
l’intérêt ôc de la gloire du prince que Tes provinces
foient peuplées , ôc je propofe les moyens par:
lefquels on y peut parvenir. Il eft rare de trouver
un pays où le peuple ne foit pas ennemi de la
nobleffe, & où la nobleffe ne foit pas divifée
entre e lle, foit parce que certaines familles fe
reffentent des offenfes qu’elles ont reçues des
autres j foit parce que les plus grandes richeffes des
unes, les emplois dont elles font honorées , les
marques de diftin&ion attachées à leur naiffance,
donnent de la jaloufie aux autres. La même divi-
fion règne parmi le peuple ; la diverfité des
métiers ôc des profeffions, fou vent même la feule
différence des quartiers où ils logent dans une
ville , fuffifent pour lui faire changer d’inclination
& former des partis. Ordinairement les habitants
des lieux voifins ne s’aiment pas les uns les
autres. Leurs conteftations perpétuelles fur l’ufage
des eaux, des bois ôc des pâturages de leurs con- i
fins, dont-chacun veut étendre les bornes au préjudice
de l’autre, donnent lieu à cette inimitié ;
on court rifque de perdre un pays où règne de
telles difcordes , & il y auroit de l’erreur de vouloir
appliquer, à l’égard des fujets, la maxime qui
veut que l’on feme la divifion parmi les ennemis.
D o n c , fi dans le pays que vous avez conquis il
y a des divifiôns Ôc des partis , tâchez de les
éteindre, quand même vous les auriez fait naître
vous-même, pour avancer davantage vos progrès
pendant la guerre.
Les ennemis de la couronne d’Efpagne , pour
porter le peuple de Naples à prendre les armes
fous la conduite du duc de Guife, fe prévalurent
de la haine que le peuple avoit contre la nobleffe
dé cette ville.
' On obferve que dans chaque contrée de la Sardaigne
» règne, depuis plufieurs cent 'ans, entre
différentes familles, des partis fanglants, que de
mutuelles offenfes & un efprit de vengeance ôc
de jaloufie ont fait naître, & ont entretenu juf-
qu’aujourd’hui ; Ôc lorfque dans la dernière guerre
entre les Allemands & les Efpagnols, chaque parti
le flattoit de l’efpérance de pouvoir, à la faveur
de la proteéiion d’un prince , l’emporter fur l’autre
parti, on en vint aux âccufations, les difcordes
augmentèrent, ôc cette haine particulière & domef-
tique devint une guerre commune ôc civile , les uns
s’étant déclarés pour l’Eipagne ôc les autres pour
l’Empire, dont ils implorèrent le fecours , ce qui
fut caüfe que les Efpagnols perdirent cette île en
1706 ou 1707.
Dans Thiftoire que Bifacioni a écrite des guerres
civiles de fon temps, on voit dans prefque toutes,
que quelques corps entiers de métiers fe font distingués
en bien ôc en mal, pour ou contre l’Ef-
pagne; &- dans la révolte de Sarragoffe, pendant
la dernière guerre, on éprouva que les habitants
d’une certaine nie fe-montrèrent plus infolents ôc
plus ennemis du roi que touts les autres citoyens
'de la même ville , dont plufieurs ne .firent pas
le moindre mouvement, & fe confervèrent dans •
le fond du coeur; toujours fidèles à fa majefté
ôc quelques-autres , ayant abandonné leurs maifons.
ôc leurs familles , pafsèrent dans les provinces qui
vivoient fous l’obéiffance du roi.
Q u i'e ft-c e qui, ayant fervi fur la frontière
d’Arragon ôc de Navarre , ignore l’antipathie qu’il
y a toujours, eu entre Tudèle Ôc Exea , Malien ôc.
Gallur, Borja ôc Magallon ? Et lorfqjie dans la
dernière guerre, Exea, Gallur ôc Magallon eurent
embraffé le parti des ennemis, quel effort ne firent
pas pour le lervice du roi les habitants de Tudèle,
de Malien Ôc de Borja , qui s’exposèrent à toutes
fortes de périls, 6c fouffrirent avec plaifir touts les
ravages de la guerre pour donner des preuves de
leur fidélité 6c fatisfaire leur ancienne haine contre
ces autres peuples ? .
