
O n v o it dans l’hiftoire du Monde ï écrite par
Cæfar Campana, combien le prince d’Orange profita
de la correfpondance qu’il avoit a vec un certain
Jean C a ft illa n , q u i , écrivant fous le fecrétaire
S a g a , informa pendant neu f ans le prince
d ’Orange de tout ce qui fe paffoit de fe c re t, &
lui en v o y o it les chifres & les contre-chifres de
Philippe II , roi d’Efpagne. O n vo it auffi dans
l ’hiftoire des empereurs Ottomans, combien fut
ia ta le aux V énitiens la correfpondance que C o n s tantin
La va zza, fecrétaire du confeil des D i x , en-
ireten oit en 1540 a v ec le roi très chrétien.
Pour éviter que les ennemis ne fe défient des
perfonnes dont on vient de pa rler, il feroit bon
qu’elles fe fuffent établies avant la guerre dans
le pays ennemi : mais fi vous n’avez pas pris ces
d e van ts , & que le temps ne vous le permette
p lu s , donnez-leur à l’extérieur quelque fujet éclatant
de mécontentement, qui puiffe leur fervir
d ’un prétexte honnête pour fe retirer dans un
autre pays.
C e qui fe pratique chaque jour dans le monde,
do it vous convaincre que vous pourrez effayer
de g agn e r, à force d’a rg en t, quelqu’un des officiers
des fecrétariats des ennemis.
L a fable de Jupiter qui fe changea en pluie d ’or
pou r entrer dans la tour où Danaé , fille d’Ac ri-
ü u s , étoit enfermée, ne donne-t-elle pas à entendre
qu’il n’y a point de porte à l’épreuve d’üne
riche clef?
T o u t ce que 3 e viens dte dire fait v o ir clairement
que vous ne d evez admettre qui que ce puiffe
ê tre dans vo tre fecrétariat , qui n’ait donné dès
preuves de fa fidé lité, & qui n e foit exempt des
défauts dont je parle en traitant du fecret. N e
fiez pourtant pas les affaires d’une extrême importance
à d’autre plume qu’à la v ô t r e , & ne remettez
jamais dans des mains étrangères les lettres
d ’avis que vous recevrez là-deffus : ca r , quelque
confiance que vous a y e z lieu d’avoir en votre
fecré ta ire, vous ne craindrez pas que votre négociation
fe d é cou vre , lorfque p erfonne, autre que
v o u s , ne la fçaura.
Le maréchal de Montluc rapporte que le fameux
duc de G u ife , qui v iv o it de fon tem p s, ne fé
fioit dans les affaires importantes à aucun fecrétaire
, & qu’alors il écrivoit tout de fa main. T a c ite !
nous apprend que T ib è re trouva que le livre qu’Au-
guffe tenoit fur les plus importantes affaires de fon
ro y a um e , étoit entièrement écrit de fa main.
T â ch e z d’engager des payfans de confiance à
chercher le moyen de fe mettre parmi les guides
des e'JUiemis, afin que dans un chemin, que les
ennemis ne connoîtront p a s , ces guides puiffent
les conduire dans quelque mauvais pas ; & fur
J’avis que ces guides vous en auront donné aup
a ra v an t , vous prendrez les mefures néceffaires
p o t v profiter de cette conjoncture.
L o s Parthes envoyè rent Secrètement un homme
qui o i f t i t à Craffus de mener l ’armée Romaine
par un pa ys sûr : mais.- ce guide l’ayant abandonnée
dans les déferts, où il l’avoit conduite ,
les Romains furent défaits, & Craffus perdit la v ie .
Des efpions doubles.
Si les efpions que vous en v o y e z à l’armée ennemie
, déguifes en vivandiers ou autrement, n’y
trouvent pas quelqu’un de ceux a v ec qui vous
etes en intelligence, pour leur apprendre les particularités
les plus importantes, ils reviendront fans
vous apporter d’autres nouvelles que celle du ter-
rein où les ennemis font campés ; parce que les
efpions, appréhendant toujours d’être reconnus ,
n o feront pas demander la moindre chofe. Quand
mem® ils auroient affez de hardieffe pour s’entretenir
a vec quelques foldats de leur connoif-
fan ce , & que pour une plus grande précaution,
& pour mieux gagner leur amitié, ils le u r^ a y e -
roient à boire & à manger ; les avis que chacun
d’eux vous donnera, feront fi différents, que vous
ne pourrez faire fondement fur aucun ; parce que
ces foldats ne fçauront rien d’effentiel. Dans ce
c a s , vous avez befoin d’efpions doubles, qui en
s’offrant, comme par hafard, aux ennemis, pour
leur porter les avis de ce qui fe paffe dans vo tre
a rmée, s’intriguent peu-à-peu parmi e u x , & fe
mettent par-là hors de danger d’être punis, quand
même on viendroit à découvrir qu’ils font allés
dans vo tre pa ys. Ce s efpions doubles auront plus
de facilité à s’introduire dans la maifon du commandant
& des autres généraux ennemis, où ils
obferveront ce qui fe fait & ce qui fe dit pour
vous en informer en fon temps.
