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cernent de mes officiers 1 combien d’éloges ne mérite
pas le chevalier Forbin , pour s’être attaché à faire
connoître à la cour touts les officiers de mérite qui
fervoient fous les ordres ! Que j’admire cet homme
illuftre , lorfqu’il repréfente à Louis XIV qu’un
officier , qu’il nomme , mérite autant que lui les
grâces de la cour , parce qu’il a fervi avec autant
de valeur & de zèle ! A ces traits, je reconnois
les héros.
Nous avons cru qu’on nous pafferoit d’avoir rapporté
ces deux derniers exemples, quoique tirés
de l’hiftoire de la marine Françoife. Que les guerriers
fervent leur patrie fur la mer ou fur la terre,
leurs devoirs effentiels font les mêmes ; leurs vertus
doivent être femblables. Que la marine ferve donc
de modèle aux troupes de terre ; que celles-ci communiquent
auffi leurs vertus aux marins ; qu’il s’éta-
bliffe entre ces deux corps une rivalité de mérite ;
qu’ils briguent mutuellement l’honneur & la gloire
attachés à l’amour de la patrie, à Pobéifïance,
Phumanité , la frugalité, & enfin à toutes les vertus
militaires , & la France deviendra bientôt l’arbitre
des peuples & des rois.
§ . X I . •
De Vexemple.
Nous venons de montrer que l’efpérance de
voir leurs aérions récompenfées fuivant leur degré
de mérite , produifoit de très-grands effets fur
l'efprit des militaires, nous allons faire voir à
prefent que l’exemple des généraux en produit
encore de plus grands , de plüS heureux & de plus
durables.
Il eft prouvé que les hommes font mus par les
exemples de ceux qui les gouvernent ; qu’ils font
bons ou méchants, durs ou humains, vigilants
ou inaéfifs, patients ou indociles, d’après le caractère
de leurs chefs : mais les militaires ne font-ils
pas encore plus fournis que le refte des hommes
au pouvoir de l’exemple} & les généraux ne
doivent-ils pas être ce qu’ils veulent que foit leur
armée ?
Un Perfan, nommé Jacob , qui, de fimple ban-
doulier , s’éleva au commandement de toutes les-
forces delà province de Ségeftan * & qui, bientôt
après, conquit toute la Perlé , n’avoit pour tout I
meuble dans fa tente , qu’un tapis. On lui demande
la raifon de ce dénuement : je me contente de
ceci, répond - i l , afin que les officiers, qui fuirent-
toujours l’exemple de leur général 3 a-yent honte,
d’en avoir ^avantage.
On fçait que plufieurs grands généraux n’eurent
befoin d’employer que leur exemple pour faire
fupporter à leurs armées la difette des chofes les
plus néceffaires;-que David, Alexandre & Caton
étanchèrent la foif de touts leurs foldats, en re-
fufant de boire l’eau qu’on leur offrait, mais qui
pouvait,fuffire qu’à, eux feuls«.
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Après la bataille de Pharfale, Caton d’Utique
ayant à traverfer des déferts effroyables & des
fables brûlants, marchoit toujours le premier, à
pied, à la tête de les troupes. Telle fut auffi la
conduite de Corbulon ; & , dans les marches les
plus fatiguantes, jamais les foldats de ces deux
généraux ne firent entendre le moindre murmure.
On trouva la tente de Vitellius jonchée des
débris d’un feftin fplendide ; auffi fon camp pa-
roiffoit-il moins un féjour oh régnoit la difcipline
militaire, qu’un lieu où l’on célebroit la fête des
Bacchanales.
L’empereur Niger, qui contint fes foldats fous
la difcipline la plus févère , qui leur fit obferver
les loix de la tempérance la plus exaéte , pratiqûoit
lui-même ce qu’il exigeoit d’eux.
Henri V , roi d’Angleterre, pour faire fupporter
à fes troupes la difette de vivres & d’habits, les
travaux, les d-angers & les fatigues de la guerre ,
fè refuie toutes Tes commodités dont fon armée
ne peut pas jouir , & partage toutes, fes peines.
