
la nature ; elle bannit enfin du temple de la ,
gloire touts les guerriers fenfibles aux charmes de
l'amour. Pour nous, fidèles à notre plan , nous
nous en rapporterons uniquement au témoignage
de l’hifto're ; ce font les héros de touts les fiècles
que nous confulterons ; ce font eux qui inftrui-
ront les généraux & qui fixeront l’opinion des mili- !
taires fur une paflion générale parmi les hommes.
Après avoir parcouru avec foin les annales du
monde j afin de raffembler les exemples faits pour
excufer la paflion de l’amour dans' les hommes
qui fe font dévoués au fervice de la patrie , nous
lommes forcés de convenir que nous n’avons trouvé
quelques traits épars en faveur de l’amour qu’en
France , fous le règne de Charles V I I , & pendant
les moments rapides où la chevalerie fut en honneur;
par-tout ailleurs , nous avons vu les guerriers , ,
efclaves de cette paflion , ou fe couvrir de honte ,
ou manquer l’occafion d’acquérir de la gloire, ou
au moins perdre toujours une partie de la confi-
dération due à leurs talents & à leurs places.
Les généraux jaloux de leur gloire ont toujours
fermé à l’amour l’entrée de leur coeur. Tels furent
Cyrus , Philopoemen, Epatrinondas , Annibal,
Scipion , les empereurs Julien & Aurélien , &.
dans des temps plus rapprochés, Eugène, Gaflion ,
Charles XII &. T illy . On fçait que Cyrus refufa de
voir la belle Panthée ; qu Alexandre , pendant ,
qu’il fut jaloux de fa renommée, ne s’expoia qu’une
fois aux regards de la femme de Darius ; qu’An-
nibal fe mit toujours à l’abri des atteintes de l’amour.
On connoît la conduite de Scipion avec la
jeune époufe d’Allucius ; celle de Turenne après
le Sac de Sorle ; perfonne n’ignore que Gaflion
maîtrifa l’amour; qu’Eugène prétendoitque ce n’eft
qu’une paflion frivole célébrée par les femmes avec
beaucoup d’habileté, pour étendre les bornes de
leur empire , & que les noeuds les plus* légitimes
font fouvent oublier aux guerriers les devoirs les
plus facrés ; on fçait enfin que C harles XII & Tilly
étoient parvenus au point de fe rendre totalement
infenfibles aux traits ae cette aveugle paflion.
Quelques autres guerriers célèbres n’ont pas
porté aufliloin, je le lçais, lahsine contre l’amour ;
mais peu de grands généraux lui ont obéi aveuglément
, ou f i , dans le calme de la paix, ils fe laissèrent
aller à fes charmes trompeurs , le premier
fon de la trompette interrompit le fommeil léthargique
dans lequel ils étoient enfévelis ; ils brisèrent
lesfers honteux dont on avoit chargé leurs maius, '
& lacrifièrent même l’objet de leur paflion à leur
patrie, à leur propre gloire & au maintien de la
difcipline. Nous pourrions citer beaucoup- de généraux
qui ont tenu la conduite que nous venons
de retracer ; mais nous nous bornerons à indiquer
Mahomet qui tranche la tête à la belle Irène ,
& le maréchal de Saxe approuvant l'officier qui,
pour purger le camp des femmes perdues , fource
ordinaire des plus grands défordres, avoit commencé
par enlever l’objet des amours de fon gé-
. néral, M. de Voltaire a révoqué en doute le premier
de ces fait.s ; mais ne fût-il qu’une allégorie
ingénieufe, il n’en i'eroit pas moins utile de remettre
fouvent ce tableau fous les yeux des généraux.
Animés par le même motif, nous allons
rapporter quelques exemples frappants & funeftes
des fuites malheureufes de cette paflion ,que nous
regardons comme invincible pour avoir moins à
rougir de notre défaite, & qui cependant ne maî-
trile que ceux qui veulent bien porter fes chaînes.
Antoine &. Cæfar furent chez les Romains les
vi&imes les plus célèbres de l’amour. Cette folle
paflion fit effuyer à celui-ci quatre guerres longues
& cruelles , & fit perdre à celui-là la vie & l’honneur.
Mais rapprochons-nous de notre fiècle ; les
événements modernes font une impreflion plus
. forte & plus durable. Sous le règne de la chevalerie
, que j’appellerai volontiers celui de l’amour
, cette paflion produifit une foule de duels
funeftes à l’état. Les revers que nous éprouvâmes
en Italie pendamfle feizième fiècle, prirent leur
fource, fuivant Brantôme , dans l’amour que Bon-
nivet avoit conçu pour une femme du Milanès.