Vous permettrez à ces efpions de donner aux
ennemis touts les avis qui ne fçauroient vous porter
préjud ice , & même quelques-uns qui peuvent les
empêcher de faire une légère perte , en les avertif-
fan t , par exemple , d’éviter qu’un petit parti , un
convoi de peu de conséquence, ou quelques fourra-
geurs , ne prennent pas un chemin fur le q u e l, ce
jour-là , vos troupes fe trouvent en nombre fupé-
r ie u r , & c .
JJ efpion double ne doit jamais entrer qu’en fecret
dans la maifon du général enn emi, faifant toujours
femblant qu’il craint d’être vu. Vous pourrez auffi
le faire arrêter prifonnier, fous prétexte que vous
le foupçonnez d’être allé dans l ’armée ennemie ,
& vous lui accorderez enfuite fa liberté , en fuppo-
fant que cela n’a pas pu fe juftifier. C e t efpion ,
retournant alors chez les ennemis , témoignera dé
craindre davantage d’être découvert par quelqu’un
même des domeftiques du commandant.
Les ennemis fe défieront moins de votre efpion
dou b le, s’ il eft né fujet de leur fouverain , parce
qu’ils croiront que l’amour d e là patrie eft une affu-
rance de fa fidélité.
Lorfque Titurius Sabinus , lieutenant général de
C æ fa r , voulut en vo y e r un foldat au camp des
Gaulois , afin de leur perfuader que les Romains
étoietit intimidés, & leur infpirer la réfolution d’en
venir à un com b a t, comme ils firent malheureufe-
ment pour e u x , il choifit un .foldat Gaulois de
nation , ce qui porta ces peuples à ajouter foi plus
facilement à ce qu’il difoit.
L e grand rifque qu’il y a a v ec cette forte à’efpions,
eft qu’en fuppofant qu’ils font pour v o u s , ils ne
foient contre vous. Pour éviter ce danger, payez-
les davantage que ne font les ennemis , & choi-
fiffez des hommes qui ayent leurs biens & leur
famille dans votre pays , afin que la crainte de les
perdre les empêche de vous être infidèles. Il feroit
bon auffi d’imaginer un prétexte pour faire retirer
leur famille dans une place de gu e r re , ou dans
quelque ville du coeur du ro y aum e , dont le gouverneur
obferveroit les démarches, & vous don-
neroit avis inceffamment, fi cette famille venoit à
difoaroître.
Une autre raifon , que le T u r c dont j’ai parlé
alléguoit au comte de Staremberg, pour ne pas
confier à ce valet mahométan les lettres qu’il vou-
loit faire porter au duc de Lorra ine, étoit que ce
vaiet avoit fon père & fes parents en Turquie , &
qu’en mettant fa perfonne’en fureté , il ne laiffoit
rien en Allemagne à quoi il pût avoir regret.
Lorfqu’Alexandre en v o y a Polidamas dans la
M é d ie , pour y faire mourir Parménion, intime
ami de Polidamas , il retint pour otages les frères
de ce dernier , & s’affura auffi des enfants & des
femmes des deux Arabes qu’il lui donna pour le
conduire par des chemins détournés.
Qu oiqu e j ’aie dit plus haut que vous ne devez pas
trop enrichir v o s efpions, & que je vienne de vous
confeiller de les pa yer davantage que les ennemis,
il n’y a point en cela de contrariété ; parce que , .
dans ce dernier cas , il vaut mieux que votre efpion
foit lâche ou négligent, que de l’expofer à être
infidèle ; & ayant excepté cette règle les efpions,
qui font naturellement diffipateurs, j’ajoute que fi
pour les rendre contents & fidèles il faut leur fournir
beaucoup d’ a rg en t, on doit leur donner des camarades
pour leur aider à le dépenfer.
