
& des éclats de rire. Cyrus admirant l’intelligence,
la docilité du foldat, 6c l’adreffe de l’invention,
<jui, en 1 exerçant & l’amufant, lui apprenoit que
ceux qui étoient armés à la Perfe étoient vainqueurs,
invita cette compagnie à fa table. Il en
apperçut quelques-uns, dont l’un avoit la jambe
enveloppee, 1 autre, la main, & voulut en fçavoir
la caufe. Ils dirent que c’étoient les coups des
mottes de terre. Le général infiftant, demanda' fi
cétoit de près ou de loin. Ils.répondirent, que
c etoit de loin , mais que le jeu avoit bien changé,
lorfqu’ils en étoient venus aux mains. Ceux qui
avoient reçu des coups dé férules, dirent qu’alors
le combat avoit celle d’être un jeu pour eux, &
montrèrent les blefïures qu’ils avoient reçues au
vifage, aux mains, à la tête. Le lendemain tout
le camp s’amufa de cet exercice.
Une autrefois, il invita une compagnie, que fon
chef conduifoit toujours à fes repas dans le plus
grand ordre : il en invita une autre deux fois,
parce qu’elle y entroit oc qu’elle en fortoit de
meme. Toutes les autres fuivirent cet exemple.
Cyaxare, ayant à recevoir les ambaffadeurs du
roi des Indes, envoya chercher Cyrus, 6c lui fit
porter une robe magnifique, ne voulant pas qu’il
parut devant les Indiens en fimple habit militaire.
Il exerçoit alors fon armée. Auffi-tôt il la ramène,
en faifant défiler par compagnies, enfuite par dix
compagnies ou mille hommes, fuivant le terrein.
En arrivant, il la forme près du palais, fur douze
de hauteur, & paroît devant le roi en habit Perfe,
fans ornement étranger. Aux reproches qu’il en
reçut, comment pouvois-je le plus t’honorer, répondit
il? étoit-ce en me vêtant de pourpre, d’un
collier, de bracelets, & t’obéiffant avec lenteur ,
ou me trouvant à la tête d’une fi grande armée, en
accourant vers toi, orné de fueur 6c de ma promptitude
à t’obéir ?
On fit entrer les ambaffadeurs. Ils venoient
demander le fujet de la guerre entre le Mède &
l’Affyrien , dévoient aller à Babylone faire la
même demande, 6c rapporter les deux réponfes à
leur maître, afin qu’en jugéant, fuivant le droit
des gens, les raifons des deux parties, il embrafsât
celui dont la caufe feroit jufte. Cyaxare leur répondit,
que les Mèdes n’avoient fait aucun dommage
aux Affyriens, & que le roi de Babylone
pouvoit feul les inflruire du fujet de la guerre
qu’il déclaroit. Cyrus ayant demandé la permif-
fion de parler : « annoncez à votre roi, leur dit-il,
à moins que Cyaxare n’en juge autrement, que fi
le roi d’Affyrie fe plaint de quelque injuftice, nous
recevons celui des Indes pour arbitre. ».
Lorfque les ambaffadeurs eurent pris congé ,
Cyrus repréfenta au roi des Mèdès qu’il étoit venu
le fervir fans avoir de grandes richeffes, & qu’il lui
en reftoit peu, parce qu’il les avoit répandues dans
fon armée, foit en préfents, foit en récompenses.
« Je penfe, lui dit-il, que lorfqu’on veut s’attacher
des hommes pour toute efpèce d’entreprife, il eft
| plus doux de les y entraîner par les bienfaits &
la bienveillance,, que de les y nécefliter par la
contrainte 6c les peines. Il nous faut à la guerre ,
dans nos compagnons , des amis toujours prêts
à combattre, fans envie pour leur général dans
la profpérité, fidèles dans fes revers. ».
Cyrus confeilla donc à Cyaxare de s’occuper
des moyens de ne pas manquer d’argent. Il lui
demanda s’il étoit vrai que l’Arménie voyant un
fi grand nombre d’ennemis fe confédérer contre
lu i, refufoit le tribut accoutumé , ainfi que les
troupes qu’elle avoit promifes. Cyaxare en convint,
ajoutant qu’il étoit incertain s’il devoit employer
la force contre ce pays, ou s’il ne feroit pas plus
utile de le laiffer actuellement en paix , de crainte
qu’il n’augmentât le nombre de fes ennemis.
Cyrus ayant appris du roi des Mèdes que
1 Arménie avoit peu de villes fortes, mais feulement
quelques montagnes où les habitants pouvaient
fe retirer 6c tenir longtemps, lui dit que
s’il vouïoit lui confier la cavalerie néceffaire à
cette expédition, il efpéroit contraindre les Arméniens
à payer le tribut 6c fournir des troupes.