Le vainqueur de Coutras ne profita pas de fa
vi&cire : il abandonna fon armée ; il s’expofa à
de grands dangers , pour fatisfaire l’amour qui
maîtrifoit fon âme. Un fol amour ne fut-il pas
la caui'e de la défaite du due de Buckingham devant
la Rochelle ? Ne rendit-il pas Turenne in-
difcret, & n’a-t-il pas ptefque effacé la gloire des
travaux de Bannier ? Nous n’avons rapporté, fans
doute, qu’une foible partie des événements malheureux
que les hiftoriens attribuent à l’amour , &
, l’hiftoire elle-même n’a pas configné touts les faits
qui pouvoient infpirer aux guerriers une forte haine,
ou au moins une jufte défiance contre cette paflion.
Mais nous croyons en avoir affez dit, pour montrer
que nous adoptons dans fon entier l’opinion que
M. de Buffon en a conçue.
Une paflion aufli violente, auflï dangereufe ,
& plus honteufe que celle dont nous venons de
parler, régna jadis dans les armées, c’étoitl’amour
du vin. Aujourd’hui nous pouvons nous difpenfer
de combattre cette paflion ; mais fi elle reprenoit
jamais de nouvelles forces, nous parlerions aux
S'nèraux de la tempérance de T illy & de Charles
I I , qui ne burent jamais de vin ; nous leur
mettrions fous les yeux les crimes que cette paflion
aviliffante fit commettre à Alexandre, la vie de
l’empereur Bonofe , & la mort d’Attila ; nous leur
rappellerions le furnom fâcheux que l’amour du
vin fit donner à Artus de Coffé ; les fautes qu’il
fit commettre à Rantzau, à Merci, à Guftave,
& à Pierre-le-grand ; enfin nous les conduirions
fur le champ de bataille de Tolhuis ; nous leur
ferions voir que ce paffage du Rhin ,• fi célébré ,
eût été exécuté fans effufion de fang, que Condé
n’auroit pas été bleffé, & que la France n’auroit
pas vu s’évanouir lqs efpérances qu’elle avoit
fondées fur le génie & les talents de ce grand
homme , fi le duc de Longueville échauffé par
les vapeurs du vin qu’il avoit bu la veille, ne fe
fût point élancé fur les ennemis au moment où
ils alloient rendre leurs armes.
Si le général connoifloit affez peu fes véritables
intérêts pour traîner à fa fuite de nombreux équipages
; s’il croyoit la vue de fes fubordonnés affez
foible pour fe laiffer éblouir par cet éclat, & affez
peu perçartte pour ne pas diftinguer l’homme d’avec
tout ce qui l’entoure , nous répéterions ici ce
que nous dirons au mot L u x e ; & fi Thiftoire
de Vitellius , la vie de Mayenne , & celle du
grand prieur de Vendôme , ne lui avoient pas
prouvé combien il lui feroit funefte de s’abandonner
aux plaifirs de la table, & de prolonger fon
fommeil au-delà du temps néceffaire pour réparer
fes forces épuifées , nous ferions ici les memes
réflexions que dans l’article L u x e , & dans le
paragraphe que nous avons -confacré à Ya&ivité.
De jeunes guerriers, deftinés par leur naiffance
à commander les armées, étonnés de la rigidité des
loix que la moTale militaire impofe aux généraux ,
- diront peut-être : Quoi ! le chef d’une armée doit
donc bannir loin de lui touts les objets qui pour-
roient lui faire oublier pendant quelques inftants
les peines attachées à la place qu’il occupe ? Stoïcien
févère, il doit donc renoncer aux plaifirs mêmes
que tfon permet au refte des guerriers ? Il eft pour
le général qui aime fa patrie , pour le chef honnête
& fenfible , des plaifirs plus réels & plus doux
que ceux qui entraînent l’ardente jeuneffe. A chaque
pas que le général fait vers la gloire , ne reffent-il
pas un plaifir nouveau , & chaque récompenle
qu’il reçoit ne lui procure-t-elle pas de nouvelles
jouiffances ?, Ne peut-il pas fe délaffer à la chaffe
ce plaifir des héros, cet exercice noble &l utile ,
qui fortifie le corps , forme le coup - d’oe il, & ü
apprend à juger d’un pays qu’on ne connoît pas
encore , par ceux que l’on connoît déjà ; n’a-t-il
pas le fecours de la le âu re , celui de la conversation
avec les fçavants ? L’amitié I cette vertu
célefte, qui n’eft jamais accompagnée du trouble ,
de l’aveuglement, des foucis , mais qui a toujours
pour cortège la douce paix & les fages confeils,
ne viendra-t-elle pas lui prodiguer fes foins con-
folateuTs ; ne l’aidera:t-elle pas à fupporter le poids
accablant fous lequel il pourroit fuccomber ? Mais
fût-il dépourvu de touts fes fecours , ne lui reftera-
t-il pas la vive fatisfaâion qui découle de l’accom-
pliffement de fes devoirs, & le plaifir plus vif
encore d’avoir fait oublier leurs bleffures , leurs
peines & leurs maux aux hommes qu’il commande
d’avoir contribué à les rendre heureux, & enfin f
d’avoir mérité leur eftime & obtenu leur amour ?
