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le payeras double à Cyaxare , pour avoir négligé
de l'acquitter. Quant à moi, je te demande en
prêt cent talents que je te rendrai foit par de
plus grands ferviees , foit en argent, fi je le peux.
Dans le cas contraire , je pourrai paroître dépourvu
de la faculté de rendre , mais non pas
injufte-». Arménius s’écria : « Cyrus , ne me tiens
pas ces difcours ; tout ce que tu me laiffes n’eft
pas moins à toi que ce que tu me demandes ».
Mais , reprit le prince des Perfes , que me don-
neras-tu pour la rançon de ta femme ? Tout ce
que j’a i , dit-il. — Et pour celle de tes enfans ?
— Tout ce que j’ai , répondit-il encore. — Et
t o i , Tigrane, que donneras- tu pour échange de
ta femme ? — Ma v ie , & qu’elle foit libre. Re-
prends-la, dit Cyrus : puifque tu ne nous a point
abandonnés , elle n’eft point captive. T o i , Arménius
, reçois fans rançon & ta femme & tes enfants
». Il les invita enfuite à fa table , & permit
après le repas qu’ils fe retiralfent où ils le vou-
droient. Quelle dût être la fatisfa&ion de C yrus , témoin
de leur joie 1 Touts lui donnoient les louanges
qu’il méritoit. L’un vantôit fa prudence , l’autre
fon courage ; celui-ci fa douceur , celui-là fa taille
& fa beauté. Ne l ’as-tu point remarquée, difoit
Tigrane à fa femme? Non, répondit-elle, je ne
le regardois pas. — Qui regardois-tu donc ? — Eh !
celui qui offroit fa vie pour me garantir de l’ef-
clavage.
Le lendemain Arménius envoya des préfents
à Cyrus & -à ie s troupes , non comme ennemis,
mais comme à fes hôtes. Il ordonna aux Arméniens
qui dévoient marcher d’être affemblés dans
trois jours , & ht remettre au prince des Perlés
le double déjà, fomme qu’il avoit demandée ;
celui-ci n’en prit que la moitié. Il demanda le^
quel d’Arménius ou de fon fils feroit le général
des troupes & armées Arméniennes. Celui que
tu ordonneras , dit Arménius : mais Tigrane , qui
ne pouvoit allez exprimer fa recônnoiffance , pro-
tefta qu’il ne quitferoit pas Cyrus, dût-il le férvir
comme un efclave. Voilà l’effet & le prix de la
bonté , de la clémence, de l’humanité.
Cyrus prenant avec lui Tigrane , quelques-uns
de fes amis, & T élite des cavaliers Mèdes, alla
reconnoître le pays , à deffein d’y chercher un
lieu propre à la conftruâion d’une fortereffe. Il
v it les montagnes d’où les Chaldéens vendent
ravager la plaine ; la partie qui en étoit voifine,
déferte & inculte. On lui dit qu’il y avoit toujours
des fentinelles, & que dès qu’on marchoit
à eux ,'ils vendent touts occuper lés fommets de
ces montagnes: Prefque tout leur terrein étoit
fiérile. Ils étoient pauvres , belliqueux , vendoient ,
leur fervice militaire. Leurs armes étoient le bouclier
d ofier , & deux javelots.
Cyrus jugea qu’il étoit poflible de les foumettre
en établiffant un fort fur leurs montagnes , & qu’il
l’étoit aufli de s’en emparer, avant qu’ils fe fuffent
affemblés. Il marcha donc à eux fans délai fur trois
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colonnes, les Mèdes à la gauche, une moitié des
Arméniens à la droite ; l’autre au centre pour lui
fervir de guide : il les fuivoit avec fon infanterie
marchant par quart de compagnie, fa cavalerie
faifoit l’arrière - garde, comme il convient en un
pays montagneux.
Dès que les Chaldéens de la frontière virent ces
troupes, ils en donnèrent le fignal par des cris :
ceux de l’intérieur y répondirent &c fe raffem-
blèrent. « Hâtons - nous, foldats , dit Cyrus , ils
nous donnent- le fignal. Si nous les prévenons ,
leurs efforts feront inutiles. Lorfqu’il fut près du
fommet, Tigrane le prévint que les Arméniens qui
tenoient la tête de la colonne ne foutiendroient
pas l’attaque des ennemis, & que c’étoit aux Perfes
à les combattre. En effet, dès qu’ils furent à peu
de diftance , les Chaldéens jettant un grand cri
coururent fur les Arméniens qui prirent la fuite
fuivant leur ufage. Mais voyant ceux-ci remplacés
par une ligne armée d’épées , quelques - uns
vinrent combattre de près & furent tués; d’autres
pris ; la plupart s’enfuirent. Auflitôt lés Perfes occupent
les fommets des montagnes, Cyrus
ordonne qu’ils réparent leurs forces par le repos
& la nourriture.
