
Catinat rend compte à Louis - le - Grand de
l’heureufe campagne qu’il vient de faire ; le roi
interrompt le maréchal , &. lui dit : c'eft allez
parler de mes affaires, comment font les vôtres ?
Fort bien, fire , grâce aux foins de votre majefté , ;
répondit Catinat. Sa fortune étoit cependant au-
deffous de la médiocrité.
La république de Venife fait préfent à Gonfalve
de vafes d’o r , de tapifferies fuperbes & de fourrures
magnifiques ; elle y joint un décret du grand confeil,
qui le fait noble Vénitien : le grand capitaine ne
garde pour lui que le décret, & envoyé tout le
relie à Ferdinand fon maître.
Les habitants de Sedarî veulent donner à Fabert
quelques témoignages de leur reconnoiflance : ils
fçavent combien le maréchal ell défintéreffé ; ils
craignent d’être refufés ; ils faififfent l’inftant d’un
voyage qu’il fait à la cour ; ils offrent à fa femme
de fuperbes tapifieries. Madame de Fabert penfe
comme fon mari ; elle refufe le préfent qu’on lui
offre. Quelque temps après fon retour, le maréchal
apprend que ce meuble , qu’on avoit delliné pour
lu i, eft à vendre , & qu’on ell obligé de le donner
à vil prix. Fabert l’achète, le paye ce qu’il a coûté ;
deux jours après il le’ fait revendre & employé
l’argent qu’il en a tiré à faire continuer ces fuperbes
fortifications, à la conftruélion defquelles il avoit
dépenfé une partie de fon bien.
Tels font les effets du défintéreffement qui ,
comme nous l’avons d i t , eft la perfeélion de la
probité ; mais le défintéreffement a aufli fa perfeélicn.
Voulez-vous , dit l’auteur de l’introduâion à la
connoiffance de l’efprit humain , voulez - vous
que tout ce qui vous environne vous montre un
vifage content, vos enfants , vos domefliques ,
votre femme , vos amis & vos ennemis ? Soyez
libéral. Voulez-vous conferver impunément beaucoup
de vices ; avez - vous befoin qu’on vous
pardonne des moeurs fingulières ou des ridicules ;
voulez-vous rendre vos plaifirs faciles , & faire
que les hommes vous abandonnent leur confcience ,
leur honneur, leurs préjugés, ceux même dont
ils font le plus de bruit ? Tout cela dépendra de
vous , quelque affaire que vous ay ez, & quels que
puiffent être les hommes avec qui vous youlez
zraiter , vous ne trouverez rien de difficile fi vous
fçavez donner à propos.
Nous fommes bien éloignés de penfer que le
général ne doive recourir à la libéralité que pour
le livrer impunément à fes paffions , & pour parvenir
plus aifément à corrompre les hommes : ces
motifs honteux font indignes de lui. S’infinuer dans
le <oeur de fes officiers de fes foldats, capter
leur confiance , obtenir leur amour, telles font
les raifons qui doivent porter le chef d’une armée
à la libéralité c’eft pour cela qu’il doit prodiguer
l ’or ; mais fi le général ne pof^ède pas l’art de
«bnner avec grâce, s’il ne fçait pas en choifir le
moment avec adreffe ; fi fa libéralité n’eft pas
éclairée par la juftiçç , fes dons ,Tes répandît-il
à pleines mains, ne produiront aucun des effets
i qu’il avoit droit d’en attendre.
Que vous connoiffiez bien, généreux Turenne,
la manière d’embellir un préfent 1 On fçait par
coeur les. preuves que nous allons en rapporter ;
mais vos exemples peuvent-ils être cités trop
fouvent i r
Turenne apperçok dans fon armée un officier
d’une naiflance diftinguée, mais pauvre , & très
mal monté; il l’invite à dîner, lui parle en particulier
apres le repas, fc lui dit : « J’a i , moniteur 9
une priere a vous faire j voqs la trouverez peut-
être un peu hardie , mais j’efpère que vous ne
voudrez pas refufer votre général : je fuis vieux ,
continua-t-il, & même un peu incommodé ; les
chevaux vifs me fatiguent, & je vous en ai vu un
fur lequel je crois que je ferai fort à mon aife. Si
je ne craignois de vous demander un trop grand
facrifice , je vous propoferois de me le céder »,
L’officier ne répondit que par une inclination ref-
peélueufe, & il alla dans l’inftant faire conduire
fon cheval chez M. de Turenne. Ce général lui
envoya le lendemain un des plus beaux & des
meilleurs chevaux de l’armée.