Il ne doit pas paroître non plus qu’il y ait
de la contrariété , lorfque je vous confeille de
choifir un efpion double , qui foit né fujet du fouverain
des ennemis, & qui ait fon bien &. fa famille
dans votre pays , parce qu’il eft fort poffible que
votre efpion foit né dans le pays en n emi, & qu’il
ait fa famille & fon bien dans les états de votre
prince.
Si vous commencez à douter de la fidélité de
votre efpion, examinez s’il vous donne des avis
dont vous tirez réellement de grands avantages
contre les ennemis ; en c e cas il ne vous trahit pas
pour les fervir. Mais s’il ne vous informe pas en
fon temps de certaines chofes qu’il eft à préfumer
qu’ il doit fça v o ir , félon les occurrences où il
s’eft trouvé dans l ’armée ou dans le pays des enne-
jn i s , défiez-vous de fa fidélité & faites-le épier
par d’autres efpions, ou en vous fervant des moyens
que je propofe , pour éclaircir le foupçon qu’dn a
fur la fidélité d’un fujet.
Donnez à entendre à un efpion, dont la fidélité
vous eft fu fp e â e , tout le contraire de ce que vous
a v ez deffein de faire , afin que s’il vous t rah it, il
trompe le général ennemi par l’avis même qu’il lui
donne dans la vu e de lui rendre lèrvice.
Ventidius mit utilement cette maxime en ufage
à l’égard d’un nommé Pharrié q u i , fervant dans
les troupes, informoit les Parthes de tout ce qu’il
pouvoit apprendre de l’armée romaine. « Mais il
tira avantage de la perfidie de ce barbare, faifant
femblant de fouhaiter ce qu’il appréhendoit, ôc
de craindre ce qu’il defiroit le plus. ».
Si Y efpion dont vous vous défiez vous propofe ou
vous facilite une entreprife qui vous paroît avan-
tag eu fe, ne vous y engagez-pas, à moins, qu’après
l’avoir bien examinée, vous ne trouviez que vous
n’y trouvez aucun rifque ; & agiffez à l’égard d e
cet efpion de la même manière que je vous con-
fexllerai d’agir par rapport aux avis que des dé -
ferteurs vous donnent.
Moyens de fuppléer aux efpions.
A près avoir traité des efpions en g én é ra l, des
efpions d o u b le s, & de ceux que vous adreffez à
une perfonne avec qui vous êtes en intelligence
il refte à parler des moyens les plus efficaces pour,
fçavoir une partie de ce qui le paffe parmi le s
ennemis, lorfque vous ne pouvez avo ir dans leur
p a y s , ou dans leur armée , ni efpion d o u b le , n£
perfonne affidée, & que les fimples efpions ne vous
donnent pas tous les avis néceffaires.
Faites déferter un foldat en qui vous a y e z de la?
confiance , & qui ait de l’ adreffe ; qu’il entre dans
le pays ennemi par un bout de la frontière , & qu’i l
demande aux premières troupes des ennemis qu’il'
rencontrera , un paffeport pour aller fervir dans
l’armée ou dans le détachement qui fe trouvera à
l’autre extrémité de cette frontière , afin de recon-
noître durant fa marche tout ce qui s’y paffe ; Ôc
lorfqu’il fera arrivé à l’autre armée , après avo ir
tout obfervé à loifir , il repaffera dans vo tre pays.'
Afin qu’on n’ait aucun foupçon de ce folda t, faites
choix de quelqu’un de ceux qui ont des parents ou
des amis dans l’armée enn emie, pour laquelle i l
demande le paffeport. Outre cela faites-lui emporter
un cheval ou quelque harde d’o ff ic ie r , que
Vous enverrez le lendemain réclamer par un trompette
, comme un v o l qu’a fait celui que vous feindrez
d’être déferteur.
En 1 7 0 8 , M. le duc d’Orléans fit déferter quelques
foldats du côté de T o r to fe , qui demandèrent
aux ennemis des paffeports pour aller fervir dans les
régiments qu’ils avoient vers Lé r id a , & qui re v e nant
par-là dans notre p a y s , nous rapportèrent des
avis de ce qui fe paffoit fur prefque toute la frontière
de Catalogne.
O n peut inférer de l’exemple que je viens de
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