Remarquant enfuite un lieu fort de fa nature &
abondant en eaux, où étoient les poftes avancés
des Chaldéens; il ordonna d’y commencer à conf-
truire un fo r t, & chargea Tigrane d’envoyer dire
à fon père qu’il vînt aufîitôt avec touts les ouvriers ,
maçons, conftruâeurs qu’il feroit poflible de raf-
fembler.
Cependant on lui amena les captifs dont quelques
uns étoient bleffés. Il ordonna qu’on les délivrât
touts de leurs chaînes, remit les bleffés à
fes médecins , &. renvoya les autres dire à leur
nation qu’il ne venoit point lui faire la guerre >
mais lui offrir une paix avantageufe.
Arménius accourut avec touts les ouvriers que
demaridoient Cyrus , & le Voyant déjà maître d’un
pays qu’il avoit défiré fi longtemps de foumettre ,
il reconnut combien les vues de l’homme font bornées.
« Quand j’ai voulu étendre ma liberté , je
fuis tombé dans l’efclavage , & à peine cette liberté
m’eft rendue que je Pavois plus affurée. Pau-
rois donné bien plus d’argent, Cyrus , que tu ne
m’en as demandé pour voir les Chaldéens fournis
& dans l’impuiffancé de. me nuire».
Leurs envoyés arrivèrent, £yrus leur demanda
s’ils ne croyoient pas qu’il leur ’feroit avantageux
de mettre en valeur les terres incultes de l’Arménie
, voifines de leurs montagnes : il demanda
aux Arméniens s’ils "ne voudroient pas pofféder
les vallées fertiles des Chaldéens , l’échange fut
corifenti & fait de part & d’autre ; la paix jurée
entre les deux peuples , la communauté des mariages
, des campagnes , des pâturages, de la liberté
, de la paix & de la guerre , fut établie entre
eux, & ils réunirent leurs travaux pour conftruire
le for t, comme un ouvrage utile aux uns &. aux;
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autres. Maïs Cyrus en réferva la garde aux Mèdes, t
de crainte que 1 un des deux peuples n’en abusât
pour opprimer l’autre, & afin de les tenir touts
deux dans la fujétion.
Les Chaldéens lui repréfentèrent qu’il y en avoit
parmi eux qui accoutumés à vivre de rapine ne
fçauroient ni ne pourroient cultiver ; qu’ils n’ay oient
d’autre métier que celui des armes , &. qu’ils avoient
louvent été foudpyés tant par Aftyage que par le
roi de l'Inde. « Pourquoi, dit Cyrus, ne feroient-
îls pas aufli mes ftipendiaires ? Je leur donnerai
plus qu’ils n’ont reçu d’aucun autre ». Ils y con-
lentirent avec joie & en trè!s grand nombre.
Cyrus ayant appris que le monarque Indien avoit
beaucoup d'or, lui envoya demander un fecours
dans ce genrè. Ann d’affurer le fuccè.s de* fa demande.,
il engagea les Arméniens & les Chaldéens
a joindre quelques députés aux liens , tant pour
etre leurs guides, que pour être auprès de l’Indien
fes interprètes & fespanégyriftes. Et, comme un de
fes plus fages principes étoit de coriduire moins les
hommes par la violence, que par l’efpérance d’une
augmentation de biens ; il leur dit que s’il deflroit
de l’argent, ce n’étoit que pour donner des foldes
plus confiéérables , & , récompenfer, fuivant leurs
mérites, les compagnons de fes travaux militaires.
Ils partirent donc avec joie. " I
Cyrus ayant laiffé dans le fort une garnifon
Mède , choix qu’il jugea devoir être agréable à
Cyaxare, defcendit en Arménie, & trouya fur le
chemin les hommes , lés femmes , les enfants ,
tenant en leurs mains & lui offrant ce qu’ils avoient
de pliis digne de lui. La femme du prince Arménien
y vint aufli avec fes filles & fon jeune fils :
elle apportôit parmi d’autres préfents l’or que
Cyrus avoit refufé. « Que cet or , lui dit-il, ô
femme Arménienne , èmbelliffe l’équipage de
guerre^ que tu deftines à Tygrane : que k refte
lerve à toi, à ton mari, à tes filles, à ton autre
fils, pour accroître les ornements & l’agrément de
votre vie. ». 11 dit & continua fa route, fuivi par
le prince & le peuple qui lui donnoient fans ceffe
les noms de bienfaiteur & d’excellent homme,
titres fort fupérieurs à celui de général habile, qu’il
méritoit aufli. n
Le prince d’Arménie , ne craignant plus les
Chaldeens , donna plus de troupes qu’il n’avoit
promis. Cyrus revint donc ainfi, plus riche non-
feulement de ce qu’il avoit reçu, mais bien plus
encore de ce que lui préparoit l’humanité de les
moeurs : où font les hommes qui fe refufent à
l’empire de la vertu ?