Un officier eft au déiefpoir d’avoir perdu dans
un combat deux chevaux que la fituation de fes
affaires ne lui permet pas de remplacer. Turenne
lui en donne deux des fiens , en lui recommandant
fortement de n*en rien dire à perfonne. « D ’autres
yiendroient m’en demander, & je ne fuis pas en
état d’en donner à tout le monde ». Ce grand
homme voulo.it cacher fous un air d’économie
le mérite d’une belle aélion.
Turenne a reçu beaucoup d’argent pour une
charge dont la cour lui à permis de difpofer ; il
affemble cinq ou fix colonels dont les régiments
font très diminués par les pertes qu’ils ont faites,
&. leur laiffant croire que cet argent vient du roi ,
il le^leur diftribue à proportion de leurs befoins.
C eft a mille traits pareils à ceux que nous venons
de rapporter que Turenne dût en partie le nom
glorieux de père des foldats. Sa générofité diminua
infiniment fa fortune, mais elle ajouta à fa
gloire.
Aux exemples de libéralité fournis par Turenne,
nous pourrions joindre celui du fameux Gonfalve
de Cordoue, qui engage ceux de fes foldats , mécontents
de leur part du butin au pillage de Naples,
^ l er H dédommager en pillant fa maifon ; celui
d’Effé de Montalembert, qui vend fa vaiffelle &
fes meubles pour faire fubfifter fon armée ; celui
du maréchal de Briffac dans le Piémont, après la
réforme'd’une partie de fes troupes. Nous aurions
pu en citer encore mille autres; mais ceux que
nous avons rapportés doivent fuffire , même pour
les hommes trop fenfibles à l’éclat de l’or. Quant
à ceux qui font adonnés au vice bas & déplorable
*de l’avarice, ce n’eft point pour eux que
nous écrivons ; s’ils parviennent jamais au commandement
des armées , le deftin des Lucullus ,
des Craffus, des Bardas, des de F o ix , des Mans-
feld , leur eft deftiné ; ils ne doivent s’attendre
qu’à des revers funelles, des furnoms odieux , &
peut - être à une mort honteufe ; car , l’avarice
eft peu difficile fur les moyens d’acquérir ; s’ils
échappent à ce comble de déshonneur , au moins
n’éviteront-ils pas la haine de leurs foldats & le
mépris des peuples. Jamais ils ne feront infcrits
au nombre des grands hommes. Cliffon , vous en
êtes une preuve éclatante : vous étiez aufli brave ,
auffi habile général que du Guefclin , pourquoi ne
vous nomme-t-on que bien loin après ce grand
homme ? C ’eft parce que vous avez déshonoré
vos faits guerriers par une avarice fordide.
La libéralité a pourtant fes bornes ainfi que les
autres vertus ; les dons perdent de leur prix par
une aveugle prodigalité ; & quand tout le monde
eft également traité , perfonne ne tient compte
des bienfaits qu’il reçoit. La vie d’Antoine le
triumvir en eft une preuve. S i , malgré fon naturel
prodigue , le général voulait connoître quelque
jour l’état de fa fortune, étonné du délabrement
de fes affaires, ne feroit-il pas tenté de
devenir moins délicat fur les moyens de les réparer
, & pour continuer fes largeffes , ne feroit-
ji pas dire de lui ce xque le P. Dorléans dit de
Richard I I I , roi d’Angleterre : ff il donnoit fon
bien fans retenue , & prenoit celui d’autrui fans
fcrupule ». Pour ne point fe voir réduit à l’alternative
fâcheufe ou de ne plus donner, ou de
donner ce qui ne lui appartient pas , que le général
fe rappelle chaque jour cette fage maxime d’un
moralifte moderne : « avec la prodigalité, vous
ferez généreux pendant fix mois , après quoi vous
ne pourrez plus l’être ; avec la fage économie,
vous ferez généreux toute votre vie ». Qu’il ait
encore fans cefle fous les yeux l’exemple du célèbre
duc de Vendôme, qui de l’aveu de touts les hifto-
riens , ne put toujours fe livrer à fon goût pour
la bienfaifance 8c la libéralité , à caufe du peu
d’ordre & d’arrangement qu’il mit dans l’adminifi
tration de fa fortune. Inftruit par ces leçons puif-
Tantés, il fera économe fans avarice, & généreux
fans prodigalité.