Le duc de Guife rapporte que, lorfqu’il fe vit
le maître de Naples ôc qu’il eut été déclaré géné-
raliflime de fes armées, il prit toutes les mefures
poflibles pour calmer la haine qu’il y avoit entre
la nobleffe ôc le peuple de cette ville , quoiqu’il
eût lui-même fomenté cette haine pour y exciter
une révolte.
Dès qu’un pays eft conquis, ordinairement le
nouveau fouverain commence par accorder un
pardon général de touts les crimes précédents,
excepté qu’il n’y ait partie civile dans une matière
grave 6c odieufe , parce qu’alors le pardon du
prince feroit trop de mécontents. Ce fu t, fi-je ne
me trompe , avec cette précaution que furent
publiées en Sardaigne deux amnifties ; la première
par Philippe V mon maître, lorfque fes troupes
prirent cette île fur les Impériaux; 6c la fécondé
par Viélor Amédée I I , duc de Savoie, lorfque, par
.le traité de la quadruple alliance, il entra en pof*.
feflion de ce royaume.
Cette maxime eft très bonne à fuivre ; car outre
que le prince exerce fa clémence, il y a encore
cette raifon de politique, qui eft que touts ceux
qui, par ce pardon, évitent la prifon 6c le châtiment
qu’ils avoient lieu de craindre fous le fouverain
précédent, fe croiront obligés, par recon-
noiffance , à- être fidèles au nouveau prince';: c’eft
ce que je prouve,-ailleurs par les exemples de
Blé fus , de Pélopidas , 6c d’un nonimé Péroné.
On peut tirer encore de plus grands avantages
de cette maxime dans le pardon qu’on appelle aux
bandits, parce qu’ils font hommes, de courage,
qu’ils connoiffent les chemins, 6c font accoutumés
aux périls 6c à la défobéiffance ; ce qui les rendra
plus propres à fomenter ùne.fédition en faveur
de leur ancien fouverain qui leur pardonne , fi
l’autre ne leur a pas auparavant accordé le même
pardon.
Polyfie rapporte que les Romains voulant fe
conferver un parti dans Lacédémone, dans Mef-
sène , 6c dans quelques autres villes Grecques ,
mirent tout en ufege pour que ces .villes pardon-
naffent à leurs exilés, 6ç l’on voit dans les mémoires
du duc de Guife combien lui fervirent les
bandits de Naples, pour tramer là le foulèvement
de cette ville contre les Efpagnols. En traitant
des révoltes qui s’élèvent dans les états de l’ancien
domaine de votre prince, je parle de l’importance
6c de la manière d’exterminer les troupes de
bandits que le pardon ne ramène pas dans leur
devoir ; ce que j’en dis peut fervir par rapport
aux bandits d’un pays conquis.
Anciennement, qu’il y avoit quantité d’efclaves,
parce qu’on donnoit ce nom aux prifonniers que
•I on traitoit en efclaves, on s’en fervoit quelquefois
fort heureufement pour former un parti, en leur
offrant la liberté. Tacite rapporte que Titus Curti-
fius auroit trame par cette voie une terrible guerre
en Italie contre Tib è re , fi par un grand bonheur
Curtifius n’étoit pas tombé entre les mains de cet
empereur. C ’eft pour cela que je confeille ailleurs,
que fi dans une province , dont la fidélité eft fuf-
p e â e , il y a beaucoup d’efclaves, il faut obliger
leurs .maîtres a les vendre, 6c les faire paffer dans
l ’intérieur du royaume ; mais fi vous en avez be-
foin pour en former un parti dans un pays conquis,
accordez-leur la liberté, quand même votre prince
donner quelques récompenfes à leur
maître , afin de ne pas mécontenter les uns par la j
perte que l’on leur caufe, tandis qu’on gagne
l’affeâion des autres par la liberté qu’on leur rend.
C e f t ce que pratiqua Marius Junius, dont je rapporterai
dans la fuite l’exemple.