11 campa fur la frontière, & envoya le lendemain
les troupes à Cyaxare, avec une partie de
l ’argent .: ce prince n’étoit pas loin , comme il
1 avoit promis. Cyrus , parvenu aux terres des
Mèdes, remit de l’argent aux capitaines, de fon
armée, pour le diftribuer à ceux qu'ils jugeoient
plus dignes de récompenfe. Il ne doutoit pas que fi
chaque chef tenoit fa troupe dans un ordre digne
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d’éloges, celui de toute l’armée feroit le meilleur
poflible. S il voyoit de beaux chevaux, d’excellentes
armes , il les achetoit, pour les donner à
ceux qui pouvoient en faire le meilleur ufage ;
il penioit qu en réunifiant dans fes troupes tout
ce qui eft digne d’eftime & d’admiration, il s’ho-
noroit lui-même & le rendoit plus refpe&able.
Lorfqu’il vit fon armée endurcie à la -fatigue,
difpofée à l’obéiffance, à braver les dangers, à
faire ufage des armes qu’elle avoit appris à manier,
il penfa que les délais pourroient, comme il arrive
fouvent, nuire à ces dilpofitions ik laiffer l’envie
prendre la place de l’émulation. Le foldat oifif
devient ambitieux, jaloux de celui qui eft diftingué
ou par des honneurs ou par de meilleures armes.
Mais quand le péril eft préfent, l’envie fe tait;
on loue dans les autres l’amour de la gloire, on
vante, on eftime tout ce qui peut fervir au falut
commun. Cyrus jugea donc qu’il étoit temps de
marcher aux ennemis. Il y voyoit encore d’autres
avantages ; celui de ne plus vivre aux dépens de
Cyaxare ,• mais a ceux de l’Affyrie-; celui d’augmenter
l’ardeur de fes troupes en allant chercher
les Aflyriens, & ce qui éto.t fur-tout important,
d imprimer en ceux-ci, dès les premiers inftants,
k fentiment de la crainte. Le fuccès d’un combat
dépend encore plus de la vigueur des efprits que
de celle des corps.
Cyaxare ayant approuvé les deffeins de Cyrus
celui-ci entra en A ffyr ie, ravagea 1e pays, rafi-
fembla des vivres; & lorfqu’il apprit que l’ennemi
n étoit plus qu’à .dix jours de marche, il dit au roi
qu’il ne falloit montrer de crainte ni à l’A ffyrien, ni
au Mède, ni au Perfe; mais faire vo ir , en allant
chercher les ennemis , qu’ils ne craignoient pas
leur préfenee.
Il avança donc à petites journées, ordonnant
quil n y eut jamais de feu dans les tentes pendant
la nuit, afin qu’on ne pût jamais fçavoir où il étoit.
Cependant il en faifoit allumer quelques-uns en
avant, pour découvrir, fans en être vu, ceux qui
pourroient approcher. Il en faifoit faire aufli à
quelque diftance en arrière, & prit ainfi quelques
troupes qui venoient reconnoître, & fe croyoient
encore loin des Perfes , trompées par ces feux
qu’elles fuppofoient en avant ou au-dedans de
leur camp.
Lorfque les deux armees furent peu éloignées
de^. l’autre , l’Affyrienne s’environna d’un
toffe, fuivant l’ufage des peuples d’Afie. Cet ouvrage
eft plus facile à des armées aufli nombreufes
que les leurs, & comme leur principale force eft en
cavalerie, troupe difficile .à employer de nuit, ils
a Sarantlflent d’u.ne attaque fubite* D ’ailleurs les
Aflyriens occupoient un lieu découvert; & Cyrus
au contraire fe couvroit de villages & de coteaux ,
fçachant que ce que l’ennemi ne voit pas, l’inquiète
oi. le tient en crainte.
Le lendemain l’armée de Cyaxare prit les armes
“ attendit cÿie les Aflyriens fortiffent de leur.