§ . X V I .
Fidélité â fa parole.
On feroit étonné , fans doute , de nous voir
recommander au général François la fidélité à fa
parole , la bonne-foi & la franchife ; nos rivaux ,
nos envieux, nos ennemis , ne nous ont jamais
contefté ces vertus. Et comment ne les porterions-
nous pas à un dégré éminent ? L’honneur , cet
oracle dont les réponfes font pour nous des ordres
abfolus , les exige impérieufement. Touts les
hommes que nous avons placés au rang des héros ,
les ont pratiquées avec foin, & le feul foupçon
d’avoir manqué à fa parole, ou trahi la vérité ,
eft pour un guerrier François une fâche que des
flots de fang peuvent bien laver, mais qu’ils ne
peuvent jamais effacer entièrement. Ces vertus v
fuffent-elles bannies du refte de la terre , on les
trouveroit encore en France, dans les armées ,
& fur - tout dans le coeur de leurs chefs. Oui ,
le coeur du général des François fera toujours ,
comme celui de leur ro i, le fan élu aire de ce? vertus
auguftes. Cependant la bonne-foi & la franchife
doivent-elles empêcher le général d’employer ic
la guerre la fineffe , la rufe & les ftratagêmes ?
On pouvoir admirer jadis ce héros qui ne vouloit
pas dérober la viéloire ; mats dans notre fiède ,
on s’eft formé une idée plus jufte de la véritable
gloire. A ufli, loin de blâmer le général qui joindra
avec adreffe la rufe à la force , on Fen eftimera
encore davantage ; par fa conduite adroite, il
triomphera avec plus de facilité , & il épargnera
le fang des vainqueurs &. celui des vaincus. C e pendant
toutes les rufes , touts les ftratagêmes ,
ne font pas également permis ; il eft des loix que
l’honneur & le droit des gens défendent de tranfi»
greffer. Si le général ne s’attachoit pas à la connoif-
lance de ces loix, ( Voye£ D r o i t de la g u e r r e
ET DE LA PAIX. V o je ^ STRATAGEME. ) on lui
feroit avec raifon un crime de fon ignorance ;
l’hiftoire l’accuferoit de n’avoir eu ni franchife ,
ni bonne-foi , & peut-être même, le foupçonnant
d’avoir manqué d’humanité , elle fe garderoit bien
de le citer à nos neveux comme le modèle qu’ils
doivent fuivre.
§ . X V I I .
De Vhumanité.
C ’eft âvec raifon que Bofluet, en commençant
l’éloge des qualités du coeur de Louis de Bourbon ,
célèbre avec éclat la bonté naturelle de ce grand
général ; mais pourquoi l’orateur immortel s’écrie-
t-il : « loin de nous le héros fans humanité ». Eft-ce
qu’on peut être héros fans être humain ? Eft-ce
qu’un .guerrier fans humanité mérite nos refpeéls
&. nos nommages ? Un général eut-il remporté plus
de viéloires qu’Alexandre & Caefar v eut-il pouffé
fes conquêtes au-delà des bornes connues de la
terre, fi la tendre humanité n’a pas accompagné
fes pas , il ne fera jamais infcrit au rang des héros ,
& jamais fon nom ne fera prononcé avec atten-
driffement par la poftérité. Les peuples même
fortis à peine de la barbarie , n’ont jamais donné
ce glorieux furnom au général qui a répandu inutilement
le fang des ennemis, en leur faifant une
güerre cruelle , & celui de fes fubordonnés,
en expofant leurs jours avec trop peu de ménagement
, en n’écoutant qu’une févérité outrée ,
ou enfin en s’abandonnant à une indifférence plus
deftruâive encore. Les nations policées n’ont jamais
élevé des ftatues au chef d’une armée qui,
le fer d’une main & le flambeau de l’autre, fuivi