§ . X I X .
De la modeftie.
Lorfqu'en lifant l’éloge de Turenne par Fléchi,er,
j on parvient à l’endroit où l’orateur parle de ia
modeftie de Ton héros , on feroit tenté de croire
que le portrait eft flatté , fi on connoifloit moins
l’homme immortel qu’il repréfente. Tout ie monde
convient en effet que l’évêque de Nifmes a dépeint
dans ce morceau fublime toutes les formes différentes
fous lefquelles les généraux modeftes doivent
fe montrer. Pour donner une idée jufte de la
modeftie des héros, nous croyons donc ne pouvoir
mieux faire que de tranfcrire ici les expref-
fions de cet homme éloquent.
« Qui fit jamais de fi grandes chofes ? Qui les
dit avec plus de retenue 1 Remportoit-il quelque
avantage , à l’entendre , ce n’étoit pas qu’il fût
habiie, mais l’ennemi s’étoit trompé. Rendoit- il
■ compte .d’une bataille , il n’oublioit rien , finon
que .c’étoit lui .qui l’a voit gagnée. Racontoit - il
quelques-unes de ces aflions qui l’avoient rendu
fi célèbre, on eut dit qu’il n’en avoit été que le
Xpeétateur , & l’on doutoit fi c’étoit lui qui fe
trompoit ou la renommée. Revenoit-il de fes glo-
rieufes campagnes, qui rendront fon nom immortel,
il fuyoit les acclamations populaires ; ibrou'viffoit
de les vifloires ; il venait recevoir des éloges
comme on vient faire des apologies , & notait
prefque aborder le roi , parce qu’il étoit obliaé
par refpefl de fouffrir patiemment les louanges
dont famajefténe manquoit jamais de Hionorerji.
Tels font les traits qu’offre la vie de Turenne.
Qu’on .n’imagine pourtant pas que ce héros ait
poflédé feul cette vertu des grandes âmes ; toms
des hommes illuftres dont l’antiquité fe glorifie ,
l ’ont porté à un degré éminent. Du Guefclin
Dunois ç Bayard , & touts nos anciens preux ,
avoient aufli appris dès leur enfance qu’un chevalier
A o n fé r ir h aut &■ pa rler bas. Le fameux Sobieski.,
qui vainquit les Turcs & délivra Vienne, écrivoit ;
-je fu i s v e n u , j a i v u , & D ie u a va incu. Fr.ançcfs
de Bourbon , Mariboroug & Belle-Me avouoient
leurs fautes mettoienr leurs fuccès fur le compte
de leurs troupes & de leurs fubalternes. Boufleis
en agit de même après la défenfe de Lille. Condé,
que fa naiffance, fes triomphes & fes talents au-
roient dû enorgueillir, ne parloit jamais de lui-
meme en rendant compte des batailles qu’il avoit
gagnées : il avouoit que Turenne lui étoit fupérieur
en tout , & il ne defiroit, quand il remplaça ce
grand homme, que de pouvoir évoquer fon ombre,
interroger fon génie, & fuivre les deffeins qu’iî
avoit formés. Fabert, Luxembourg & Catinat font
-encore ici des modèles à offrir aux chefs des armées,
ils achèveront de prouver que la modeftie, en
parlant de leurs hauts faits, eft un des principaux
attributs du héroïfme.
Mais ce genre de modeftie eft - il le feul qui
convienne aux grands hommes ? Leurs vernis &
leurs talents -feront-ils oublier qu’ils ont tiré vanité
de leur naiffançê , & qu’ils fe font enorgueillis de
la fortune que le fort leur avoit donnée en partage ?
Non, fi l’hiftoire publie leurs aûions glorieuses