Au paifage de l’Appenin par Charles V I I I , la
Trémouille , chargé du foin de faire paffer l’artillerie
, porte lui-même deux boulets de canon ;
& l’Europe apprend avec étonnement que les
François ont vaincu Tobftacle qu’elle regardoit
comme infurmontable. Bayard à Mezières , Guife
. à Metz , Turenne par-tout, font dé nouvelles
preuves de ce que nous avons avancé.
Enfin, pour le convaincre que l’exemple des
chefs produit les aérions les plus héroïques, qu’il
'eft le plus fort encouragement de la vertu, le
premier, le plus grand frein du vice , on n’a qu’à
parcourir les faftes de la France, &. on recon-
noîtra. aux moeurs des armées celles de leurs chefs.
Combien cette vérité inconteftable ne devroit-eMe-
pas engager les généraux à détruire ou à mafquer
du moins leurs vices , & à faire germer dans leurs
âmes les vertus qu’il leur importe le plus de trouver;
dans celles de leurs fubordonnés.
§. X I .
D e la prudence*.
L’hiftoire & l’éloquence mettent fous nos yeux
les fuites heureufes de la prudence & les funeftes
effets des vices oppofés à cette vertu. Les écrivains
militaires la recommandent expreffément , non-
feulement aux ch e fs , mais même aux guerriers
fubalternes ; nous n’avons donc pas befoin de
vanter la prudence, de décrire fes effets, de dire
aux généraux qu’elle eft r après la valeur, la première
qualité des grands capitaines , qu’elle les.
éclaire fur lës> avantages & les inconvénients de'
ce qu’ils veulent entreprendre , & quelle leur
indique les meilleurs moyens, qu’ils ayent à-
employer pour faire réuffir leurs projets. D ’ailleurs
, comme la prudence n’eft qu’un mot imaginé;
pour défigner la prévoyance , la difcrétion ^ ku
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vigilance, l’empire fur foi-même, & enfin l’ab-
fence d’une folle préfomption en fes propres lumières
, nous devons feulement effayer ici d armer
les généraux contre les vices oppofés à ces vertus.
Celui qui a comparé le premier le jeu des échecs
avec l’art de la guerre , a comparé fans doute un
jeu borne à un art immenfe ; cependant les reflexions
du bon joueur peuvent, julqu'à un certain, j
point, nous donner une idée de la prévoyance du
grand général. Après avoir formé dans la tête le
plan de fon attaque , le grand joueur fe dit à lui-
même : fi- l’on m’oppofe telle pièce , je ferai mouvoir
telle autre ; fi on mafque ou garnit tel point ,
je ferai telle ou telle manoeuvre , & il fuit, le plus
loin qu’il le peut, toutes les combinaifons auxquelles
les différentes marches de fon adverfaire - & les
fiennes peuvent donner lieu : il joue enfuîte. Si
l’ennemi, méprifant fon attaque , devient lui-même
aggreffeur, il fe garde de fuivre fon premier prpjet
avant d’avoir médité les fuites de l’attaque qu’on,
forme contre lui : il faijt de nouvelles fuppofitions ,.
des combinaifons nouvelles ; il tente üe mener
de front- l’attaque & la défenfe , & le gain de la
partie eft d’autant moins incertain , que fon efprit
lui a permis de fuivrè plus loin toutes lés confé-
quenpes du coup qu’il a prévu. S i , malgré fes
combinaifons , il eft battu , vous ne lui entendrez
jamais dire: je ne l’aurois pas cru. Ce mot, loin
d;e fervir d’excufe à fes fautes, ne feroit que mettre
fon ignorance dans un plus grand jour. J’ai mal
joué , dit-il j aux échecs, on ne perd que lorfqu’on
joue, mal, & profitant des erreurs dans lefquelles
il eft tombé, bientôt , par des viâoires, il fait
oublier la défaite. qu’il vient d’effuyer : ainfi le.
général habile prévoit le fuccès le plus déeifif &
la déroute la plus complette ; fait autant de fuppofitions
qu’il peut fe préfenter de circonftance>
différentes ; au fein de l’abondance , il penfe à
la difette ; pendant le jour , il s’occupe de ce
qui peut arriver pendant la nuit ; il fonge pendant
la nuit à ce qui doit arriver le lendemain,
fans négliger toutefois le moment préfent ; un
objet, quelque important qu’il foit, ne l’occupe
pas affez pour lui faire perdre touts. les autres de
vue ; il fait croire par fa prévoyance qu’il affifte
aux confeils de fes ennemis, &. par fa pénétration ,
qu’il délibère avec leurs chefs ; il fuppofe les événements
les plus inattendus comme les plus ordinaires
; il prévoit même l’inftant où il ne fera plus ,
fuivant le précepte du fameux cardinal de Retz ;
il forme fes projets de manière « que leur irréuf-
Jite même foit fuivie de quelque avantage»- Telle
fut la prévoyance de touts les grands hommes qui
ont rendu leur patrie célèbre par leurs vi&oires.