Cyaxare y confentit. Ils concertèrent les moyens
de furprendre le pays , & le premier convenu
fut de garder le fecret. Cyrus avoit chaffé plu-
fieurs fois fur les frontières de l’Arménie. Il y
étoit même entré avec un petit nombre de' cavaliers.
Le prétexte d’un pareil amufement de-
venoit donc fpécieux ; mais on ne pouvoit y
mener que la cavalerie néceffaire à une chaffe :
les préparatifs feroient devenus fufpe&s s’il y en
avoit eu davantage. Afin de tromper plus certainement
Arméniens, Mèdes & Perfes , fuppofé que
cette nouvelle fut portée en Arménie, Cyaxare
voulut que Cyrus lui demandât publiquement un
grand corps de cavalerie pour une chaffe, 6c le
prévint qu’il ne lui en accôrderoit qu’un très
médiocre : fous le prétexte que lui-même en avoit
befoin pour aller vifiter fes fortereffes des frontières
d’Affyrie , qu’en effet il vouïoit voir. Il
convint en même-temps que lorfque Cyrus auroit
chaffé pendant deux jours., il *lui enverroit un
corps fuffifsrit d’infanterie &' de cavalerie, & s’a-
vanceroit avec le refte de fes troupes , afin de
paroître quand il le faudroit.
Cyaxare n’ayant donc permis à Cyrus d’emmener
qu’un petit nombre de jeunes gens, quoique
plufieurs vouluffent le fuivre, prit le chemin des
frontières d’Affyrie avec une efcorte. Cyrus chaffa
durant deux jours en s’approchanttoujours du terrein
môntueux de l’Arménie L’armée de Cyaxare ne
devoit pas alors être loin. Il y envoya donc en
fecret quelques-uns des fiens, & diflimulant encore,
il leur donna ordre en public de s’arrêter environ à
deux parafanges de fa troupe.
Le foir du fécond jour il manda fon tâxiarque
ou capitaine, lui déclara la défe&ion de l’Arménie,
les deffeins du ro i, & lui donna fes ordres. « Chry-
fante, lui dit-il, après un léger fommeil, prenez
la moitié des Perfes qui font avefc nous. Suivez
le chemin des montagnes où l’on dit que l’Arménien
fe retire en cas d’attaque, ôc occupez-les. Suivant
toute apparence, les efcarpements Ôc les bois vous
y cacheront. Cependant envoyez en avant quelques
, foldats des plus agiles , vêtus en brigands, & à
peu près en même nombre ; s’ils rencontrent des
Arméniens , ils les arrêteront : ceux qu’ils ne
pourront prendre s’enfuiront épouvantés, n’auront
aucune connoiffance de votre troupe , ôc
vous regarderont comme des brigands. Ainfi aucun
d’eux ne pourra donner avis de notre marche.
Je partirai à la pointe du jour avec l’autre moitié
de notre infanterie 6c touts les cavaliers, & j’irai
droit à la capitale par le chemin de la plaine. Si
quelque troupe s’oppofe à mon paffage, il faudra
combattre. Si elle cède, il faudra pourfuivre. Si
elle fuit vers les montagnes, ne laiffe pas échapper
un feul de ceux qui viendront vers toi. Nous
ferons les batteurs & tu garderas les filets ; mais
fouviens-toi qu’il faut fe cacher pour ne pas effrayer
les bêtes. Cependant garde-toi de ce que l’amour
de la chaffe te fait faire quelquefois : il faut permettre
au foldat un peu de fommeil. Quant aux
guides , le befoin n’en eft pas grand pour toi ,
accoutumé , comme tu l’e s , à pourfuivre des animaux
dans les forêts & dans les montagnes. Mais,
quoiqu’il n’y ait point pour toi de chemin difficile,
ordonne à ceux qui te conduiront de prendre le
plus aifé , s’il n’y en a .pas un autre beaucoup
plus court ; le plus facile eft toujours le moins
long pour une troupe. N’abufe point auffi de ta
légèreté à parcourir les montagnes : marche affez
modérément pour que tes foldats te fuivent ».
Chryfante muni de fes înftrucfions , partit après
quelques heures de fommeil ; & Cyrus , à la
pointe du jour , députa un envoyé vers Arménius ,
avec ordre de lui annoncer qu’il venoit lui demander
le tribut ôc une armée : s’il demandoit
où étoit Cyrus , de répondre , fur les frontières ;
s'il l’interrogeoit fur le nombre de fes troupes ,
de lui dire qu’il envoyât des gens pour le recon-
noître. Cyrus regarda comme plus humain de
faire annoncer fa préfence ,. que d’arriver inopinément.