Il faut aufli éloigner du pays nouvellement conquis
les prifonniers que vous avez faits fur les
ennemis, parce que, dans leurs converfations avec
les habitants , ils fomentent toujours un parti
contre vous: 6c lorfqu’il s’agira d’un coup de fur-
prife , ceux de ces partis trouveront affez de
moyens de leur fournir des munitions 6c des armes,
quand meme vous les .tiendriez enfermés en prifo
n , comme je l’ai déjà fait voir en traitant des
xurprifes.
Des moyens d'engager les peuples conquis à préférer
la domination du nouveau fouverain à celle de
leur ancien prince.
- que vuus vous trouvez dans les circonl-
tances déjà exprimées que les peuples que votre
-ouverain a conquis dans une guerre jufte lui ont
<!eja prêté le ferment de fidélité, 6c qu’ils font
par confiéquent délivrés de celui qui les lioit à
un autre prince moins légitime. J’ai dit ailleurs
par quels moyens un général peut fe faire aimer
dans le pays où il commande, Ôc de quelle
maniéré il peut ôter aux peuples tout motif de
mécontentement contre leur fouverain.
Afin que les peuples , par votre bon traitement,
aie sapperçoivent pas qu’ils font conquis , ôc que
contents de leur fort , ils n’afpirent pas à le changer,
évitez, autant qu’il vous fera poffible, que
j vos troupes les maltraitent ou les pillent. Faites
honneur aux perfonnes que les villes vous députeront
; accordez à la nobleffe toutes les
grâces que vous pourrez ; facilitez au peuple les
moyens de vivre fans un extrême travail, 6c fans
être opprimés par les riches ; enfin, agiffez de manière
que le nouveau joug paroiffe aux uns Ôc aux
autres plus léger que l’ancien : alors vous leur
persuaderez ailément, même contre leur propre
inclination , qu’il eft avantageux pour eux de vivre
tranquillement fous la puiffance de votre fouverain.
Cæfar , dans la neuvième année de fon gouvernement
, mit fur touts ces points, cette politique
en ufage dans la Gaule Belgique, parce qu’il crai*
gnoit que ce p ay s , qui venoit d’être conquis,
ne fît'quelque foulèvement , pendant que les
armées de Rome étoient occupées à faire la guerre
dans une autre province.
J’ai rapporté diverfes raifons en faveur du bon
traitement dont il faut ufer envers ceux qui fi»
font défendus avec confiance , 6c à l’égard de
ceux qui ont été prompts à fe rendre. Je crois
qu’il eft-encore plus néceffaire d’obferver cette
règle dans le cas dont je parle.
Cafaubon a donné un magnifique 6c véritable
eloge à Henri IV , roi de France, fur ce qu’après
une fanglante guerre, où il fut vainqueur de fes
propres iujets , par l’effet d une véritable poli-
tique , il avoit fait éclater fa clémence. « Paris,
lui d it - 'il, vous a vu vainqueur, ôc ce qui a
fait fon étonnement, c’eft que ce peuple ne
s’eft pas fenti vaincu : vous avez pris cette ville
6c elle n a pas cru avoir été prife , parce que
vous n’avez pas voulu permettre à votre armée,
ni à vous-même, rien de tout ce que les viâorieux
fo permettent à l’égard des vaincus.. . . Les vainqueurs
6c les vaincus, pleins d’une égale allégreffe,
d’un commun accord, d’une même voix , vous
appellent, avec les larmes de jo ie , le père de la
patrie».
J® ferai v oir , en traitant des révoltes, que la
bonne politique veut qu’on ne dreffe pas dans
un pays conquis des pyramides , des inferjptions
ou des ftatues, qui foient un monument de fon
abattement. Il faut que les perlonnes qui vous
font fecrétement affidées exagèrent fouvent, auprès
des peuples conquis, la bonté 6c le définté-
reffement de votre prince , l’amour qu’il leur
porte , & l’intention qu’il a de les combler de
bienfaits.
Carmagnole, gouverneur de Gènes pour Philippe
Vilconti, duc de Milan, fe fervit de cette
politique pour porter les Génois à abolir les traités
qu’ils avoient faits avec le duc, & à fe foumettre,
fans exception & fans rèferve, à fon gouvernement
defpotique.
C eft une vieille tufe, que met ordinairement
en ufage un prince qui veut faire des conquêtes
par l’art & l’adreffe, de publier, que c’eft plutôt