En parlant de la connoiffance du général ennemi,
nous avons eu-occafion de rapporter des exemples
qui prouvent combien la prévoyance-a contribué à
la gloire des grands généraux : nous-ne citerons-
donc plus pour modèle que le rival malheureux
de Condé. à Nordlingue, &. le vainqueur de Denain.
G É N 581.
Le premier arracha à Turenne & à Condé le glorieux
témoignage qu’il avoit toujours prévenu leurs
deffeins; & le lècond faifoit dire au duc de Savoie:
« il faut, que Yïllars foit forcier ; il devine tout ce
que. je dois, faire ; jamais un homme ne m’a donné
ni plus de peine ni plus de chagrin ».
Cette prévoyance , telle que nous venons de la
peindre , ne peut être que l’effet des eonnoiffances
les plus étendues, & ne doit fe rencontrer que
dans un efprit très exercé 5 les eonnoiffances que
nous avons acquifes rempliffent notre tête d’idées ,
que les eirconftances réveillent aifément, & l ’habitude
de réfléchir fortifie l’efprit, &. donne aux
penfées un cours facile & prompt. Qu’on ne craigne
pas que le général devenu prévoyant par un effet-
de l’etude & des réflexions , porte la prévoyance
jufqù’à l’indécifion : il verra fans doute l’excès
du mal.,.mais iL le verra de fang froid , & le
remède fe préfentera en même-temps à lui ; fi
la ci r confiance l’exige , il fera v if & ardent par
prudence, &. peut-être même une imprudence
heureufe ; mettra-t-elle le comble à fa gloire. Ainfi
le général prévoyant paroît commander aux événements
, tandis qu’ils maîtrifent à leur grê le chef
dont le foible génie , toujours borné au préfent,
eft incapable de voir dans l’avenir.
La prévoyance produit elle même une infinité-
d’autres qualités indifpepfables au commandant-
en chef : le général ne cherche à dérober à touts-
les yeux la fuite de: fes projets , que parce qu’il-
connoît l’ indifcrétion des hommes , & parce qu’il-
prévoit que fes deffeins avorteroient, fans doute,,
s’ils étoient découverts. Le chef eft donc diferet
parce qu’il eft prévoyant ; mais c’eft encore par
une conféquence néceffaire de cette prévoyance-
fage. qu’il ne pouffe pas la diferétion jufqu’à un-
excès qui pourroit devenir nuifible à la caufe pu-,
blique. Il peut dans; les hafards des combats recevoir
une atteinte mortelle ,- & s’il n’a pas confié-
le fil de fes projets à ceux de fes fubordonnés
qui doivent le rerhplacer, comment fortirent - ils
de ce tortueux labyrinthe ? Nous ne détaillerons
ici ni les motifs qui doivent engager le général
à ne jamais laiffer tranfpirer fon fecret, ni les
moyens qu’il doit employer pour fe rendre impénétrable
; nous ne lui ferons pas reconnoître non
plus quels font les hommes dont il doit fe méfier
davantage , & ceux auxquels il doit donner fon
entière confiance., touts ces objets font traités au
mot S e c r e t .
C ’eft par une fuite de cette même prévoyance
que \& général portera dans touts fes difeours la cir-
confpeaion la plus grande. Après s’être rendu
maître de Crémone /Primus entre dans le bain , il
le trouve un peu froid ; il dit par hafard à fes efclaves :
l’eau fera bientôt affez chaude. Les efclaves rendent
ce propos aux foldats ceux-ci l’interprètent à leur
guife ; ils regardent ces mots comme un ordre de-
bruler la ville ; auffitôt quatre mille hommes, fuivis
des goujats des valets de l’année, fe répandent.