Enfuite ayant difpofé fa troupe tant pour
la marche que pour le combat, s’il étoit néceffaire,
il entra en Arménie. Mais il ordonna expref-
fément de n’y faire aucun dommage, de raffurer
les habitants, & de leur dire qu’ils pouvoient lui
apporter les viwes & denrées qu’ils voudroient
vendre.
L’envoyé de Cyrus l’avoit annonce. Comme
le fouvenir d’une injuftice trouble l’ame, Arménius
fut effrayé. Outre le refus du tribut ôc de
l ’armée , comme il prévoyoit la guerre, il avoitt
commencé à fortifier fa capitale. Dans cette agitation
il fit raffembler des troupes ; il envoya
dans les montagnes fon jeune fils Sabaris, fes filles,
fa femme , celle de fon fils Tigrane, ôc ce qu’il
avoit de plus précieux : il donna ordre à quelques
hommes de fa fuite d’aller reconnoître l’armée de
Cyrus : il formoit les troupes qui lui arrivoient,
lorfqu’on vint lui annoncer l’approche des Perfes.
N ofant ni les attendre ni les combattre , il fe
retira.
Les habitants , à fon exemple , pensèrent ât
mettre leurs biens en fureté. Cyrus voyant la
campagne remplie d’hommes qui fuyoient, leur
envoya dire qu’il traiteroit en ennemis ceux qui
prendroient la fuite, en amis ceux qui refteroient;
la plupart choifirent ce dernier parti. Les femmes
envoyees/ vers la montagne y tombèrent aux
mains de Chryfante : quelques foldats les efcor-
toient : ils vinrent en inftruire Arménius. Effrayé
de plus en plus , entouré, prévenu par-tout, ne
fçachant a quoi fe réfoudre, il fe réfugia fur une
colline , ou Cyrus le fuivit & l’environna , tandis
qu’il envoyoit ordonner à Chryfante de le venir
joindre. En même-temps il députa un héraut vers
Arménius pour l ’inviter à combattre ou à fe rendre.
Celui-ci defcendit au camp des Perfes avec ce
qu il avoit de troupes. Cyrus l’interrogea en préfence
des chefs Mèdes 6c Perfes , des principaux
de l’Arménie qui étoient préfents , des
femmes 6c des enfants, même du prince captif «
un/, jugement auffi public ne pouvoit pas être
fuipeâ de partialité. Il l’obligea de convenir
lui-meme qu ayant ete vaincu par A fty ag e , s’étant
fournis à payer un tribut, à n’avoir aucunes
places fortifiées, a fournir un fecours de troupes
dès qu’il feroit demandé , 6c n’ayant rempli fa
promeffe à aucun égard, il méritoit la perte de
fes biens, 1 efclavage, 6c la mort même , s’il avoit
contraâé quelque alliance avec l’ennemi de fon
vainqueur. A cet aveu.la famille d’Arménius jetta
un cri douloureux. Son fils arracha fa thiare, déchira
fes habits ; fes femmes fe frappoient le fein ,
6c arrachoient leurs ornements. Le feul Tigrane ,
du vaincu , efpera de fléchir lef vainqueur. Il
n’en étoit pas inconnu. Tigrane avoit chaffé quelquefois
avec Cyrus. 11 lui repréfenta les droits de
l’humanité , l’efpérance d’une conduite exempte
de toute injuftice, les avantages qu’il pouvoit
i retirer de la clémence , l’incertitude du fuccès
d’un nouveau gouvernement , l’attachement inviolable
que donneroit pour lui à toute fa famille
la reconnoiffance de fes bienfaits, enfin l’entière
difpofition qu’il auroit de toutes les troupes 6c
de tout l’argent que pouvoit fournir l’Arménie.
Cyrus interrogeant Arménius lui demanda combien
d’argent 6c de troupes il lui donneroit, s’il
lui faifoit grâce. Tu vo is , répondit-il, celles du
pays : emmène-les, en ne laiffant que ce qui eft
neceffaire a fa defenfe. Nous'avons à peu près
hifit mille hommes de cavalerie 6c quarante mille
d infanterie. Quant a l’argent , j’ai environ trois
mille ^talents dont tu peux , Cyrus , également
dilpofer. Cyrus lui dit fans délai : » comme les
Chaldéens te font la guerre, j’accepte feulement
la moitié de tes troupes, 6c pour le tribut, tu