
qu’ils ne fe précautionnent pas par rapport à ces
avis qu’ils fçavent que vous avez reçus.-
Dora Alfonfe X , roi de Caftille , dit un jour
au comte Charles d’Artois qu’il étoit exaélement
inftruit des plus fe crêtes négociations de la France.
Les François, ayant eu connoiffance dé cette parole,
redoublèrent leurs foins, pour trouver de quel
endroit cela pouvoit venir,.; à la fin, ils déeou**
vrirent que c’étoit par un nommé Brochie, valet-
de-chambre de Philippe I I I , roi de France.
Lorfque Claude Lyfias, tribun romain , commandant
de 3 érufalem , eut été averti par un neveu
de faint Paul, qu’une troupe de Juifs avoit réfolu
d’enlever, le .jour fuivant, cet apôtre, & de le
faire mourir, il enjoignit à celui qui lui donnoit
cet avis , de garder le fecret, & , ayant , la nuit
même, envoyé faint Paul à Céfarée, avec une
bonne efcorte, les conjurés ne purent pas exécuter
lé deffein qu’ils avoient proietté.
De l'efpèce des efpions.
Les efpions qui peuvent aller dans le pays ennemi
avec plus de fureté, font ceux qui habitant la frontière
, ont du bien & des parents dans, le pays
des ennemis &dans celui de votre fouverain; car,
s’ils font arretés1, ils pourront dire qu’ils n e 'fe
mêlent pas d’affaires de guerre ; qu’ils n’ont demeuré
quelque temps fur les états de votre prince , que
pour ne pas perdre les biens qu’ils y on t, & qu’ils
viennent à préfent pourvoir leurs parents, & jouir
des biens & des effets qu’ils ont auffi fur les états
du prince ennemi , &,c. D ’ailleurs ces efpions,
habitants de la frontière, fçauront certaines routes
inconnues, par où ils pourront entrer & fortir,
fans rifquë d’être arrêtés en chemin; après quoi,
ils ne courent plus de dangers, parce que leurs
parents les cachent, de manière que les ennemis
ne peuvent pas les trouver, & , quand même ils
lès trouveroient, ces mêmes parents imagineroient
tant de prétextes pour motifs de leur voyage, qu’ils
paroîtroient in’f&fçents..
Dans la dernière guerre contre, la Catalogne^
quoique ce pays ne fut pas dans le parti du ro i,
il n’y avoit pourtant point de . fi petit village oit
l’on ne rencontrât quelque fidèle Tu jet pour aller
à Barcelone & à l’armée ennemie toutes les fois
que les commandants de notre frontière les y en*
voyoïent;-& , quoiqu’ils;fùffent foùvent arrêtés,
rarement arrivoit-il qu’ils ffuffent punis, parce que
les parents qu’ils avoient. dans le parti contraire*
trouvoient le moyen de les fauver. '
Les perfonnes d’une nation neutre font celles qui
churent moins dé rifquè à fervir d’efpions j car ,
fous prétexte de voyager & de trafiquer, ils iront
d'un pays à l’autre. Si c’eft par mer qu’ils doivent
yoy agér, oix fait embarquer un homme intelligent
&; adroit fous la qualité d’un marchand ou d’un
matelot, & on l’inftruit des perfonnes affidées que
vous avez dans les ports où ce bâtiment va aborder,
afin que votre efpion apprenne des nouvelles plus
fûres , fans rifquer de les demander à quelque autre
qui pourroit peut-être entrer en quelque foupçon
fur la curiofité.
Lorfque j’étois à Porto-Hercole, fous les ordres
de dom Etienne Bellet, lieutenant général, je vis
que ce commandant fçavoit par cette voie tout ce
quife paffoit dans le royaume de Naples.
Des précautions que les efpions doivent prendre.
Dans les matières dont le fecret & la réuffite
font d’une extrême importance, il faudroit que
Vefpion ou l’émiffaire fût affez intelligent & affez
fidèle pour pouvoir s’acquitter de vive voix de la
commiffion dont on le charge, en lui donnant feulement
un mot du guet qui lui ferve comme d’une
lettre de créance auprès de la perfonne avec qui
vous êtes en intelligence ; alors, quand même cet
efpion tomberoit entre les mains des .ennemis, votre
projet ne feroit pas découvert , au lieu qu’avec
un efpion qui porte une lettre, outre ce danger,
il y a encore à craindre qu’il ne la perde, ou qu’il
ne la déchire & la jette, dès qu’il appercevra quelqu’un
des ennemis ; & , s’il ne fçait pas ce que la
lettre contient, comment pourra-t-il inftruire celui
à qui cette lettre étoit adreffée ?
Lorfqu’Alexandre-le-Grand étoit devant Hali-
carnaffe , il donna ordre à Parmenion, fon général,
qui étoit en Phrygie, de s’affurer de la perfonne
d’Alexandre-l’Incefte qui machinoit contre la vie
d’Alexandre-le-Grand; & , comme c’étoit-là une
affaire d’importance , au lieutd’envoyer à Parmenion
l’ordre par é d i t , il chargea.Tgf(pjalement Ampho-
tere de le lui porter, afin q u e , s’il venoit à être
furpris dans fon voyag e, les ennemis n’euffent pas
connoiffance du deffein d’Alexandre.
Dion ayant débarqué en Sicile pour une entre-
prife contre Denis-le-Tyran qui fe.trouvoit en
Caulonie , Timocrate, ami de D e n i s lu i écrivit
ce qui fe paffoit, l’avertiffant de retourner plutôt
à Syracufe, pour n’y pas laiffer ruiner fes affaires,
Le porteur de la lettre , après avoir paffé le Phare,
faifoit fon voyage par terre, & , fe trouvant fatigué,
il s’endormit fur le chemin, ayant fa lettre dans
un petit fac, où étoit auffi un peu de vjande, dont
l ’odeur attira un loup, qui lui enleva le petit fac.
C e courier , à fon ré v e il, fe trouva fans lettre,
& fans en fçavoir le contenu ; de forte que Denis,
n’ayant pas reçu affez tôt l’avis & le confeil que
Timocrate lui donnoit, vint trop tard au fecours
de fon pays ; ce qui donna plus de. facilité à Dion
de réuffir dans fon entreprife.
Je fuppofe que vous ne choifirez pas pour efpions
des hommes, inconftants ni des fimples ; car , félon
la remarque de Frachetta, les premiers devien-
droient infidèles, &. les féconds feroient bientôt
découverts. Il faut, au contraire, qu’ils ayent de
la préfence d’efprit, & qu’ils foient bien inftruits,
po.ur répondre promptement aux demandes que
pourroit leur faire un parti ennemi entre les mains
de qui ils tomberoient, afin que leur trouble n’augmentât
pas le foupçon qu’on pourroit avoir fur le
métier qu’ils font.
Zéçôphane ayant été envoyé par Philippe, roi
dé Macédoine, auprès d’Annibal, pour y conclure
laTigùe contre les Romains , donna dans les gardes
de lfarmée romaine, commandée par Valere Lévi-
nus.vAyant été interrogé qui il étoit, d’où il venoit,
& où il alloit, il répondit , fans héfiter , que , de la
part de Philippe fon roi , il alloit pour traiter
d’une alliance avec les Romains. Par eet».ë préfence
d ’efprit fi prompte , il fe tira de buts mains, &
réuffit à s’acquitter de fa commiffiofi auprès d’Annibal.
A fon retour, il rencontra une autre, armée
Romaine , commandée par Quintns-Fulvius ; &
il fut découvert & arrêté, parce que les Romains
connurent à l’habit de' quelques-uns de la fuite de
Zénophane, que ce n’étoient pas des Macédoniens »
mais des Carthaginois. Comme on leur fit certaines
demandes cès Carthaginois , par leur trouble,
augmentèrent le foupçon, & rendirent inutile l’artifice
dont Zénophane continuoit de fe fervir ; car ,
répondant toujours fans héfiter, il avoit déjà per-
fuadé à Fuivius qu’il venoit de Rome , &. qu’il
portoit à fon roi une réponfe du fénat.
Vous défendrez à vos efpions de communiquer
à nul autre qu’à vous feul les nouvelles qu’ils
apprennent par eux-mêmes, ou par les-perfonnes
affidées que vous avez , parce qu’il eft à propos
de cacher les mauyaifes dans certains cas où il
y auroit à craindre qu’elles ne diminuaffent le
courage des troupes, & l’obéiffanee dés fujets.
Souvent même il faut taire les bonnes, afin qu’en
les tenant fecrètes, on puiffe moins prévoir les
mouvements que vous pourrez faire en confé-
quence , & afin que les ennemis penfent moins
à changer les mefures déjà concertées , ou à prendre
de nouvelles précautions.
Syphax, roi de Numidie ? envoya à Sc.ipion
l’Africain , qui étoit en Sicile , des ambaffadeurs
pour menacer les Romains de leur déclarer la guerre,
s’ils la portoient contre Carthage. Annibal, craignant
que les foldats ne refufaffent de s’embarquer „
s’ils venoient à fçavoir qu’ils n’auroient pas feulement
à combattre contre les troupes de Carthage ,
mais encore contré celle de Numidie , fit courir
le bruit que le motif de cette ambaffade étoit pour
le preffer de commencer la guerre contre Carthage *
& il congédia au plutôt les ambaffadeurs, afin qu’ils
ne détruififfent pas ce bruit.
Si l’efpion ou le courier q ui, en 1505 , portoîï
au pape Alexandre V I la nouvelle que le duc de
Valentinois , fon fils , avoit fait arrêter prifonnier
à Sinegale Paul des Urfins, le .duc de Gravina,
yitelozzq ViteUi & Liberto de Fe rm e , a i f é